En juin 1848, la chronique parisienne de l’lllustrated London News offrait à ses lecteurs anglais, à la place des mondanités habituelles de la saison, des comptes rendus et des images des combats de rue qui opposaient les ouvriers insurgés au gouvernement. L’une de ces images nous montre une haute barricade, au sommet de laquelle parade un groupe d’insurgés. Au bas de la barricade, un petit écriteau porte la mention Complet.
L’auteur de la gravure a-t-il vu de ses yeux cette pancarte indiquant aux candidats à l’insurrection que la barricade avait fait le plein et qu’ils devaient chercher de la place ailleurs? A-t-il voulu amuser son public avec ces ouvriers parisiens qui allaient à la barricade comme on va au spectacle? Ou bien a-t-il vu l’insurrection à travers ces images de bohème pittoresque que popularisait le théâtre d’alors? Il est difficile de trancher, mais une chose est sûre: fidèle ou fantaisiste, neutre ou malveillante, son image laisse voir un lien essentiel entre politique et théâtre.
Elle nous indique que l’insurrection elle-même, ce n’est pas la foule affamée ou furieuse qui se déverse dans la rue comme un torrent. C’est une manière d’occuper la rue, de détourner un espace normalement voué à la circulation des individus et des marchandises, espace de manifestation d’un personnage oublié dans les comptes du gouvernement: le peuple, les ouvriers ou quelque autre personnage collectif.
Ces insurgés parisiens de juin 1848 criaient Du pain ou du plomb. Ces formules bien frappées, ce n’est pas la faim qui les invente, mais l’habitude du théâtre et de son langage emprunté. Quelques années avant cette insurrection, les chroniqueurs littéraires de la bonne société s’étaient émus d’une maladie inédite qui sévissait dans le monde ouvrier: on y faisait maintenant de la littérature. Le mal eût été bénin, si cette poésie s’était contentée de chanter, avec de simples mots et des rythmes naïfs, les travaux, les peines et les rêves ouvriers. Mais non: les poètes ouvriers choisissaient les grands mots et les rythmes nobles. Au lieu d’exprimer leurs douleurs quotidiennes, ils volaient la douleur des autres, la feinte douleur des grands héros romantiques atteints par le mal de vivre.
Les chroniqueurs avisés prévoyaient que les choses finiraient mal. Ils avaient du mal pourtant à comprendre le fond des choses: en volant ainsi les mots et les sentiments des autres, les ouvriers ne sombraient pas dans le simple oubli de leur condition. Ils inventaient leur politique. La politique, au sens fort du terme, c’est la capacité de n’importe qui à s’occuper des affaires communes. Elle commence avec la capacité de troquer son langage ordinaire et ses petites douleurs pour s’approprier le langage et les douleurs des autres. Elle commence avec la fiction.
La fiction, ce n’est pas le contraire de la réalité, la fuite de l’imagination qui s’invente un monde de rêve. La fiction, c’est une manière de creuser la réalité, d’y ajouter des noms et des personnages, des scènes et des histoires qui la multiplient et lui ôtent son évidence univoque. C’est ainsi que la collection des individus travailleurs devient le peuple ou les prolétaires, que l’entrelacement des rues devient la cité ou l’espace public.
Ce que les chroniqueurs inquiets ou l’illustrateur ironique pressentaient confusément, un philosophe l’avait jadis clairement formulé.
Si Platon avait si fortement dénoncé la tragédie, ce n’est pas simplement parce que les poètes seraient des gens inutiles ou que leurs histoires seraient immorales. C’est qu’il avait perçu une solidarité essentielle entre la fiction théâtrale et la politique démocratique. Il ne peut, dit-il, y avoir d’êtres doubles dans la cité, où chacun doit faire exclusivement sa propre affaire: penser, gouverner, combattre, travailler le fer ou le cuir. Et ce ne sont pas seulement les acteurs du théâtre qui sont des êtres doubles. Le travailleur qui arrête le travail de son outil pour se faire acteur d’un personnage comme le peuple, est lui aussi un être double. Le peuple lui-même est une apparence de théâtre, un être fait de mots, qui vient en surnombre imposer sa scène d’apparence et de trouble à la place de la bonne répartition des fonctions sociales.
Je pense toujours à cette barricade théâtrale quand j’entends décrire notre monde comme celui de la société du spectacle ou de la politique-spectacle. Ces notions, inventées pour dénoncer l’aliénation de la société gouvernée par la marchandise, ont fini par n’exprimer plus que la sagesse à bon marché des esprits désabusés qui proclament que le bon peuple a tout ce qu’il désire: étalages des supermarchés, parades des gouvernants, de leurs épouses et de leurs majorettes, consommation quotidienne des sitcoms ou telenovelas. Mais sans doute l’équivoque même de la notion de spectacle est-elle pour quelque chose dans ce retournement.
En écrivant, il y a trente ans, La société du spectacle, Guy Debord s’inscrivait dans la tradition de l’analyse marxiste du fétichisme de la marchandise. Il voyait ce fétichisme culminer dans le spectacle, perte totale de l’être dans l’avoir et de l’avoir dans le simple paraître. Mais, en opposant la passivité du spectacle et l’illusion du paraître à la réalité substantielle de l’être et de l’agir, cette dénonciation restait prisonnière de la vision platonicienne.
Il est bien vrai que le règne mondial de la marchandise est celui de la confusion totale du réel et de l’apparence. Mais peut-être faut-il l’interpréter à l’envers: ce n’est pas le réel qui se dissout dans l’apparence, c’est au contraire l’apparence qui se trouve éconduite -l’apparence, c’est-à-dire cette réalité construite, cette réalité supplémentaire qui fait que la réalité perd le caractère de l’ordre nécessaire des choses, qu’elle devient problématique, ouverte à la discussion, au choix, au conflit.
Nous ne vivons pas dans une société du spectacle où la réalité se perdrait, mais bien plutôt dans une société de l’affiche où l’apparence se voit congédiée.
L’affiche n’est pas le spectacle. C’est au contraire ce qui le rend inutile, ce qui en donne par avance le contenu et supprime du même coup sa singularité. Nos gouvernants s’adressent aux publicitaires pour élaborer leur image de marque, mais ils ont renoncé à ce qui faisait le cœur spectaculaire de la politique, soit la rhétorique publique. Les affiches des films nous disent par avance les effets que ces films, par des dosages spécifiques de stimuli appropriés, produiront sur des publics exactement ciblés. Les fictions télévisuelles sont des anti-fictions qui nous présentent des personnages comme nous, évoluant dans des décors semblables à ceux dans lesquels nous les regardons, et exposant des problèmes semblables aux nôtres, semblables à ceux qu’exposent, à une autre heure, les témoins de la réalité.
L’affiche publicitaire ne nous déroule plus aucune fantasmagorie, mais la simple assurance que tout est disponible à condition d’y mettre le prix que, par ailleurs, les marchands font pour nous toujours plus doux. Naguère le touriste en route vers les chutes d’Iguaçu se voyait accueilli par de gigantesques portraits de la Joconde. Mona Lisa vous attend à dix minutes d’ici, disait l’affiche. Pourtant, l’énigmatique sourire de Mona Lisa n’annonçait pas d’autre mystère que les rayons bien garnis d’un supermarché paraguayen où la marchandise était à meilleur prix.
La société de l’affiche qui apporte ensemble à domicile les images des guerres meurtrières et celles des petits soucis quotidiens, la fiction semblable à la réalité et la réalité semblable à la fiction, ne fait qu’illustrer le discours inlassable des gouvernants qui nous disent que les ombres de la politique n’ont plus cours: il n’y a que de la réalité, des marchandises, des gens qui les produisent, les vendent et les consomment; il n’y a que des individus et des groupes bien recensés, bien sondés, bien imagés, dont la sagesse des gouvernements experts gère au mieux la part dans l’intrication mondiale des intérêts. Cessez de faire du théâtre. Nous ne sommes plus au temps du théâtre, tel est le message de l’affiche, semblable à celui des pouvoirs. Ce qui est congédié par là, ce ne sont pas seulement les barricades des temps héroïques. C’est aussi la politique, cette pratique qui a toujours été sœur du théâtre.
Jacques Rancière, texte paru le 29 septembre 1996 dans le journal brésilien La Folha de Sâo Paulo, repris dans Moments Politiques, La Fabrique, 2009
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