Puanteur du pouvoir. Alors parfums. Et Grand Arc

 Ce qui arriva dans la ville de Loudun à partir de septembre 1632, après une peste ravageuse …

Contre ce fléau dont l’air est infecté, on se protège avec du parfum: aloès, térébinthe, conserve de rosat, et pour les pauvres, romarin, laurier, cyprès. Il faut imaginer les odeurs dans la ville: aux relents des cadavres, aux senteurs des fumées, se mêlent sur les gens les plus suaves parfums. Le curé de Saint-Pierre-du-Marché porte les derniers sacrements aux malades et donne de l’argent aux miséreux. Il s’appelle Urbain Grandier.
En octobre 1632, Jeanne des Anges, la mère prieure des Ursulines, ramassa un bouquet de rosats muscadés qui traînait sur le degré d’un trottoir; elle le respira, d’autres sœurs l’imitèrent, et aussitôt elles furent possédées par l’image diabolique du curé de Saint-Pierre. Elles montent dans les arbres en chemise, criant leur désir sexuel d’Urbain Grandier; elles sont en crise. Le 12 octobre, les officiers de justice entrent en action. Le 13, Jeanne des Anges nomme les sept démons qui la possèdent: Astaroth, Zabulon, Cham, Nephtalon, Achas, Allix et Uriel.

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Les exorcistes entreprennent de les chasser avec d’autant plus d’ardeur qu’à Loudun, ville sous influence protestante, vivent des libertins, beaux esprits réticents à la grandeur royale. Urbain Grandier est l’un d’eux. Le curé de Saint-Pierre-du-Marché n’en est pas à sa première affaire. Grand séducteur de paroissiennes, il est arrêté en 1629; puis il s’en sort. Presque aussitôt, il fait sa maîtresse de Madeleine de Brou, orpheline dont il assure la direction spirituelle. Urbain Grandier n’a pas froid aux yeux: en rédigeant le Traité du Bien Disant, il soulève nombre de questions dont on refuse de débattre au Vatican aujourd’hui: le mariage est une loi de nature, et Dieu n’aurait pas créé les outils, instruments ou vaisseaux propres à cet effet s’il ne voulait pas qu’homme et femme engendrassent leur semblable. Le mariage est donc permis aux prêtres; CQFD.
Richelieu décide de faire un exemple. Le suspect est coffré en décembre. Pendant ce temps, les possédées sont réparties chez des gardiens privés, par groupes de trois ou quatre. Puis on équipe la chapelle de la collégiale Sainte-Croix de couchettes munies d’un traversin, pour recueillir les possédées convulsées, car les exorcismes publics vont commencer. Pour une affaire d’État, on prépare un spectacle à grands frais. Il durera cinq ans, cinq années de crises et de cirque, cinq années de persécution des idées.
En privé, les religieuses se comportent normalement. Mais lorsqu’elles arrivent devant l’échafaut (sic) édifié devant le grand autel, il faut les attacher pour mieux les maîtriser. On leur appuie la tête sur un oreiller, et elles sont ligotées au banc avec deux courroies qui tiennent les jambes et le ventre. Du moins jusqu’à l’apparition des démons. Car dès le commencement de la messe, ils sont là. Un soupir, le corps tremble, et voilà nos bonnes sœurs aussi bellement parties que des prêtresses vaudou.

Les-diables

Évidemment, il y a foule. Jeanne des Anges, la supérieure, a trente ans. C’est une jolie petite femme blonde et boiteuse, et, pour cette raison sa famille a voulu la cacher sous un voile. La plus âgée, Catherine de la Présentation, a trente-trois ans et la plus jeune, Séraphique, novice, dix-huit ans.
Peu à peu les démons indiquent l’endroit du corps où ils nichent, le front, l’estomac, une côte par ci, une côte par là. Puis un exorciste travaille Jeanne des Anges au corps pour lui faire produire le pacte contresigné entre Urbain Grandier et le Diable. À grands coups de Saint Sacrement près de la bouche, il parvient à lui faire sortir des mots entrecoupés. Le pacte est sous Monsieur l’évêque. Surprise! L’évêque se lève et trouve sous son pied gauche un pacte diabolique écrit avec du sang. Signé: Urb. Grandier. La scène se répète assez pour produire des pactes accablants.

Entre-temps, les possédées se moquent de l’évêque, embrassent les capucins, et, au nom de leurs Diables, les rouent de coups. Qui sont rendus. L’exorciste Lactance gifle Jeanne des Anges, qui se tord de rire. En 1634 -l’affaire dure depuis deux ans déjà- le père Lactance fait prendre à Jeanne des Anges une posture bien connue du yoga: celle dite de l’arc. Sur le ventre et tête relevée, Jeanne des Anges attrape ses chevilles par l’arrière et les joint à sa tête. Rendu furieux par ces prouesses, l’exorciste la jette par terre, monte sur son dos et la foule aux pieds en proférant en latin deux versets des Psaumes: Tu marcheras sur l’aspic et le basilic/Tu fouleras aux pieds le lion et le dragon.
Vendredi 23 juin 1634: confrontation entre l’accusé et les possédées. On demande à Grandier d’exorciser lui-même ses amoureuses et de leur demander qui leur a envoyé les démons. Avec un bel ensemble, les neuf religieuses répondent en chœur: Toi, Urbain Grandier. Grandier tente une épreuve dont il sortira vaincu: défier les possédées de répondre en grec. Sœur Catherine de la Présentation, une supposée analphabète, répond parfaitement et dans le plus beau grec. Puis Grandier propose que les démons lui tordent le cou. Ah! Si elles pouvaient, comme elles s’y mettraient! répondent-elles. Et se mettent en branle dans la plus grande violence en sortant tout leur répertoire d’injures, de postures, de blasphèmes et de cris. C’est l’enfer.

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S’agirait-il de maladies de l’esprit? L’hypothèse est très sérieusement examinée. Comme l’affaire traîne en longueur, naît un courant antipossessionniste, précurseur de la psychiatrie. Pour Claude Quillet, ces possessions sont de l’hystéromanie ou érotomanie, diagnostic qui n’aurait pas été désavoué dans les années 1960 à Sainte-Anne. Tel encore Marc Duncan, auteur d’un Discours sur la possession des religieuses ursulines de Loudun, qui, en 1634, lui vaudra des problèmes avec la maréchaussée de Brézé, près de Saumur, pour avoir douté de la présence du Diable. Le procès de Grandier commence le 8 juillet 1634 et s’achève le 18 août par sa condamnation à mort. On lui avait promis de l’étrangler sur le bûcher avant d’y mettre le feu; on n’en fit rien. Les cendres furent jetées au vent.

Est-ce fini? Non. La mort du sorcier ne guérit pas les possédées, et les thérapeutes deviennent fous. Arrivé avant le jugement, le père Surin entreprend un long combat spirituel avec Jeanne des Anges, et pendant qu’elle va mieux, Surin est possédé à son tour [il avait explicitement demandé aux démons de le posséder, lui]. En septembre, le père Lactance meurt d’un étrange délire. Perdent successivement la raison le chirurgien Maunoury, un exorciste et le lieutenant civil.
En 1637, Jeanne des Anges agonise au couvent lorsqu’elle reçoit la vision d’un ange ressemblant trait pour trait au duc de Beaufort, qui lui avait rendu visite quelques jours plus tôt. L’ange au visage ducal enduit le ventre de Jeanne d’une onction parfumée dont cinq gouttes tomberont sur le sol. Jeanne est guérie.

Après un dernier exorcisme du père Surin sorti de sa folie, l’ancienne possédée entreprend une tournée triomphale de cinq mois. La voici miraculée. Sur sa main, demeurent gravés les noms de Marie et Joseph. La crise de Loudun s’était transformée en glorification d’une religieuse, belle et boiteuse aristocrate, sainte Jeanne des Anges. Mais aucun libertin n’osa publiquement déclarer qu’avoir été possédée par le Diable en criant des jurons obscènes et avoir reçu au ventre l’onction liquide d’un ange au noble visage procédaient du même fonctionnement inconscient de l’esprit. Il n’est pas sûr qu’on en soit aujourd’hui convaincu.

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Hystérie?
Un nom pour une force à l’affut qui s’insinue dans les tensions des sociétés, qu’elle éclaire en les déréglant.

Catherine Clément, les Révolutions de l’Inconscient

Jerzy Kalawerovics, Mère Jeanne des Anges

Ken Russell, Les Diables