Ses parents se déplaçaient pour remplir un devoir triste et insidieux: obéir à un recensement. Aujourd’hui, nous sommes habitués à être comptés, inscrits et incorporés dans des listes. Lorsqu’il naquit, son peuple était sous le joug d’une puissance militaire et devait donc se soumettre à l’appel imposé, comme des têtes de bétail. Ils n’étaient pas marqués, non. Comme sceau au-dessus d’eux, l’aigle plantée sur leurs lieux sacrés suffisait.
Ses parents étaient en voyage vers le sud, ils allaient en Judée par étapes forcées. Aucune exception n’était admise, même une femme à la grossesse très avancée devait se rendre sur son lieu d’appel, en rang derrière tous les autres. Ils partirent ainsi à deux de Nazareth et devinrent trois à Bethléem.
Matthieu écrit que trois étrangers vinrent enregistrer le prodige déjà annoncé par leurs calculs, apportant des offrandes solennelles dignes d’une naissance de roi. Le roi au pouvoir, Hérode, se fâcha, redoutant une usurpation. Il ordonna un massacre d’enfants, à Bethléem et dans tout le territoire environnant. Ce fut une mesure extrême mais inefficace: il est prouvé, depuis Abraham, Isaac et Moïse, qu’il en réchappe toujours un, le bon, l’élu, résumé de tous ceux qui ont été tués.
Un massacre d’enfants, il en existe parmi les gamins des rues de l’Amérique du Sud, parmi les nouveau-nées des campagnes chinoises, parmi les chirurgiens clandestins qui prélèvent et transplantent des organes, parmi les petits enlevés par les ogres qui parcourent le monde. Celui qui se trouve être le reste des absents innombrables possède les énergies de ces vies entravées. Guérir, nourrir en multipliant les pains n’est alors qu’un petit dédommagement.
Il naquit et resta en vie grâce au seul prodige dont il ne fut pas lui-même l’auteur. Toute sa vie, brève, il tenta de racheter cette dette, jusqu’à se faire accrocher sur l’obscène potence qui exposait la mort en haut, bien en vue, comme une affiche.
Il ne mit pas d’entraves à la machine du ciel comme Josué qui arrêta le soleil à Gabaôn et la lune sur la vallée d’Ayyalôn. Il n’ouvrit pas les eaux comme Moïse, mais il marcha dessus sans se mouiller. Il ne créa pas le fruit de la vigne, mais, au cours d’une fête, il sut vendanger du vin à partir de l’eau. Il ne créa pas le soleil, le feu, ni la lune, ni les étoiles déjà créées, mais il donna la vue aux aveugles, une nouvelle façon d’inventer la lumière. Plusieurs femmes le suivaient de place en place comme les apôtres. Il n’eut pas de prétention à l’abstinence.
Il transpira du sang, mourut avec tout son corps, en résistant à la mort par les nerfs, le souffle, la fièvre et les plaies.
Il ressuscita en entier, chair, os et promesse -d’être le premier des destinés à la résurrection. S’il naissait aujourd’hui, il serait sur un bateau d’immigrés, jeté en mer avec sa mère en vue des côtes des Pouilles ou de la Calabre. Après lui, nous sommes en attente de visa.
La Résurrection, Émail, Xéme siècle
Erri de Luca