L’Alain Delon s’était aboli dans sa propre perfection. Sa conscience avait disparu. Cependant …

Cependant cette extériorité n’était pas absolue, elle restait secrètement confrontée à la rémanence de ce qu’elle avait été, à l’anticipation inquiète de ce qu’elle serait.

Car il y a de l’inquiétude et de la colère dans l’Être en devenir, dans ce Fond sans-fond, Arkhé Anarkhé, auquel aucun nom ne convient, pas même celui d’Alain Delon.

Le Principe Suressentiel n’était donc plus seul, c’est-à-dire identique au Néant, mais devant son presque-autre. Au bout d’innombrables éons il  produisit avec ce quasi reflet un avatar, l’Alain Delon que nous connaissons. Ce qu’ils appellent Dieu: une divinité subalterne, qui a créé le monde. Qui a créé le mal! Et aussi les cigarettes, et les parfums, et les puissantes amulettes-dollars.

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Le problème esthétique que pose Alain Delon -ce trouble dans la représentation, cet affleurement irrationnel de la Présence dans la surface d’un film- est plus large que lui, sans doute. En matière de cinéma, on nomme les quelques acteurs qui sont de la même lignée -et dont il est sans doute le dernier exemple- des Stars.

Garbo filmée par Mamoulian, Dietrich par Sternberg, Brando par Kazan …: toujours le cinéma s’est efforcé d’exhausser la matière humaine au-delà d’elle-même, filmant avec une onction religieuse certaines figures déifiées, que Roland Barthes appelaient des états absolus de la chair.

Cependant  Delon n’est pas la créature de quelque Pygmalion cinématographe: son irradiation d’acteur n’est pas suscitée, ou construite, par une machinerie hypnotique dans laquelle elle s’intégrerait comme une perle dans une huître. Delon n’est jamais que lui-même, précédant le film et le suscitant autour de lui, y régnant comme un premier moteur. La carrière de Delon se ressent de cette dimension exceptionnelle.

En 1960, sans aucune formation dramatique, détenteur d’un simple CAP de charcutier, ce petit truand de Pigalle venu au cinéma par hasard, devient une vedette internationale à l’affiche d’un des plus grands films français: Plein Soleil, de René Clément. Tout est déjà là: visage angélique et cependant mortifère, corps apollinien durci par l’expérience de la Guerre d’Indochine, interprétation brillante et mystérieusement animale … Clément n’a plus qu’à filmer, fasciné, le corps libre, éclos, vaquant, oubliant presque de filmer son propre film. Déjà Delon, errant sur le pont d’un voilier, hypnotise le film qui le filme: et Plein Soleil, récit habile d’une usurpation d’identité en pleine Méditerranée, s’avère le ravissement d’un film par son interprète. Delon devient dès lors un enjeu historique, auquel les plus grands cinéastes de l’époque répondront: Antonioni, Blier, Godard, Losey, Malle, Melville, Visconti …

L’acteur dans sa pleine splendeur, ne développant aucun jeu, ou le plus secrètement possible (underplaying), ne laissant advenir que son être, il s’exhibe -élégance idéale, yeux céruléens, ride du lion, visage glacé de totem- comme un pur fétiche, narcissiquement conscient de la fascination qu’il exerce.

S’il faut croire la vieille distinction posée par Kleist, dans Sur le théâtre de marionnettes, entre un acteur pantin, dont la grâce viendrait d’une perte complète d’intentionnalité (ce qui nous ramène d’ailleurs à la conception que Robert Bresson avait de ses modèles), et d’un acteur dieu, dont le génie serait au contraire une pleine conscience de son jeu et de ses gestes- alors il ne fait aucun doute que Delon est un dieu, c’est-à-dire celui qui est. Mais qui n’est jamais que pour être filmé, qui n’est jamais qu’en tant qu’il est filmé. Être-pour-la-caméra. Hystérie de cristal. Présence transcendante déchirant par son seul avènement l’immanence du montage (c’est-à-dire celle du langage): Alain Delon marchant au bord de la Piscine, simplement, et c’est le miracle d’une chose filmée accomplissant à elle seule l’intention miraculeuse du cinéma.

Ainsi Jacques Deray, cinéaste paresseux, réalise avec La Piscine (1968) un film éblouissant. On en connaît le plan d’ouverture, large comme une révélation: Alain Delon, sous le zénith, presque nu, couché au bord d’une piscine, caresse nonchalamment la surface de l’eau.

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La caméra silencieusement s’avance; travelling somptueux où le corps d’Alain Delon s’impose comme le règne du film. Or ce corps parfait méditant sa perfection pourrait se maintenir éternellement, dans l’immobilité; certes, il commet quelques gestes, admirables (il boit le contenu d’un verre sans le toucher, et mystérieusement pose le verre sur son visage), mais il est évident que nous sommes dans la plénitude d’un instant de paresse absolu. Paresse de dieu dans le parfait: altérée seulement par le plongeon de Romy Schneider dans cette eau fatale de la piscine -plongeon qui n’est déjà plus pour nous qu’une Chute dans le Temps.

 Ainsi dans ce polar tropézien et clinquant Delon tenait-il le rôle d’Adam. Comme il tenait, dans Rocco et ses frères (en 1960), celui du Christ -Visconti le filmant à la fois dans l’habile construction d’un langage doloriste (qui souligne la fatalité sacrificielle du personnage) et dans l’effarement suscité par l’évidence angélique de son interprète. Plus tard Jean-Pierre Melville, dans Le Samouraï (1967), donnera à Delon son plus grand rôle: celui de Dieu, c’est-à-dire celui d’une conscience s’abolissant dans sa propre perfection. Abstraction pure d’un rôle en surbrillance complète: l’acteur résorbé dans un devenir intégralement ritualisé, dans une sorte de présence liturgique au monde, dont tous les instants seraient fétichisés et rendus immuables.

De là notre conclusion: un tel exhaussement de l’apparaître -la figure humaine tout d’un coup rendue si intensément diamantine- ne pouvait conduire qu’à un état de crise de l’intériorité. Paralysée dans son propre hiératisme, la conscience déchirée se relativise dans l’absolu de son apparition. Raison pour laquelle Delon est si familier des rôles de doubles (Plein Soleil, La Piscine, que nous avons cités, et plus encore Monsieur Klein, en 1976): sujets en crise face au mystère de leur propre intériorité, fascinés par leur reflet, où ils espèrent trouver un sentiment d’adéquation salvatrice, mais où jamais ne s’annonce qu’un clivage abyssal. Mystère d’une extériorité parfaite confrontée à elle-même, drame d’un regard de dieu soudain altéré par un miroir et désormais incapable de se voir comme le Même. L’être pour la caméra soudain n’est plus vu mais se voit, et ainsi se brise.

Qu’est le dernier environnement de Narcisse, une fois le monde détruit par la sarabande ensorcelée des marchandises? Un cosmos, comme avant! Mais solipsiste maintenant. Comment renconter l’Autre? En vaporisant la bombe Ubik, nuage portatif utilisable par le négoce comme cosmétique.

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D’un auteur gnostique inconnu. Avec les conseils du fantôme de Schelling, qui s’y connaissait en émanations, projections, spectrographies, développements, émulsions, dévoilements, processions, photo-graphies et télé-visions.