I De légers mécanismes s’envolent en essaim des panoptiques abandonnés

Le panoptisme est un type de pouvoir qui s’exerce sur les individus sous forme de surveillance individuelle et continuelle, sous forme de contrôle, de punition et de récompense, et sous forme de correction, c’est-à-dire de formation et de transformation des individus en fonction de certaines normes.

Ce triple aspect du panoptisme -surveillance, contrôle et correction- semble être une dimension fondamentale et caractéristique des relations de pouvoir qui existent dans notre société. Dans une société comme la société féodale, on ne trouve rien de semblable au panoptisme. Cela ne veut pas dire que, dans une société de type féodal il n’y ait pas eu des instances de contrôle social, de punition et de récompense. Cependant, la manière par laquelle celles-ci se distribuaient était complètement différente de la manière dont elles se sont installées au début du 19 éme siècle.

Eastern State

Eastern State Penintenciary, Philadelphie

J’essaierai de montrer que l’apparition du panoptisme comporte une espèce de paradoxe. Au moment même où il apparaît, ou, plus exactement, dans les années qui ont précédé immédiatement son apparition, nous voyons se former une certaine théorie du droit pénal, de la pénalité, de la punition, dont Beccaria est le représentant le plus important, laquelle se fonde sur un légalisme strict. Cette théorie de la punition subordonne le fait de punir, la possibilité de punir, à l’existence d’une loi explicite, à la constatation explicite d’une infraction à cette loi et finalement à une punition qui aurait pour fonction de réparer ou de prévenir, dans la mesure du possible, le tort que fait l’infraction à la société.
Cette théorie légaliste, théorie proprement sociale, presque collectiviste, s’oppose entièrement au panoptisme.

Dans le panoptisme, la surveillance des individus s’exerce au niveau non pas de ce qu’on fait, mais de ce qu’on est, au niveau non pas de ce qu’on a fait, mais de ce qu’on peut faire. Avec lui, la surveillance tend de plus en plus à individualiser l’auteur de l’acte, en cessant de considérer la nature juridique, la qualification pénale de l’acte lui-même. Ce qui constitue un fait historique essentiel, c’est que cette théorie légaliste a été doublée dans un premier moment -et ultérieurement, dissimulée et totalement obscurcie- par le panoptisme, qui s’était formé en marge ou à côté d’elle.

Pour justifier ces thèses, j’aimerais me référer à certaines autorités. Les gens du début du 19 éme siècle n’ont pas ignoré l’apparition de ce que j’ai appelé le panoptisme. À vrai dire, plusieurs personnes ont été très intriguées par ce qui était en train de se passer, par l’organisation de la pénalité ou de la morale étatique. Il y a un auteur, très important à l’époque, professeur à l’université de Berlin et collègue de Hegel, qui a écrit et publié, en 1830, un grand traité en plusieurs volumes intitulé Leçons sur les prisons*. Cet homme, nommé Julius, dont je vous recommande la lecture, et qui a fait pendant plusieurs années un cours à Berlin sur les prisons, est un personnage extraordinaire qui avait à certains moments un souffle presque hégélien.

*Julius (N. H.), Leçons sur les prisons, présentées en forme de cours au public de Berlin en l’année 1827, trad. Lagarmitte, Paris, 1831.

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Dans ses Leçons sur les prisons, il y a un passage qui dit:

Les architectes modernes sont en train de découvrir une forme qui n’était pas connue auparavant. Jadis, dit-il en se référant à la civilisation grecque, la grande préoccupation des architectes était de résoudre le problème de savoir comment rendre accessible le spectacle d’un événement, d’un geste, d’un seul individu, au plus grand nombre possible de personnes. C’est le cas du sacrifice religieux, événement unique auquel doit participer le plus grand nombre possible de personnes; c’est le cas aussi du théâtre qui dérive, d’ailleurs, du sacrifice; et des jeux du cirque, des orateurs et des discours. Or ce problème, présent dans la société grecque dans la mesure où celle-ci était une communauté qui participait aux événements forts qui formaient son unité -sacrifices religieux, théâtre ou discours politiques- a continué à dominer la civilisation occidentale jusqu’à l’époque moderne. Le problème des églises est encore exactement le même. Tous doivent être présents ou tous doivent servir d’assistance dans le cas du sacrifice de la messe ou de la parole du prêtre. Actuellement le problème fondamental qui se présente pour l’architecture moderne est l’inverse. On veut faire que le plus grand nombre de personnes soit offert comme spectacle à un seul individu chargé de les surveiller.

En écrivant cela, Julius pensait au panoptique de Bentham et, d’une façon générale, à l’architecture des prisons et, jusqu’à un certain point, des hôpitaux, des écoles. Il se référait au problème d’une architecture non plus du spectacle, comme celle de la Grèce, mais d’une architecture de la surveillance, qui permet à un seul regard de parcourir le plus grand nombre de visages, de corps, d’attitudes, le plus grand nombre de cellules possibles. Or, dit Julius, l’apparition de ce problème architectural est corrélative de la disparition d’une société qui vivait sous la forme d’une communauté spirituelle et religieuse et de l’apparition d’une société étatique. L’État se présente comme une certaine disposition spatiale et sociale des individus, dans laquelle tous sont soumis à une seule surveillance. En concluant son exposé sur ces deux types d’architecture, Julius affirme qu’ il ne s’agit pas d’un simple problème d’architecture et [que] cette différence est capitale dans l’histoire de l’esprit humain.

Julius n’a pas été le seul en son temps à s’apercevoir de ce phénomène d’inversion du spectacle en surveillance ou de la naissance d’une société du panoptisme. Dans beaucoup de textes, on trouve des analyses du même type. Je ne citerai que l’un de ces textes, écrit par Treilhard, conseiller d’État, juriste de l’Empire, et qui est la présentation du Code d’instruction criminelle de 1808.

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Dans ce texte, Treilhard affirme:

Le Code d’instruction criminelle que je vous présente constitue une véritable nouveauté non seulement dans l’histoire de la justice, de la pratique judiciaire, mais dans celle des sociétés humaines. Avec lui nous donnons au procureur, qui représente le pouvoir étatique ou le pouvoir social face aux accusés, un rôle complètement nouveau.

Et Treilhard utilise une métaphore: le procureur ne doit pas avoir comme seule fonction celle de poursuivre les individus ayant commis des infractions; sa fonction principale et première doit être de surveiller les individus avant même que l’infraction soit commise. Le procureur n’est pas seulement l’agent de la loi qui agit quand celle-ci est violée; le procureur est avant tout un regard, un œil perpétuellement ouvert sur la population. L’œil du procureur doit transmettre les renseignements à l’œil du procureur général, qui, à son tour, les transmet au grand œil de la surveillance, qui était, à l’époque, le ministre de la Police. Ce dernier transmet les renseignements à l’œil de celui qui se trouve au point le plus haut de la société: l’Empereur, qui, précisément à l’époque était symbolisé par un œil. L’Empereur est l’œil universel tourné sur la société dans toute son extension. Œil assisté par une série de regards, disposés en forme de pyramide à partir de l’œil impérial, et qui surveillent toute la société. Pour Treilhard, pour les légistes de l’Empire, pour ceux qui ont fondé le droit pénal français -lequel a eu, malheureusement, beaucoup d’influence dans le monde entier- cette grande pyramide de regards constituait la nouvelle forme de justice.
Je n’analyserai pas ici toutes les institutions dans lesquelles sont actualisées ces caractéristiques du panoptisme, propres à la société moderne, industrielle, capitaliste.

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Panoptique numérique: algorithmique

J’aimerais simplement appréhender ce panoptisme, cette surveillance à la base, à l’endroit où il apparaît peut-être moins clairement, où il est le plus éloigné du centre de la décision, du pouvoir de l’État; montrer comment ce panoptisme existe, au niveau le plus simple et dans le fonctionnement quotidien des institutions qui encadrent la vie et les corps des individus; le panoptisme au niveau, donc, de l’existence individuelle.

A suivre …