L’explicitation du sous-jacent. Jusqu’où? Jusqu’à l’aveuglante proximité de la quantique!

Heisenberg: La situation qui se présente en physique nous rappelle instamment cette ancienne vérité, que nous sommes aussi bien acteurs que spectateurs dans le grand drame de l’existence.

Mais il fallait d’abord descendre.

papillonTrompe de papillon

Toute la science des Anciens procède d’une contemplation de la nature, d’une observation aussi attentive que possible à ce qui s’y montre, tel que cela se montre. Le savant de l’Antiquité, jusqu’à la fin du Moyen Âge, regarde, observe, écoute sur le mode de la retenue et du retrait, en s’efforçant de ne pas perturber le phénomène observé de peur de le dénaturer. La science des Anciens se ramène fondamentalement à un enregistrement de régularités observées. Rien n’est plus significatif, sous ce rapport, que la relation que nouent, pour les Anciens, le voir et le connaître: l’expérience immédiate de la vision est comprise comme l’expérience à la fois familière et mystérieuse d’une sortie hors de soi vers le monde et ses lointains, permettant d’appréhender les choses là où elles sont et telles qu’elles sont, directement dans le monde extérieur.

P. Hamou, Voir et connaître à l’âge classique, 2002

Et les admirables travaux de G. E. R. Lloyd -à Cambridge:

Les débuts de la science grecque, 1974

Magie, raison et expérience, 1979

La science grecque après Aristote, 1990

Les choses, lorsqu’elles sont vues, ne sont pas senties en nous comme affections intérieures de nos organes, elles se rendent d’elles-mêmes disponibles, sous la forme d’une image ou d’une forme qui tire tout son être de la chose même et ne doit rien aux modalités de sa réception par un organe bien disposé. L’extériorité sensible est pensée comme étant donnée dans l’acte même du sens, sans conquête, sans médiation réflexive, dans une solidarité entre le visible et le voyant qui ouvre la voie à une connaissance du monde ne réclamant que de séjourner patiemment auprès des phénomènes.

flyMicrographia, 1655: sous les premiers microscopes. Un succès immédiat et immense. Emmanuel Kant le feuilleta, d’abord distraitement, puis …

Par contraste, pour la science moderne -la science proprement dite- les propriétés du monde consistent en une structure à reconstituer de manière idéale, laquelle n’a rien de commun avec ce que les sens peuvent en saisir, sinon que l’apparence sensible est une conséquence de cette structure sans pour autant la reproduire. La science moderne s’installe dans (ou du fait de) la coupure entre le donné empirique et la réalité physique.
Par définition le programme d’une science physique, dont Galilée inaugure le genre, n’a plus rien à voir avec une pure constatation validant le donné empirique. Comme a pu le dire un historien, ce que découvre l’âge classique dans la physique mathématique est que le monde des sens n’est plus à lui-même sa propre explication, car ce qui se trouve à comprendre dans l’univers sensible se trouve situé au-delà des apparences, dans des relations idéales, mathématiquement déductibles … Que les sens ne peuvent connaître et auxquelles ils n’ont pas accès.

Que s’est-il donc passé dans l’intervalle de ces quelques siècles pour conduire à une telle rupture épistémologique? Parmi les nombreux bouleversements qui pourraient être mentionnés ici, l’invention de la lunette de longue-vue et celle du microscope méritent assurément de figurer en bonne place.

P. Hamou, La mutation du visible. Essai sur la portée épistémologique des instruments d’optique au XVI éme siècle, 1999. Incontournable. 

Les instruments d’optique, au moment de leur apparition, ont contribué à tisser, sur la trame même de l’expérience visuelle, de nouveaux schèmes d’appréhension du monde, une nouvelle structure phénoménologique du visible qui ont non seulement fait découvrir que, comme le dit Shakespeare dans des vers célèbres, There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy -autrement dit: que l’expérience humaine possible est resserrée dans les limites étroites de nos sens naturels, et qu’il existe d’autres mondes microscopiques et macroscopiques ouverts à l’exploration empirique, mais encore que le monde n’est pas tel qu’il paraît, qu’il est infiniment plus riche, plus différencié, plus complexe, plus subtil comme le dira Francis Bacon, ainsi que nous n’aurions pas manqué de nous en apercevoir s’il avait plu à Dieu de donner à nos sens une autre conformation.

mouse-retina-laid-flatPupille de souris

L’expérience visuelle instrumentale rompt ainsi l’antique connivence entre le visible et le voyant. Et alors, qu’est-ce que le visible?

Le monde est devenu étranger à celui qui entreprend de le connaître (ou peut-être: l’étrangeté, le Lointain, et le Proche, sont distribués autrement que jadis): ce qui semblait en constituer la trame réelle (les qualités sensibles, les éléments homogènes où elles s’expriment tels que l’air, l’eau, la terre et le feu, la voûte du ciel étoilé, la perfection des sphères célestes) ne se révèle être qu’une sorte de décor déposé devant nous par nos sens mêmes, et qui nous masque la profondeur authentique du monde.
Alors que la science antique reste fondamentalement régie par la règle de l’immédiateté du sens, c’est-à-dire par l’indistinction entre le phénomène et l’essence, la science moderne réduit ce que nous éprouvons au contact des choses comme étant leur couleur, leur odeur, leur chaleur, etc …, à un ensemble de fonctions mathématisables, à des modifications quantitatives qu’étudie la physique (mouvements ondulatoires, agitations corpusculaires, ondes calorifiques, électromagnétiques, etc …).

Pour les Anciens, le monde adhère à sa peau phénoménale comme à son sens immédiat. L’idée révolutionnaire de la science moderne est que la nature ne nous révélera ses secrets que si on l’écorche, que si on lui arrache sa peau pour mettre en lumière les processus sous-jacents et les causes agissantes. Dans cette mesure, il n’est pas du tout étonnant que le geste du père de la première physique mathématique soit à peu près contemporain de celui du fondateur de la médecine moderne -Vésale- lequel, dans les célèbres planches anatomiques de La fabrique du corps humain (1543) qui ont tant marqué les esprits, met en scène des écorchés pour mieux faire comprendre l’économie intime des muscles, des viscères et des ligaments.

J. Tarshis, Andréas Vesalius: Father of Modem Anatomy, 1969

human-brain-cells-differentiated-from-embryonic-stem-cellsDifférenciation embryonnaire d’une cellule équipotente en cellule cervicale

Et P. Sloterdijk, au troisième volume de Sphères, développe son théorème de l’explicitation du sous-jacent, compris comme l’opération intellectuelle qui a mis en mouvement le savoir au seuil de l’âge classique, en faisant le rapprochement entre les percées réalisées par les anatomistes du XVI éme siècle et la promotion de néo-visibilités au moyen d’incursions dans l’arrière-plan des phénomènes rendues possibles par ces deux machines infernales de l’oeil que sont le microscope et le télescope.

Disséquer, décomposer, décortiquer, dévoiler pour mieux connaître: tel est le paradigme épistémologique à l’origine de la science moderne et de ses ontologies régionales. Le modèle de l’anatomie s’associe alors à la quête de vérité sous les dehors immédiatement visibles des choses. Entre tous, Francis Bacon est assurément celui qui l’a le mieux compris. La nouvelle logique inductive qu’il entendait promouvoir, prévenait-il, ne pourra se réaliser sans une dissection et une diligente anatomie du monde: mundi dissectione atque anatomia diligentissima.

De là la nécessité d’être aux prises avec la nature, de la bousculer afin de lui faire livrer ses secrets grâce à la réaction que nous avons provoquée, étant donné que les opérations cachées de la nature se livrent mieux sous le tourment des arts que dans leur cours ordinaire (Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs).

Il est bien clair que le savant moderne, par opposition au savant de l’Antiquité, ne doit pas se tenir en retrait des phénomènes qu’il observe, mais que son regard doit au contraire se faire incisif et séparateur: il doit s’avancer vers ce qu’il observe, y pénétrer de force, suivre à la trace les opérations de la nature, les traquer, leur tendre des pièges.

bp35Yeux d’araignée

Le mot même qu’utilise ordinairement Bacon pour décrire le processus expérimental est éloquent: trial, qui signifie au début du XVIIe siècle examen judiciaire, procès et, sous l’influence de Bacon, test, mise à l’épreuve, méthode de vérification et d’expérience.