En raison de l’affirmation théologique primordiale sur l’Unicité divine posée comme transcendance absolue à la fois créatrice et inaccessible, l’art musulman se présente avec des caractères propres qui le distinguent de manière fondamentale de ce qu’on peut observer dans le cadre de l’hellénisme comme du judaïsme et du christianisme. Et d’abord pour la religion islamique, face à Dieu éternel, immuable et seul créateur, il ne saurait subsister de substance qui dure et demeure, a fortiori de nature animée et principe de vie comme cette phûsis chère aux Grecs. Il y a seulement un certain nombre de combinaisons d’atomes imposées du dehors par la volonté divine et, partant, une succession de choses périssables sans cesse évanouissantes, tout le contraire d’un cosmos.
Tunisie, X éme siècle
En conséquence la vocation de l’art n’est point d’imiter la nature, notamment en produisant de belles et bonnes formes, grâce au principe d’harmonie, ni celle de l’artiste d’être un faiseur d’images, tel Pygmalion, selon le mythe prométhéen sacrilège, aspirant à singer Dieu dans son acte créateur, mais tout au plus de prouver Dieu par le changement de ce qui n’est pas Lui et donc à partir de l’évanescence du monde.
Ainsi, en évoquant la fuite incessante d’immatériaux toujours en mal de formes et de figures arrêtées, cet art nous entraîne dans un glissement indéfini du visible jusqu’à l’invisible dans l’attente et la recherche de Celui qui est fondamentalement ailleurs. Cela explique en particulier la signification profonde de l’emploi généralisé de l’arabesque qui, ouverte par définition, déploie indéfiniment ses entrelacs sans début ni fin à la poursuite d’une unité jamais atteinte, toujours niée, mais sans cesse renaissante comme une image virtuelle dans un miroir.
Cet art donc typiquement abstrait, par allergie foncière à tout enlisement dans l’épaisseur matérielle d’un concret choséifié, privilégie les matériaux comme le stuc pour ses capacités transformationnelles infinies et son étonnante puissance plastique de jeu avec les surfaces.
C’est un art en même temps de la variation sans fin qui obéit au principe du développement illimité selon une répétitivité évitant soigneusement de rendre visible et explicite les unités thématiques de base, la fin visée étant le recouvrement total de l’objet ou du mur et partant la neutralisation de la ségrégation figure-fond au profit du contraste lumière obscurité qui est de l’ordre du simple reflet.
C’est un art aléatoire enfin grâce aux éléments précédents auxquels on peut joindre la technique du semis substituée à celle de la symétrie ou le caractère systématiquement arbitraire du motif, végétal, géométrique, épigraphique, voire zoomorphe, mais traité toujours à l’état résiduel.
Sur ces bases il est aisé de rejoindre ce qui définit dans leur esprit profond l’art d’une architecture en plein vent comme celle des mosquées ouvertes latéralement et verticalement, avec leurs salles hypostyles dont l’ordonnancement de l’espace porte l’héritage ancestral du nomadisme arabe, leur goût prononcé pour les matières flottantes et atomisées à travers une ornementation en incrustations multiples, stalactites, guipures et dentelles de toutes sortes; l’art de la mosaïque musulmane qui, en dépit de sa parenté profonde avec celui de la mosaïque byzantine, demeure, en particulier en raison de son éparpillement stochastique, si différent d’inspiration; l’art de la céramique (par exemple hispano-mauresque) dont les reflets d’or et de cuivre glissent sur un fond immatériel et quasi irréel comme un rêve; enfin, à défaut de peinture et de sculpture, un art des couleurs, tel l’art du tapis, art codé qui joue avec la lumière et les ténèbres à partir de quelques valeurs rigoureusement contrastées et quelques abstraits à base géométrique ou de végétaux ou animaux pétrifiés. Sans oublier non plus un art des jardins à la poursuite d’un rêve hors du monde si étranger à la volonté de puissance dont témoigne le jardin classique dans son idéal anthropocentrique de maîtrise et de possession de la nature.
Si ces remarques permettent de mesurer tout ce qui sépare l’art musulman de celui pratiqué en Grèce, il convient, pour comparer éventuellement maintenant cette esthétique à celle des juifs et des chrétiens, de centrer l’analyse sur la musique.
On remarquera qu’à la négation de la nature correspond directement celle d’une durée continue, que celle-ci soit entendue sur le mode cyclique de l’éternel retour à la manière grecque ou sur le mode historique à la manière judéo-chrétienne, selon le schème de l’alliance, sans ou avec le moment central de l’Incarnation. En conséquence il n’existe dans la perspective de l’Islam qu’une suite d’instants discontinus créés par Dieu, et réversibles, s’il Lui plaît, de sorte que le temps n’est qu’un composé factice d’instants. Une telle conception, en musique …
Raymond Court, Le Voir et la Voix, 1997