La réalité ne va pas tarder à se venger …

Le cinéma appartient au XIXéme siècle. Pas simplement parce qu’il est l’aboutissement de longues recherches pour reproduire la vie, fixer la lumière, décomposer et reproduire le mouvement, mais parce que cet ensemble d’opérations appartient lui-même à la pensée d’un siècle. Et cette pensée est une certaine monnaie, ou un certain monnayage de l’Absolu.

Il y a plusieurs manières de monnayer l’absolu. Le monnayage de l’absolu pratiqué par le XIXéme siècle peut se résumer en une formule concise, énoncée dans les années 1830 par des gens qui se pensaient en même temps comme des ingénieurs et comme des nouveaux prêtres, à savoir les saint-simoniens. Selon eux, le siècle pouvait se résumer en deux mots: le chemin de fer et le nouveau christianisme.

fr1835aa01a045_avers-900x900

Ni un art ni une technique, un mystère, dit Histoire(s) du cinéma. Les saint-simoniens l’avaient déjà dit à leur manière en affirmant que le chemin de fer est plus que le chemin de fer, plus que la technique; le chemin de fer est le nouveau langage qui lie les hommes, de manière bien plus précise que le vieux bavardage du verbe, par des lignes de fer.

De même l’art, désormais, est plus qu’un art, c’est le cérémonial de la religion nouvelle. Non plus un spectacle, mais le chœur vivant de la communauté des constructeurs de chemins de fer. Et cela chante la trinité religieuse nouvelle, c’est-à-dire, pour les saint-simoniens: le Prolétaire, l’Industrie, la Femme.

En coupant la formule au milieu, on obtient d’un côté prolétaire et industrie, de l’autre industrie et femme. Soit le rêve soviétique contre le rêve hollywoodien. On y voit que le cinéma appartient à cette union, à ce nœud premier de la machine et du rêve que les saint-simoniens ont formulé comme la pensée de leur siècle.

Le cinéma est contemporain de la machine qui résume tout: l’avion, la machine céleste, ange, oiseau de fer, mais aussi machine de rêve et de mort. La caméra, le chemin de fer, l’avion, le fusil forment la chaîne qui relie le téléobjectif de James Stewart dans Fenêtre sur cour à Hitler.

Mais en présentant les choses ainsi on rabattrait ces histoires sur une rengaine trop connue: utopie plus technique, ça fait goulag. Or Godard dit quelque chose de plus fort. Il n’y a pas seulement deux termes, il y en a un troisième: Montage mon beau souci.

Que nous montre son montage? Siegfried et les Panzer à sa suite qui viennent ravager les paysages impressionnistes, les barbelés qui sortent du champ de blé de Van Gogh.

CREATOR: gd-jpeg v1.0 (using IJG JPEG v62), quality = 92Brigitte-Eurydice, Le Mépris, de Godard

Autrement dit, il montre qu’il n’y a pas un mais deux XIXéme siècle. Il n’y a pas un mais deux monnayages de l’absolu. Le premier, ce sont les chemins de fer et le chœur de la religion communautaire terrestre. Le second monnayage de l’absolu est la révolution artistique, c’est-à-dire la nouvelle forme de la tradition historique que figurent les femmes de Manet ou les champs de blé de Van Gogh. Ces champs de blé pulvérisent, dans leurs touches-signes, le vieux soleil de l’Idée ou de la religion. Des formes cheminent vers la pensée.

Dès lors, Siegfried piétinant les champs de blé de l’impressionnisme, ou la lance d’Hollywood achevant Siegfried, c’est un monnayage de l’absolu, ou un siècle en détruisant un autre. Autrement dit, Godard montre comment un XIXéme siècle a tué celui qui s’apprêtait à être le XXéme siècle. Au fond, le cinéma a manqué son passage de siècle. Pourquoi -la voix de Godard le dit: ces réalisateurs n’ont pas su contrôler la vengeance du réel qu’ils avaient vingt fois mise en scène.

Le réel s’est vengé des consommateurs d’imaginaire en exigeant sa ration propre, une vraie ration de vrai sang et de vraies larmes. Cette réponse, là encore, va plus loin que la vieille rengaine “Revanche du réel sur l’utopie”. Le réel ne se venge pas parce qu’on l’oublie, le réel se venge parce qu’on le singe, et parce qu’on lui fait singer l’au-delà du réel.

Le réel se venge de ceux qui n’ont pas su contrôler la fiction, inventer à la fiction un statut nouveau, un statut de l’âge de la machine, le statut, justement, de formes qui cheminent vers la pensée. Le réel se venge de ceux qui ont maintenu la fiction à l’ombre des religions idolâtres, qui ont fait de la fiction un substitut de l’eucharistie, qui ont trafiqué du sang du Fils. Et ceux qui ont trafiqué ainsi sont sans force contre l’autre face de la religion nouvelle, la communion du peuple dans son mythe fondateur. La catastrophe politique et la catastrophe artistique sont une seule catastrophe, une catastrophe de la fiction.

topelementParce que la fiction est beaucoup plus que l’invention de l’Histoire ou le pouvoir de l’imaginaire. La fiction, au XIXéme siècle, c’est l’après-religion.

Il y a deux manières de régler son compte à la religion. La première consiste à dire: ramenons sur terre tout ce qui était au ciel, rendons à l’homme tout ce qu’il avait projeté dans le ciel de la religion. C’est la manière qui a triomphé. Et il y a l’attitude inverse, selon laquelle une seule chose (mais sa chose, il est vrai …) est à reprendre de la religion: le mouvement de l’Elévation, de l’éloignement ou, pour prendre un terme au cœur d’Histoire(s) du cinéma, le mouvement de la projection. 

Il faut non pas ramener le lointain dans la sphère du proche, mais au contraire que l’homme se projette au plus loin de lui-même, jusqu’à ce point où la lumière de l’Origine peut illuminer son séjour, une lumière prise non pas aux dieux anciens, mais au foyer d’où ils sont nés.

Cette deuxième manière a été formulée au XIXéme siècle, il y a juste cent ans, par un contemporain de Manet et de Wagner, Mallarmé. A voir Histoire(s) du cinéma et à entendre ces diverses voix prises à divers textes, j’entends, comme à un siècle de distance, une entreprise identique: séparer la fiction du mythe, ce mythe qui unit la communauté autour de son origine ou du récit où elle se reconnaît.

Opposer à la figure où on se reconnaît ce que Mallarmé appelle “la figure que nul n’est, pure métaphore de notre forme”. Donner à la fiction le statut d’une pure projection. Une fixation improbable d’étoiles sur une surface vacante supérieure.
Ni un art ni une technique; un mystère. Mallarmé est l’homme du XIXéme siècle qui a donné au mot mystère un sens nouveau, où se condensent trois significations. Premièrement, le jeu des formes qui établissent l’harmonie -l’analogie plutôt- entre l’intériorité et le théâtre du monde. Deuxièmement, l’invisible purement humain, pris au foyer humain. Et, enfin, cet invisible-là, ce mystère-là; cette fiction, mise à distance. Non pas le divin récupéré, mais au contraire l’homme projeté. La lumière mise à une distance où elle peut revenir sur le séjour humain comme sa lumière, comme la lumière qui convient à l’homme.

Jacques Rancière, à propos d’Histoires(s) du cinéma, de J.L. Godard