Littérature? C’est ce que le premier chapitre de La nuit des prolétaires met en scène: la douleur purement intérieure de celui qui ne fait rien (René, Werther ou Oberman), donc la douleur par principe refusée à ceux qui travaillent, est la médiation par laquelle la douleur prolétaire peut se contempler.
Les héros romantiques ne souffrent de rien, seulement d’être nés. Mais c’est cela aussi que veut dire strictement prolétaire: celui qui est seulement né, celui qui se reproduit mais n’a pas de nom, pas d’histoire, pas de droit aux douleurs de l’âme.
C’est ainsi que la douleur de celui qui ne fait rien peut être appropriée par ceux qui ne font que trop, et qu’elle peut leur donner une autre subjectivité, un autre corps.
Ce n’est pas un message qui est transmis et converti. C’est, plus qu’un affect, une capacité d’être affecté qui est appropriée, ce qui veut dire tordue, pervertie par la subversion du rapport entre le semblable et le dissemblable.
Donc, s’il y a transmission, c’est au prix d’une critique radicale de l’idée de transmission. Dans sa figure dominante, l’idée de transmission suppose une égalité de la cause et de l’effet, une équivalence entre émission et réception d’un message ou d’une émotion: le texte qui révèle un monde et appelle une liberté chez Sartre; le jeu qui rend étrange une manière d’être chez Brecht, etc … C’est toujours au fond le modèle platonicien de la semence dans l’âme du disciple.
Ces idées du rapport cause/effet sont commodes pour fonder prescriptions et interdits mais à peu près invérifiables quant à leur réel pouvoir de modification des pensées et des comportements. Brecht et le Barthes des Mythologies expliquent très bien comment il faut ou il ne faut pas représenter le prolétaire. Nos contemporains font de même pour le génocide nazi. Quant à savoir combien de consciences ces bonnes représentations ont acquises à la cause communiste ou au rejet de l’antisémitisme …
La transmission est deux fois complexifiée: comme transmission littéraire et comme transmission esthétique. Transmission littéraire, cela veut dire qu’il n’y a pas égalité de la cause et de l’effet. La lettre s’en va parler au hasard à des lecteurs qu’elle ignore et c’est le déplacement des positions qui commande le pouvoir de signification et d’affection des messages.
Les grands écrivains du XIXe siècle mettent en scène le péril mortel pour les prolétaires de leur entrée dans le monde de l’écriture, mais ils les font bel et bien entrer par là même dans cet univers. Transmission esthétique, cela veut dire transmission d’un écart irréductible entre le pouvoir du message et celui de l’affect. La lettre muette, c’est la lettre qui ne dit pas ce qu’elle dit, qui parle à côté. La lecture des signes sur les corps, la pratique de faire parler les coupures du discours, les accélérations et les ralentissements du message, plus que le message lui-même, tout cela définit un type de rationalité qui brouille tout rapport de conséquence entre une parole/cause et un affect/effet. Le régime esthétique, cela veut dire un certain type d’égalité qui vient perturber l’égalité supposée de la cause et de l’effet: rationalité nouvelle du banal et de l’obscur, indistinction entre la raison des faits et la raison des fictions.
Puissance littéraire et affect mobilisateur entrent alors dans un régime de voisinage qui interdit justement toute déduction entre l’exercice de l’une et l’effet sur l’autre. On voudrait que la puissance littéraire dispose le visible pour le jugement politique et l’affect pour l’énergie consécutive. Mais elle ne les dispose que selon sa propre politique qui est toujours double.
La littérature est à la fois la mise en œuvre de la littérarité -la lettre qui s’en va créer aléatoirement des quasi-corps nouveaux- et sa correction: l’écriture qui compose un régime propre des significations et des affects qui tend à nier ce pouvoir d’appropriation. La puissance littéraire recompose le visible et mobilise les corps en les faisant entrer dans une certaine zone d’indistinction.
Deleuze voit juste lorsqu’il analyse les pratiques littéraires en termes d’agencements, de devenirs, de zones d’indifférenciation. Mais il tend à faire de cette politique de la littérature la politique, ce qui veut dire aussi qu’il tend à ramener sa duplicité constitutive à un effet unique, même s’il fait droit à la dialectique -tout à fait hégélienne …- de la déterritorialisation et de la reterritorialisation.
On pourrait dire que la littérature est politique en défaisant les rapports identitaires. Mais elle tend à le faire au bénéfice d’un plan d’indistinction qui dénie la subjectivation politique et dont celle-ci doit toujours s’arracher. Ce n’est pas le travail de la littérature que de constituer des nous.
La littérature est bien plutôt vouée à la requalification du cela, du tissu perceptif commun. En cela, elle ne cesse de contribuer à fournir des matériaux pour des nouvelles figures de subjectivation. Mais, en cela aussi, elle tend toujours à refaire du consensus. C’est ce que j’ai analysé à propos de Michelet dans Les noms de l’histoire. Michelet construit un sensorium démocratique en territorialisant les paroles démocratiques des procès-verbaux révolutionnaires. C’est au fond toute la contradiction: il met les paroles des révolutionnaires à leur heure esthétique, mais cette mise à l’heure esthétique contredit leur anachronisme de paroles arrachées à la rhétorique antique. Le sensorium littéraire de la politique de l’esthétique diffère du sensorium littéraire propre à l’esthétique de la politique.
La littérature comme pratique et institution suit donc d’autres voies que celles de la désincorporation littéraire qui dispose les corps à la politique. Elle tend toujours à instaurer sa propre politique ou métapolitique. Elle le fait assurément de manières très diverses, mais toujours dans un certain écart par rapport aux formes de subjectivation politique.
Mandelstam aussi tend à instaurer une religion du mot qui se pose comme le fondement d’une vie collective. Il critique l’usage symboliste des mots et nous permet de comprendre le rapport de conséquence entre une perversion symboliste du langage et une capture métapolitique de la subjectivité politique. Il construit en face de cela une théorie et une poétique de la corporéité des mots. Mais les tonalités eucharistiques de cette poétique consonnent aussi avec toute une tradition métapolitique. Il vit jusqu’au bout l’affrontement entre cette poétique et la soumission policière stalinienne du langage. Il ne crée pas pour autant de formes de subjectivation directement politiques.
Il me semble donc qu’on peut tenir ensemble les deux affirmations: d’une part la littérarité en général -la capacité d’appropriation libre des mots- est une condition de la capacité politique. Et la littérature y travaille pour autant qu’elle donne des formes nouvelles à cette capacité des mots à saisir librement les corps et des corps à s’approprier leur emprise. Elle fait partie de ces reconfigurations des formes de l’expérience à partir desquelles s’élaborent des subjectivations politiques. Mais la littérature n’est pas pour autant directement politique. D’une part, parce que la construction de collectifs d’énonciation et de manifestations collectives n’est pas son objet; d’autre part, parce qu’elle s’emploie elle-même à excéder la littérarité, à recréer des formes d’adhérence des mots aux corps qui suppriment l’écart et des modes de lecture du commun qui tendent à destituer la scène de la parole politique au profit de l’interprétation des signes portés par les choses muettes. En ce sens sa politique est une métapolitique. Cette tension habite la littérature, entendue comme régime spécifique de l’écriture, et je ne crois pas qu’il y ait lieu d’y faire le partage entre des œuvres qui relèveraient de la métapolitique et d’autres qui serviraient la subjectivation politique.
Écrire est considérer que n’importe qui est le destinataire légitime de votre discours et en même temps que c’est un chercheur qui s’adresse à d’autres chercheurs. La responsabilité de l’écrivain tient tout entière dans la capacité de conjoindre ces deux exigences, d’en faire une seule et même tâche.
Mon travail a constamment joué de ces deux dimensions: d’une part, une contextualisation horizontale qui inscrit par exemple la poésie de Wordsworth dans le contexte de la Fête de la Fédération révolutionnaire; d’autre part, une diagonale qui inscrit sa préoccupation d’une écriture rapprochée des sens dans un contexte discursif où elle rencontre à la fois la critique platonicienne de l’écriture, la folie donquichottesque de la vérification charnelle de la vérité des livres et le rêve rimbaldien du langage accessible à tous les sens. En combinant les deux, on peut aussi, même si je ne l’ai pas fait explicitement, lier sa Fête de la Fédération à celle que Michelet met en écriture, en faisant parler la Terre à la place des orateurs, et opposer à cette dernière la manière dont Mandelstam fait intervenir le soc de la charrue qui divise l’océan et retourne le tchernoziom du temps.
On comprend la politique du Curé de village si l’on saisit son rapport à la dénonciation platonicienne de l’écriture et au topos du livre trouvé par l’autodidacte; si l’on saisit par là le rapport entre l’idéologie réactionnaire de Balzac et l’utopie progressiste des saint-simoniens, toutes deux également opposées à la lettre morte du livre et adeptes d’une écriture sur les choses mêmes; si l’on comprend le double jeu de la littérature avec cette lettre morte qu’elle dénonce et dont elle vit en même temps.
Mais si on veut ramener la politique de la littérature à la seule dimension horizontale de la relation d’une œuvre aux rapports de force et aux idéologies d’un moment donné, on ne comprend même pas ce qui est en jeu.
Quand Sartre accuse la pétrification flaubertienne de l’écriture comme stratégie antidémocratique liée à l’entreprise nihiliste bourgeoise, il reprend, sous couleur de critique marxiste, la critique que tous les réactionnaires de son temps faisaient à l’auteur. Eux aussi opposaient les pierres aux hommes, mais c’était pour voir dans la pétrification le signe même de l’équivalence démocratique de toutes choses. Ce qu’ils y opposaient, c’était une certaine humanité et une certaine forme de parole vivante, celles qui caractérisaient la logique représentative de l’enchaînement des actions, de leurs motifs et de leurs formes d’expression. De même Bourdieu s’empêtre dans des analyses du champ littéraire et de son rapport avec le champ du pouvoir pour expliquer le succès d’auteurs comme Ponsard, parce qu’il n’a pas perçu toute la distance qu’il peut y avoir à l’époque entre la démocratie littéraire, incarnée par le romantisme, et par le prétendu réalisme qui en est une variante, et la démocratie politique.
La démocratie littéraire impose un certain type de parole muette, de parole d’en bas, qui est en écart, sinon en opposition avec la rhétorique de l’action démocratique, faite d’emprunts pervertis à la rhétorique classique. Elle a sa méta-politique -la manière de définir les unités et les rassemblements, de comprendre les rapports du tout et de la partie, d’attribuer aux corps parole ou mutisme- qui est en écart par rapport aux manières dont l’action politique met ces termes en rapports. D’où une alliance entre vieux républicains et réactionnaires en matière de goûts littéraires, et notamment la fortune du très républicain et très académique Ponsard.
Impossible de comprendre sans cela les entrelacements de la politique et de la métapolitique propres à ce qu’on appelle modernité. Car la métapolitique esthétique n’a pas défini seulement des révolutions propres au monde de l’art mais aussi une idée nouvelle de la révolution. La révolution humaine que le jeune Marx oppose à la révolution politique est clairement héritière de l’éducation esthétique de l’homme à la Schiller et de la conception romantique d’une révolution des formes sensibles elles-mêmes et non plus de la lettre des lois et de la mécanique des institutions.
Contradiction? La contradiction, cela veut dire une certaine redisposition d’éléments qui sortent de leurs voisinages pour entrer dans de nouveaux voisinages, de modes d’enchaînements qui sont connectés autrement, de lignes de temporalité hétérogènes. Étudier Mallarmé en montrant comment l’écriture du poème pur doit tenir en même temps du monument et du feu d’artifice, du drame wagnérien et du carnet de bal, de la danse de Loïc Fuller et de l’alphabet du ciel me paraît plus intéressant que tout ce qu’on peut dire sur le silence, l’expérience des limites, l’intransitivité, etc …
Ma vision constante est que c’est l’invention qui crée l’espérance et non l’inverse. Il n’y a pas besoin que l’événement transcendant arrive pour que la littérature excède son concept. Son concept pour moi est celui d’une perpétuelle impropriété. Sa clôture est inconsistante.
Condescendance et nostalgie sont deux manières simples de rapporter le présent à un passé sur le mode du jugement de valeur: c’était l’âge d’or ou c’était l’âge des illusions. Dans les deux cas, c’est le simple revers d’un jugement sur le présent: nous sommes dans la décadence ou nous avons atteint la maturité. La teneur propre de chacun de ces deux temps y disparaît.
Ma manière de traiter le passé, c’est au contraire de supprimer cette intrication du jugement et de la distance. D’un côté, il s’agit de rendre un passé dans sa présence propre, de faire ressentir le langage, la rhétorique, le style et le timbre d’une époque. Cela veut dire aussi traverser le frontières, faire percevoir ce qui circule entre la grande littérature et le discours ouvrier, entre la nuit des prolétaires et celle de Mallarmé, entre Balzac et les saint-simoniens.
De l’autre, il s’agit de projeter le passé dans notre présent avec sa singularité de corps étranger. C’est ce que j’ai fait de manière constante: utiliser des textes du passé comme éléments d’une redisposition présente du pensable. Les deux démarches, en même temps, se rejoignent dans la mesure où tout présent pour moi est fait de multiples strates temporelles et lignes de temporalité. Cela veut dire aussi que toute présence se démultiplie, qu’elle se tisse d’une absence. Aussi l’essentiel est-il dans la machine spécifique de redisposition des lieux et d’articulation des temps que l’on construit en construisant un présent de l’écriture: mettre Balzac avec Platon dans l’analyse de la guerre des écritures; prendre Flaubert, Mallarmé et Proust en une seule séquence en ignorant les séquentialisations en termes de romantisme, réalisme ou symbolisme; mettre les nuits de Mallarmé dans le temps de la nuit des prolétaires pour les sortir de la topographie structuraliste, etc …
Quand on vit dans une telle intrication des temps, on n’a pas le temps d’être nostalgique. Comment serais-je nostalgique de Jacotot puisque je ne cesse pas d’être son contemporain?
L’esthétique est originellement une pensée de l’homme nouveau, sous la forme de l’universalité kantienne du jugement de goût. Schiller a eu raison d’y voir l’affirmation d’un homme qui échappe à ce partage entre deux humanités signifié par les oppositions de l’intelligence et de la sensibilité, de la forme et de la matière, de la civilisation et de la sauvagerie, etc. Ce n’est pas encore le constructeur intrépide de la société nouvelle, des prolétaires bâtisseurs à l’assaut du ciel, mais c’en est bien le principe.
Ou plutôt, comme j’ai essayé de le montrer, ce principe se divise en deux: le sujet nouveau de l’expérience esthétique est polarisé d’emblée entre la figure du libre jeu en face de la libre apparence et la figure de l’homme qui apprend à se reconnaître en transformant le monde en son propre miroir.
En tout cas, pour les hommes du ressentiment, qui donnent aujourd’hui le ton de l’opinion intellectuelle, il est clair que les deux sont liés: révolution française, idéalisme esthétique allemand, révolution socialiste et avant-gardisme artistique, cela fait pour eux une même conjuration maléfique de la modernité ravageuse.
Bonnefoy m’a beaucoup marqué quand j’avais dix sept ans. J’ai lu alors notamment L’acte et le lieu de la poésie auquel j’ai rendu hommage dans Le prolétaire et son double, qui est le texte de soutenance de ma thèse: sa lecture du Cygne de Baudelaire a certainement marqué ma façon de parler de l’histoire ouvrière et révolutionnaire, sur un mode déplacé, non héroïque, à travers les signes et les modifications d’un territoire, avec une empathie pour les vaincus qui refuse en même temps le mélodrame et l’imprécation, pour partager une certaine douceur de l’échec ou de l’exil eux-mêmes. Le Je pense à vous de Baudelaire qu’il commente correspond à ma manière de penser.
Penser à signifie un certain usage de la pensée: d’un côté, c’est une manière de s’approcher du singulier, du vécu, de traiter les questions philosophiques et politiques à travers des récits singuliers. D’un autre côté, c’est une manière de garder la distance avec ce vécu, de refuser les prestiges de la chair, du concret …
Jacques Rancière
Izis Bierdemeier, Remus Tiplea, Henri Cartier-Bresson