Ils se contentent de partager un bien, non comme des concitoyens, mais comme des copropriétaires …

Au fil des ans, et de lotissement en lotissement, l’espace rural a été insidieusement grignoté par des constructions individuelles. Une révolution anthropologique, cachée derrière un mot technique: périurbanisation.

Désormais, la ville a gagné, ou plutôt une forme d’urbanisation indécise, ni vraie ville ni campagne, qui étend l’espace urbain en cercles plus ou moins concentriques autour des agglomérations. Une commune est dite périurbaine si elle est séparée de ses voisines par 200 m non bâtis et si au moins 40 % de ses habitants travaillent dans l’aire urbaine de rattachement. Or ce chiffre concerne maintenant près de la moitié des communes françaises. Et le mouvement continue.

Le périurbain n’est qu’une ville dégradée, un non-lieu générateur de repli, d’abdication du politique et de l’idée même de collectif.

L’Homo periurbanus ne roule pourtant pas sur l’or. Un tiers des acquéreurs de logement individuel ont un revenu de 2 400 à 2 500 euros par mois. Pour ce citoyen en constant déplacement, la voiture est une extension irremplaçable de lui-même -et une source de dépenses très importante: il travaille à l’extérieur de sa commune, fait ses courses dans des centres commerciaux situés à plusieurs kilomètres, emmène ses enfants faire du sport loin de chez eux, et perd souvent du temps et de l’argent à compenser le manque de structures sur place (accueil parascolaire, équipements sportifs, etc.). Résultat: son existence est en grande partie mangée par des tâches fonctionnelles, qui l’absorbent et lui laissent peu le loisir de flâner, de se cultiver, de dialoguer. Autour de sa maison, les rues sont désertes, ses voisins sont dans leurs voitures, il peut passer des jours sans les croiser, il n’y a pas de cinémas, pas de bars, pas de bibliothèques.

Il faut lire Le Cauchemar pavillonnaire, pamphlet paru aux éditions L’Échappée, pour comprendre le périurbain comme métonymie d’une époque.

Sous couvert d’ironie, son auteur, Jean-Luc Debry, se déchaîne contre le pavillon et ses habitants, leurs codes esthétiques, leurs habitudes, leurs goûts …

Ce que fuit le périurbain, c’est ce qui caractérise la ville: l’exposition à une densité particulière, mais aussi à une certaine altérité. Il s’est replié derrière des haies de thuyas, des portails opaques, enfin à l’abri dans sa citadelle domestique. Il y a dans le désir pavillonnaire, une volonté de s’isoler.

Pour Hervé Le Bras, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, la crise de la société contemporaine est en partie une crise des relations de voisinage. La communauté villageoise d’autrefois a laissé la place à ce qu’Eric Charmes nomme, dans son livre La Ville émiettée (PUF), la clubbisation de la vie urbaine. Les habitants du périurbain se comportent comme les membres d’un club résidentiel. Ils travaillent ailleurs, font leurs courses ailleurs et n’ont pas de projet commun.

Ils se contentent de partager un bien, non comme des concitoyens, mais comme des copropriétaires, qui n’ont pas grand chose comme propriété, capital réel, financier ou symbolique, mais à qui tout est dû. La diversité sociale est vécue (sur le mode du fantasme) comme une agression, une remise en cause de soi. La classe à fuir est la classe mitoyenne, un peu plus privilégiée, ou alors un peu moins, celle qui vous rappelle où vous pourriez retomber (narcissisme des petites différences, disait Freud).

11d848190da32f900fdfabab3e98d117La situation n’est pas typiquement française. C’est même sur ce constat que l’Américain Jonathan Franzen ouvre son dernier roman, Freedom, paru à L’Olivier en août 2011.

Raphaëlle Rérolle, Le Monde 02.06.2012

Leonard Koscianski