Je vais proposer une devinette. Je présenterai le règlement d’une institution qui a réellement existé dans les années 1840-1845 en France. Je donnerai le règlement sans dire si c’est une usine, une prison, un hôpital psychiatrique, un couvent, une école, une caserne; il faut deviner de quelle institution il s’agit.
Il s’agit du règlement de l’Usine Bonnet. 1840. Ici le réfectoire.
C’était une institution où il y avait quatre cents personnes qui n’étaient pas mariées et qui devaient se lever tous les matins à 5 heures; à 5 h 50, elles devaient avoir fini de faire leur toilette, leur lit et avoir pris leur café; à 6 heures commençait le travail obligatoire, qui finissait à 8 h 15 du soir, avec une heure d’intervalle pour le déjeuner; à 8 h 15, dîner, prière collective; le retrait dans les dortoirs s’effectuait à 9 heures précises. Le dimanche était un jour spécial; l’article 5 du règlement de cette institution disait:
Nous voulons garder l’esprit que le dimanche doit avoir, c’est-à-dire le consacrer à l’accomplissement du devoir religieux et au repos. Cependant, comme l’ennui ne tarderait pas à rendre le dimanche plus fatigant que les autres jours de la semaine, des exercices divers devront être faits de façon à passer cette journée de manière chrétienne et gaie.
Le matin: exercices religieux, ensuite, exercices de lecture et d’écriture et, finalement, récréation aux dernières heures de la matinée; l’après-midi: catéchisme, les vêpres et promenade après 4 heures, s’il ne faisait pas froid. Au cas où il ferait froid, lecture en commun. Les exercices religieux et la messe n’étaient pas suivis dans l’église proche, car cela permettrait aux pensionnaires de cet établissement d’entrer en contact avec le monde extérieur; ainsi, pour que l’église elle-même ne fût pas le lieu ou le prétexte d’un contact avec le monde extérieur, les services religieux avaient lieu dans une chapelle construire à l’intérieur de l’établissement. L’église paroissiale, dit encore ce règlement, pourrait être un point de contact avec le monde et c’est pourquoi une chapelle a été consacrée à l’intérieur de l’établissement. Les fidèles du dehors n’étaient même pas admis. Les pensionnaires ne pouvaient sortir de l’établissement que pendant les promenades du dimanche, mais toujours sous la surveillance du personnel religieux. Ce personnel surveillait les promenades, les dortoirs et assurait la surveillance et l’exploitation des ateliers.
Le personnel religieux garantissait, donc, non seulement le contrôle du travail et de la moralité, mais aussi le contrôle économique. Ces pensionnaires ne recevaient pas de salaire, mais un prix, une somme globale fixée entre 40 et 80 francs par an, qui ne leur était donnée qu’au moment où ils partaient. Dans le cas où une personne de l’autre sexe avait besoin d’entrer dans l’établissement pour des raisons matérielles ou économiques, elle devait être choisie avec le plus grand soin et y rester très peu de temps. Le silence leur était imposé sous peine d’expulsion. D’une façon générale, les deux principes d’organisation, selon le règlement, étaient: les pensionnaires ne doivent jamais être seuls dans le dortoir, dans le restaurant, dans l’atelier ou dans la cour; et tout mélange avec le monde extérieur doit être évité, un seul esprit devant régner dans l’établissement.
Quelle institution était-ce? Au fond la question n’a pas d’importance, car cela pouvait être indifféremment n’importe laquelle: une institution pour hommes ou pour femmes, pour jeunes ou pour adultes, une prison, un internat, une école ou une maison de correction. Ce n’est pas un hôpital, car on parle beaucoup de travail. Ce n’est pas non plus une caserne, car on y travaille. Cela pouvait être un hôpital psychiatrique, ou une maison de tolérance. En fait, c’était simplement une usine. Un usine de femmes dans la région du Rhône et qui comprenait quatre cents ouvrières.
Jardin du Luxembourg, 1900, Paris. L’Uni Noir, à droite, a fait la fortune de Claude-Joseph Bonnet
Quelqu’un pourrait dire que cela est un exemple caricatural, une espèce d’utopie. Les usines-prisons, les usines-couvents, des usines sans salaire où le temps de l’ouvrier est entièrement acheté, une fois pour toutes, à un prix annuel qui n’était perçu qu’à la sortie. Il s’agit d’un rêve de patron ou de ce que le désir du capitaliste a toujours produit au niveau des fantasmes, un cas limite qui n’a jamais eu d’existence historique réelle. À cela je répondrai: ce rêve patronal, ce panoptique industriel a réellement existé, et sur une large échelle. Dans une seule région de la France, dans le Sud-Est, il y avait quarante mille ouvrières textiles qui travaillaient sous ce régime, ce qui était à ce moment-là un chiffre considérable. Le même type d’institution a aussi existé dans d’autres régions et dans d’autres pays; en Suisse, en particulier, et en Angleterre. Aux États-Unis, il y avait un complexe entier d’usines textiles organisées selon le modèle des usines-prisons, des usines-pensionnats, des usines-couvents.
En fait, il y a deux espèces d’utopie: les utopies prolétaires socialistes qui ont la propriété de ne jamais s’accomplir, et les utopies capitalistes qui ont souvent la mauvaise tendance de s’accomplir. L’utopie dont je parle, celle de l’usine-prison, s’est réellement accomplie. Et non seulement elle s’est accomplie dans l’industrie, mais aussi dans une série d’institutions qui surgissaient à la même époque. Des institutions qui au fond obéissaient aux mêmes principes et aux mêmes modèles de fonctionnement; des institutions de type pédagogique comme les écoles, les orphelinats, les centres de formation; des institutions correctionnelles comme la prison, la maison de redressement, la maison de correction; des institutions à la fois correctionnelles et thérapeutiques comme l’hôpital, l’hôpital psychiatrique, tout ce que les Américains appellent asylums.
Prison de Philadelphie, 1826
Michel Foucault, La vérité et les formes juridiques, lumineuse conférence à l’Université pontificale de Rio de Janeiro, mai 1973. Thématique de Surveiller et punir.
Repris dans Dits et Écrits, I, page 1413