Se faire une raison? Mais non, refaire la raison

Jamais en 1968 ne se fit jour un mot d’ordre proprement révolutionnaire -c’est-à-dire visant une prise du pouvoir.
L’enjeu était, non pas de se réjouir dans une sorte d’anarchisme nihiliste et de regarder trembler toutes les assurances et toutes les institutions sans pour autant se soucier ni de les ruiner effectivement, ni de les remplacer, non, l’enjeu était de prendre la mesure d’une mutation que l’événement mettait au jour: un monde d’assurances, d’institutions, de structures et de repères révélait qu’il était en convulsion.

saint_paulRavenne, Paul

Alors que proposez-vous d’autre? L’anticipation, le projet, était précisément ce qui devait pour un temps céder afin que nous apprenions une autre façon de scander l’histoire: non plus une histoire dont nous sommes les sujets, mais une histoire qui nous surprend et nous emporte. L’incandescence propre à ce moment, c’était cette mutation, la mise en suspens d’une visée du sens qui ne définissait rien de moins que la civilisation occidentale.
Mais en même temps la rationalité technique et capitaliste des fins indéfinies et de l’équivalence marchande, indifférente aux injustices et aux exploitations, n’a pas cessé de gagner partout. Je voudrais faire entendre que le capitalisme et la démocratie ont à un certain égard partie liée en tant qu’ils renvoient ensemble à la possibilité du tout se vaut, qui prend sa source dans une équivalence générale pour laquelle l’échange des marchandises englobe aussi l’échange des forces de travail et/ou des moyens de production, entre des individus en principe équivalents, et en pratique ordonnés à et par une exploitation et une domination des uns par les autres.
Or je pense que cet ensemble -équivalence des individus, des vies, des choses, indéfiniment monnayables et surtout (car en un sens tout fut monnayable depuis qu’il y eut de la monnaie) toujours déjà monnayées (œuvres d’art déjà achetées, cotées, investies, paysages, eau, air, soleil de même…), sur fond d’arasement de tout moment, de toute forme, de tout éclat de sens qui se soustrairait à l’équivalence -je pense, donc, qu’il aura été le choix (sans délibération ni décision) de toute une civilisation.
Et nous sommes à présent au pied du mur: cette civilisation se détruit dans sa propre exploitation des hommes, de la nature, dans sa méconnaissance de ce que faute de mieux je nommerais l’infini pour ne pas dire le divin.

Le christianisme est apparu et s’est déployé (précédé et suivi en cela par les deux autres figures du monothéisme) comme une face sainte de l’équivalence: Tous frères, ni Grecs, ni Juifs, ni hommes libres ni esclaves, ni hommes, ni femmes.
Mais en un sens qui devait être, qui n’a pas été: Tous égaux, mais pas interchangeables, chacun unique dans l’Unique. Chacun en exception singulière absolue. Grecs et Juifs réunis, articulés les uns aux autres dans le Corps de Dieu, augmentent Sa puissance.

Paul de Tarse a dit cela.

Qu’on n’a pas entendu. Alors le christianisme s’est co-déployé avec le capitalisme, jusqu’à y perdre son âme -comme c’est bien le cas de le dire …
Ce qui a procédé d’un choix essentiel, d’une inclination dominante s’emparant de l’humanité en Occident -et cela, dès le pré-capitalisme- ne peut être retourné ou détourné que par l’effet d’une autre inclination et d’un autre choix. Nous avons cru naguère pouvoir ouvrir un nouveau cours de l’histoire -baptisé socialisme: l’erreur était de croire que nous avions devant nous des leviers d’aiguillage. Mais aujourd’hui il nous incombe de savoir que nous sommes sans plans et sans aiguillages mais appelés malgré tout à incliner autrement.

mGreek? Jew? Jewgreek! Un néologisme de Joyce, dans Ulysse, que médite Marylin en 1954

Ce n’est pas un savoir contre l’homme: c’est un savoir qui ouvre toute grande l’interrogation sur ce que homme non pas signifie, ni est, ni représente, mais appelle.

Jean-Luc Nancy