III Maudit soit Canaan !

Dans cette seconde Genèse, la pudeur est la reconnaissance que l’on fait deux avec l’autre. Chercher à dévoiler intégralement l’autre revient à le violer. Au sein du couple ou de la famille, là où la tentation de faire un est la plus forte, la pudeur est la distance garante du lien, entre les hommes et entre les générations. Il faut trancher. Mais il n’y a pas d’épée dans la tente. Pas encore. Et le glaive de la justice anté-diluvienne est rouillé sous le limon. Toujours trop tard, pour se défendre, et trop tôt, pour se venger, et c’est pourquoi Noé maudit. Et voilà comment Canaan, le petit-fils de Noé, devient la victime de cette his­toire obscure. Fils puni par un grand-père pour la faute d’un père, Canaan est maudit, alors qu’il était absent de la scène de la transgression, dont ni lui ni sa génération ne sont acteurs. Il va payer pour ce qui lui échappe et le précède. La punition saute une génération et semble rompre le lien de causalité entre les actes et leurs répercussions.

Mais il y a bien une causalité. Inconsciente. Qu’est-ce qu’une causalité inconsciente, s’il est vrai que l’inconscient ne connait pas le temps …

Le refoulé resurgit déplacé.

Le judéocide perpétré par l’État Serbe pendant la Seconde Guerre Mondiale a été dénié après 1945, un pouvoir totalitaire ayant rendu impossible le travail de l’histoire. Les enfants des meurtriers prendront inconsciemment la place des victimes de leurs pères, et se vivront comme des juifs modernes voués à l’incompréhension des Nations. Kosovo-Jérusalem. Ensuite hélas ils feront. Ils referont. Ils rejoueront sans le savoir l’agression, déplacée. Bosnie, Croatie, Kosovo … Dira-t-on qu’il n’y a que des victimes, à commencer par les épurateurs, inconscients qu’ils furent des forces qui les mouvaient, et oublier? Mais c’est alors que ça recommencera. Il faut juger. Et comme il n’y a pas de tribunal constitué, il faut commencer par crier qu’un tribunal est nécessaire. Il faut maudire. L’imprécation, apparemment le comble de l’injustice: Maudit est Canaan! Tu seras l’esclave de l’esclave de tes frères!, est l’affirmation, insaisissable pour la logique consciente, des puissances de l’esprit par delà le passage des générations. Après le jugement seulement, les assassins aveugles et leurs victimes oubliées pourront revenir à eux en comprenant leur place dans une généalogie et une histoire qui leur étaient inconnues.

Srebenica: fosse commune

Ô combien symbolique est le nom de l’enfant maudit qui ouvre la Genèse, Canaan. La terre de Canaan, dans le reste du Livre, n’est autre que l’un des noms de la terre promise aux Hébreux, celle qui deviendra la terre d’Israël …  Les Hébreux ne se voient pas comme les héritiers de H’am ou de Canaan mais comme ceux de Sem qui est l’ancêtre des sémites, comme leur nom l’indique. Cet héritage revendiqué n’est pas tant une affaire d’ethnie ou de géographie que de mœurs et de morale. Dans le récit mystérieux de la tente profanée, Sem est celui qui souhaite protéger, à tout prix, la nudité du père:

Sem et Japhet prirent la couverture et la déployèrent sur leurs épaules en marchant à reculons. Ils couvrirent la nudité de leur père mais ne la virent point, leur visage étant tourné.

Sem devient, dès lors, dans la littérature rabbinique, l’incarnation de la pudeur érigée en valeur, celle du refus d’une vision transgressive. Il est celui qui couvre son père et son regard, et convainc son frère Japhet d’en faire autant. Dans le récit, le respect passe par le drapement du corps et le recouvre­ment de la dignité. Être l’héritier de Sem, c’est s’inscrire dans la lignée de son nom (pour mémoire, Sem, en hébreu, signifie le nom). Sem refuse la tentation du faire-un, et porte la couverture sur les épaules. Pour les commentateurs, cet acte va lui valoir une bénédiction bien particulière. Un rabbin et philosophe andalou du XIéme siècle, Rabbenou Bahia, déclare ainsi que Sem est, à partir de cet épisode, le porteur de la mitsva (comman­dement) du recouvrement. Il fait ici référence à un rituel spécifique du judaïsme qui, à ses yeux, est un héritage de cette histoire ancestrale: le port du Tallit. Le Tallit est un châle de prière, vêtement du culte, traditionnellement porté par les hommes dans les synagogues. Il s’agit d’un voile  dont l’homme en prière (ou la femme dans le monde juif libéral) s’enveloppe. Il s’en enroule d’abord le visage en se cachant les yeux, il déploie le tissu sur les épaules.

Penser par soi-même, ou prier (qui pensera la différence? Hegel a fait quelques timides tentatives en ce sens) est faire retour, avec ou sans Tallit, sous la tente du Patriarche. Et il s’en passe, sous la tente …

Avec Delphine Horvilleur