Un arbre semble avoir été particulièrement admiré des populations médiévales: le tilleul. Les auteurs ne lui trouve que des qualités; jamais, cas unique à ma connaissance, il n’est pris en mauvaise part. On admire en premier lieu sa majesté, son opulence, sa longévité. En Allemagne, plusieurs documents nous parlent de tilleuls ayant à la base du tronc une circonférence extraordinaire: celui de Neustadt, dans le Wurtemberg, aurait ainsi eu en 1229 une circonférence équivalente à douze de nos mètres. Mais, plus que sa taille ou son ancienneté, ce qui fait la séduction d’un tilleul c’est son parfum, sa musique (le bruit des abeilles) et la richesse des produits que l’on peut en retirer. Là dessus les auteurs médiévaux, comme les auteurs antiques, sont intarissables.
C’est d’abord l’arbre vedette de la pharmacopée, qui utilise sa sève, son écorce, ses feuilles et surtout ses fleurs, dont le pouvoir sédatif, et même narcotique, est connu depuis une lointaine Antiquité. Dès le XIIIe siècle, on commence à planter des tilleuls près des maladreries et des hôpitaux (pratique encore largement attestée à l’époque moderne). Des fleurs du tilleul, dont les abeilles sont friandes, provient un miel auquel on prête de multiples vertus thérapeutiques, prophylactiques et gustatives. De sa sève on tire une sorte de sucre. De ses feuilles, du fourrage pour le bétail. Avec son écorce, souple, résistante et riche en fibres, on fabrique une matière textile, la teille, tilia utilisée pour faire des sacs et des cordes de puits. Arbre utile et admiré, le tilleul passe aussi pour protecteur et seigneurial: on le plante devant les églises, on rend la justice sous ses frondaisons (il partage ce rôle avec l’orme et le chêne); on commence même, à la fin du Moyen Age, à l’employer comme arbre d’ornement et d’alignement. Toutefois, c’est au XVIIe siècle seulement que cet usage se développera à grande échelle dans toute l’Europe.
Toutes ces richesses, toutes ces vertus ont elles un réel impact sur l’emploi que l’on fait du bois de tilleul? Tendre et léger, facile à travailler, possédant un grain serré et uniforme, ce bois est au Moyen-Age l’un des plus appréciés des sculpteurs et des boisseliers.
Est-ce en raison de ses propriétés physiques indiscutables? Ou bien en raison de ses propriétés symboliques favorables? Comment les unes et les autres s’enrichissent elles mutuellement? Est-ce qu’une statue de saint guérisseur taillée dans du bois de tilleul passe pour avoir un pouvoir thérapeutique ou prophylactique plus grand qu’une statue de ce même saint guérisseur taillée dans un autre bois? Est-ce que les instruments de musique de la fin du Moyen Age, qui sont souvent fabriqués en bois de tilleul, doivent le choix de ce bois à ses qualités de tendresse et de légèreté, ou bien au souvenir de la musique des abeilles, dont le tilleul est l’arbre préféré, comme le chante déjà Virgile au quatrième livre des Géorgiques:
Dans la forêt, les derniers jours d’été, quand le soleil commence à infléchir sa course, il fait bon s’étendre sous un tilleul et s’endormir au bruit des abeilles. C’est la musique la plus douce qui se puisse entendre, une musique qui te transportera au royaume des cieux, au milieu des parfums de la nature.
Pas de tilleul sans abeille. Cet arbre est musical non pas tant parce que son bois possède telle ou telle propriété acoustique mais bien parce que les abeilles viennent butiner le suc de ses fleurs. C’est d’abord pour cette raison que l’on fabrique au Moyen Age des instruments de musique en bois de tilleul- En est-il encore de même à l’époque moderne et même à l’époque contemporaine? Il est difficile de répondre. Mais longtemps on a continué de confier au tilleul l’âme de certains instruments. A l’époque moderne, pour les instruments à cordes, le grand rival du tilleul est l’épicéa. A l’époque contemporaine, la plupart des touches des claviers de piano sont, sous leur placage en ivoire (ou en plastique!), en bois de tilleul, alors que la caisse de résonance est en général en bois d’épicéa.
Une preuve étonnante de ce lien entre le tilleul et la musique à l’époque médiévale nous est fournie par un document d’archives quelque peu inattendu: un compte des dépenses vestimentaires du duc Amédée VIII de Savoie pour l’année 1394. Ce document nous apprend en effet que le duc a commandé au début de l’été à son chapelier, un certain Hennequin, des chapels de teille (c’est à dire des chapeaux en fibres de tilleul) pour aller musique entendre et faire les caroles d’esté.
Ces chapels de teille n’ont rien de luxueux, bien au contraire; ils correspondent plus ou moins à nos modernes chapeaux de paille. Mais le matériau dont ils sont composés en font des chapeaux qui entretiennent des rapports particuliers avec la musique. Il faut symboliquement les avoir sur la tête pour mieux apprécier les rythmes et les sons. D’autant qu’ils bruissent peut-être encore de la musique des abeilles, ces créatures venues tout droit du paradis et qui, selon une légende médiévale encore largement répandue à l’époque moderne, entonnent la veille de Noël des cantiques en l’honneur du Sauveur.
Virgile compose Les Géorgiques, Paris, XVéme siècle
La légende rapporte que les abeilles sont nées des larmes de Jésus sur la croix et qu’elles furent envoyées de la part du Sauveur pour porter aux hommes quelques douceurs. C’est peut-être pour cette raison que, comme elles, dans la sensibilité et les systèmes de valeurs médiévaux, le tilleul n’est jamais pris en mauvaise part. Être visité et butiné par des créatures que l’on dit être nées des larmes du Christ purifie et protège des démons.