Lady Hamilton! Aurait-elle jamais cru, la fille du forgeron et de la cuisinière, qu’elle prendrait ce nom et ce titre, et, loin de son pays de Galles natal, régnerait à la cour du roi de Naples, comme femme de l’ambassadeur d’Angleterre, confidente et maîtresse de la reine? Se serait-elle jamais douté qu’après avoir gardé les moutons dans les paisibles campagnes de son enfance, elle jouerait un rôle capital dans un des plus sinistres épisodes de l’Europe moderne?
L’année de sa naissance est incertaine, on la fait varier de 1761 à 1765, son nom même n’est pas sûr, Emma Lyon, ou Lyonna; plus tard, on ne sait comment, Miss Hart, Harte pour madame Vigée-Lebrun, un des nombreux peintres qui, subjugués par sa beauté, firent son portrait.
Origine et naissance obscures, comme il convient pour ceux qui sont promis à une destinée hors pair, mythique. Après avoir été serveuse de ferme, Emma fut bonne d’enfants dans une ville de province puis demoiselle de magasin à Londres.
Son logeur lui donna un soir un billet pour le théâtre de Drury Lane, où Garrick et miss Siddons jouaient Roméo et Juliette. La fillette inculte fut bouleversée par le drame de Shakespeare. Rentrée dans sa petite chambre, elle s’étudia à reproduire les gestes et les intonations de l’actrice, et s’aperçut d’une coïncidence qu’elle jugea tenir du miracle: cette grâce du corps, ce charme de la voix qui l’avaient tant frappée chez la célèbre Miss Siddons, elle-même les possédait, et à un degré peut-être supérieur. Elle pouvait feindre à son gré la tristesse ou la joie, la mélancolie ou l’enthousiasme; donner, par ses poses qu’elle se mit à travailler devant le miroir, l’illusion de tous les sentiments; atteindre surtout à cette perfection de langueur que les Italiens appellent morbidezza. Ce fut une révélation. Elle comprit d’instinct tout le parti qu’il y avait à tirer de ce don, et qui ferait d’elle, en effet, quelques années plus tard, la championne de la mode néoclassique.
Deuxième épisode déterminant: la rencontre de miss Arabell, une jeune élégante de la haute société londonienne, qui engagea Emma comme femme de chambre, la couvrit de baisers et de caresses, en lui susurrant qu’elle aimerait être un homme pour l’enlever et en faire sa maîtresse. Ce jour-là, Emma devina que sa beauté avait un pouvoir exceptionnel, capable de subvenir la loi commune des sexes.
Pour le moment, c’est par les hommes qu’elle se mit à gravir les degrés de l’échelle sociale. Le frère d’une de ses amies d’enfance devait être enrôlé dans la marine; pour le sauver de la conscription, elle alla trouver le commandant du navire. Sir John Payne fut ensorcelé par la drôlesse. Emma put se dire qu’en permettant à sa vertu de capituler, elle commettait une bonne action. Le commandant libéra le garçon et garda la fille. Première des nombreuses liaisons qui marqueraient l’ascension mondaine de l’ancienne souillon.
Emma se laissa prendre par des amants de plus en plus riches et influents, qu’elle quittait quand elle les avait ruinés. Quitte à traverser, entre deux bonnes fortunes, des périodes de noire détresse, où, de la condition de courtisane élégante, elle descendait au rôle de luciole, de prostituée des bas-fonds. Tantôt roulant carrosse et s’enivrant de luxe, tantôt s’enfuyant comme une bohémienne et vagabondant parmi les docks et les squares. Les tribulations de la jeune femme sont décrites dans Souvenirs d’une favorite, un des romans les plus méconnus de Dumas, véritable Moll Flanders français.
Georges Romney, Emma as an Indian
Dans la belle résidence de campagne que possède sir Harry Featherson, elle se perfectionne dans l’art de dire des scènes de comédie et de tragédie, et de reproduire, par des poses plastiques, l’aspect des femmes les plus célèbres de l’Antiquité. Grâce à la mobilité de son visage, à la flexibilité de son corps, elle excelle à donner une idée exacte de ces personnages, et souvent, au dire de ses admirateurs, elle n’a même pas besoin de dire quelle héroïne de l’histoire grecque, romaine ou juive elle incarne, pour qu’ils la reconnaissent aussitôt. Devant le célèbre peintre George Romney, dont elle devient la maîtresse, elle met au point les attitudes voluptueuses qu’elle adoptera plus tard dans les salons napolitains.
Le plus singulier de ses premiers adulateurs est à coup sûr le docteur Graham, un aventurier qui tient de Cagliostro et de Mesmer, et se présente à elle comme le démonstrateur de la science mégalanthropogénésiaque. D’habitude, pour initier les badauds aux secrets de la nature féminine, il utilise une figure de cire de grandeur humaine, qu’il a baptisée la déesse Hygie, et qu’il couche devant le public sur un lit appelé le lit d’Apollon. En voyant Emma, il comprend quelle supériorité apportera à ses démonstrations le spectacle d’une beauté vivante. Il suffit qu’elle se laisse voir toute nue, pendant une heure, les yeux clos, endormie d’un sommeil magnétique.
Comme elle se récrie, il la rassure en lui racontant l’histoire de Phryné, l’hétaïre grecque accusée d’impiété, dont son avocat, à bout d’arguments, dénoua la ceinture et fit choir la tunique: elle était si belle que le tribunal non seulement la déclara innocente mais tomba à genoux. Et puis, à un homme qui vous propose 25 livres sterling par séance sans exiger de coucher avec vous, comment refuser une telle offre? Car le compagnonnage du magnétiseur et de la courtisane resta chaste. Elle n’avait qu’à s’étendre sur une estrade et rester exposée aux regards. Premier exemple et déjà chef-d’œuvre de cette sensualité froide qui ferait fureur sous Napoléon, et trouverait son expression artistique la plus accomplie dans les statues blanches, lisses, glaciales de Canova et de Thorvaldsen.
G.R. Emma as Nature
Un jeune aristocrate, Charles Greville, victime de cette glorification polaire de la beauté, tomba éperdument amoureux de la déesse Hygie et se mit en tête de réchauffer sa féminité engourdie sous les passes du charlatan. Emma quitta le docteur pour le lord. Il semble que leur amour fut sincère et réciproque. Il est non moins certain que la jeune femme, avertie par de trop nombreux déboires, songeait à se faire une situation plus stable. Le jeune homme, de son côté, qui ne refusait rien à sa coûteuse maîtresse, se vit bientôt au bord de la ruine.
Il ne fut pas long à se dire que seul un mariage avec une riche héritière pourrait rétablir ses finances. Tandis qu’elle cherchait à se faire épouser, lui se demandait comment se débarrasser d’une liaison encombrante. La providence amena alors à Londres un personnage appelé à orienter la destinée d’Emma vers un nouveau cap, et à lui donner la forme définitive du mythe.
Sir William Hamilton, cinquante-cinq ans, veuf, ambassadeur du roi d’Angleterre à Naples, frère de lait et camarade d’enfance de George III, était l’oncle de Charles Greville, qui le présenta à Emma et nota tout de suite la vive impression que causaient la beauté et les talents de sa maîtresse sur le diplomate grisonnant. D’où l’ingénieux plan qu’il échafauda: se délester de la jeune personne sur son oncle, qui lui serait reconnaissant de lui avoir cédé ce trésor, jouirait grâce à ce présent inespéré d’une vieillesse heureuse, sans songer à se remarier avec une femme d’une aussi basse extraction, ce qui garantirait au neveu l’intégralité de l’héritage.
William Hamilton, pour la persuader de quitter Londres avec lui, exposa à l’ancienne fille de ferme qu’épouser lord Greville ne la mettrait pas à l’abri de l’opprobre public. Dans la ville qui l’avait vue tour à tour la compagne de sir John Payne, la concubine de sir Harry Featherson, l’associée du docteur Graham, le modèle de George Romney, la boue des trottoirs, elle courrait le risque de rencontrer à chaque pas un témoin de son passé et un affront de la société, toujours malveillante à l’égard des marginaux triomphants. Une seule issue pour elle: au lieu de devenir sa nièce, devenir sa fille adoptive, rompre avec son pays et son passé, le suivre dans une ville où personne ne la connaît et où personne ne l’insultera, renaître avec lui sous le plus beau ciel du monde, et, profitant du crédit dont il dispose à la Cour, régner par ses talents sur l’aristocratie de Naples.
Il ne s’était pas trompé dans ses prédictions, mais avait mal calculé l’empire qu’Emma prendrait sur ses sens et sur son cœur. Cinq ans après son arrivée à Naples, elle réussit, en 1791, à se faire épouser. La voici lady Hamilton et une des premières dames du royaume. Pour éviter qu’on prenne leur aventure pour une vulgaire combinaison de démon de midi et d’intrigue mondaine, il faut dire un mot de ce William Hamilton, singulier et attachant personnage.
Deux passions intellectuelles l’avaient fixé à Naples. D’abord le Vésuve. Le cône fumant qu’il aperçoit du balcon du palais Sessa, siège de l’ambassade britannique, le fascine. En 1765, à peine arrivé dans son poste, il monte jusqu’au cratère et de justesse échappe à une projection de pierres. Il revient chaque jour observer les signes précurseurs de l’éruption, qui a lieu le 28 mars 1766. Il en envoie le compte rendu à la Royal Society de Londres, continue à étudier les phénomènes vésuviens et toutes les autres curiosités géologiques de la région, tels ces champs phlégéens qui fournissent à Hamilton le titre de l’ouvrage qu’il publie en 1776, et fait de lui le fondateur de la volcanologie, science alors inexistante. Une vraie passion: trois cents escalades du volcan, cinquante-huit explorations du cratère. Il demanda au peintre Pierre Fabris d’illustrer par des gouaches tous les aspects du volcan et de sa vie tumultueuse, fumées, laves, concrétions minérales, embrasements nocturnes. Texte et illustration forment un album superbe, qui a gardé toute sa séduction, non moins pour sa valeur scientifique que pour l’enthousiasme poétique des auteurs. Le volume parut à Naples. Une édition abrégée a été publiée sous le titre Les Fureurs du Vésuve, Gallimard, 1992.
Cette passion pour ce qui brûle et dévaste contraste, semble-t-il, avec la seconde obsession de l’ambassadeur. Il collectionne les urnes, les amphores, les médailles et les statues antiques, toute la vieillerie refroidie du monde qui est venue à la mode depuis qu’on a, vers le milieu du siècle, exhumé de leurs cendres les villes enfouies de Pompei et Herculanum. Les collections de William Hamilton forment aujourd’hui le premier fonds du département des antiquités au British Museum.
Souffrait-il que de ces vestiges ne montât qu’une odeur de mort? Que les trésors du passé appartinssent à un monde révolu ? Que la beauté grecque et romaine fût perdue sans remède? Peut-être pas sans remède, se dit-il en découvrant à Londres que la maîtresse de son neveu non seulement réunissait dans sa gracieuse personne les appas de Phryné et les charmes d’Aspasie, mais savait imiter leurs poses en se drapant de voiles à l’antique. Et voilà comment, sans doute, est née la troisième passion de sir Hamilton, synthèse des deux premières.
Sir William a maintenant épousé sa galerie de statues, commentait cette spirituelle peste de comtesse de Boigne. Autrement dit, il unissait sa vie à une femme qui, par la froideur de ses chorégraphies copiées sur les modèles pompéiens, avait allumé le feu dans ses veines.
Pierre Fabris, les Champs Phlégéens
La comtesse de Boigne, pendant ses années d’émigration, séjourna à Naples. Elle nous a laissé ce portrait d’Emma:
Pour satisfaire au goût de son mari, elle était habituellement vêtue d’une tunique blanche ceinte autour de la taille; ses cheveux flottaient ou étaient relevés par un peigne, mais sans avoir la forme d’une coiffure quelconque. Lorsqu’elle consentait à donner une représentation, elle se munissait de deux ou trois schalls [orthographe de l’époque] de cachemire, d’une urne, d’une cassolette, d’une lyre, d’un tambour de basque. Avec ce léger bagage et dans son costume classique, elle s’établissait au milieu d’un salon. Elle jetait sur sa tête un schall qui, traînant jusqu’à terre, la couvrait entièrement et, ainsi cachée, se drapait des autres. Puis elle le relevait subitement, quelquefois elle s’en débarrassait tout à fait, d’autres fois, à moitié enlevé, il entrait comme draperie dans le modèle quelle représentait. Mais toujours elle montrait la statue la plus admirablement composée. J’ai entendu dire à des artistes que, si on avait pu l’imiter, l’art n’aurait rien trouvé à y changer. Souvent elle variait son attitude et l’expression de sa physionomie. Passant du grave au doux, du plaisant au sévère, avant de laisser retomber le schall, dont la chute figurait une espèce d’entracte.
Goethe, de passage à Naples en 1787, s’était montré encore plus enthousiaste.
Le chevalier Hamilton, toujours ambassadeur d’Angleterre à Naples, et qui depuis une longue suite d’années a vainement cherché le bonheur dans l’étude de la nature et des arts, vient de le trouver enfin dans la personne d’une jeune Anglaise, qu’il s’est appropriée. Elle a vingt ans environ, est parfaitement bien faite et d’une beauté remarquable. Le chevalier lui a fait faire un costume grec qui lui va à ravir; ses cheveux flottent au hasard; et à l’aide d’un grand châle, sans lequel elle ne paraît jamais, elle change à l’infini ses poses et même l’expression de sa physionomie. En la regardant, on croit rêver, car on voit vivre et s’agiter devant soi toutes les perfections que les plus grands artistes auraient voulu pouvoir rendre sur leur toile. Tour à tour, assise ou agenouillée, debout ou couchée, cette merveilleuse jeune fille passe de la crainte à la menace, de la gravité à l’extravagance, de la tristesse à la taquinerie, de l’agacerie provoquante au repentir avec une prodigieuse facilité, et en ajustant les plis de son châle aux sentiments qu’elle exprime. Le vieux chevalier, une bougie à la main, éclaire lui-même les principales évolutions de cette fée, sur laquelle il a concentré toutes les affections de son âme, car il retrouve en elle les poses admirables des statues antiques et les profils enchanteurs des médailles siciliennes. J’ai consacré deux soirées à ces représentations, uniques dans leur genre; aujourd’hui, Tischbein fait le portrait de la jeune fille.
La baronne de Carlowitz, à qui j’emprunte cette excellente traduction qui date de la fin du siècle dernier, n’a commis qu’une petite malhonnêteté, en omettant, après les poses admirables des statues antiques et les profils enchanteurs des médailles siciliennes, les mots qui nous intéressent le plus aujourd’hui, parce qu’ils nous révèlent la nature ambiguë de notre héroïne: et jusqu’à l’Apollon du Belvédère.
Anonyme, Emma en officier autrichien
Ces deux témoignages sont concluants: on pouvait persifler la jeune femme et son vieil amoureux pour leur concubinage légitimé, on ne pouvait nier, ni qu’elle eût ressuscité les modèles de la statuaire antique, y compris les troubles séductions de l’androgynie, ni qu’il vénérât en elle, non la piquante Moll Flanders des trottoirs londoniens, mais l’Aphrodite de Praxitèle ou l’Athéna de Syracuse. Avec cela, toujours inculte ou du moins à peine dégrossie, elle conservait sa formidable vitalité populaire, qui l’exposa au mépris de la Boigne. Une mauvaise femme et une âme basse dans une enveloppe superbe, et, défaut encore plus grave dans l’opinion de la comtesse, une conversation dépourvue d’intérêt, et même d’intelligence.
C’est en quoi on peut dire qu’Emma appartient moins à la réalité qu’au mythe, et la qualifier de fatale, régie par le fatum. Même avant quelle ne fût mêlée à la tragédie de 1799. N’ayant jamais su apprendre à lire ni à écrire correctement, ignare de Rome et d’Athènes, forte de sa seule beauté et de ses dons de mimétisme, elle réussit à faire croire à une des sociétés les plus cultivées d’Europe qu’elle était la réincarnation de l’idéal pompéien. Une puissance inconnue, qu’elle ne maîtrisait pas elle-même, aveuglait la cohorte de ses thuriféraires.
La muse néoclassique s’attira les faveurs du personnage le plus puissant à Naples: la reine Marie-Caroline, d’une intelligence politique et d’une poigne bien supérieures à celles de son époux. Affligé d’un nez énorme qui lui donnait l’air, non d’un aigle, mais d’un perroquet, et lui valait le sobriquet de Rè Nasone, Ferdinand fut le souverain à la fois le plus inepte et le plus cruel de toute l’histoire des monarchies. N’ayant reçu aucune éducation, ne parlant même pas l’italien, s’exprimant dans le dialecte de la canaille, répugnant à s’occuper des affaires de l’État, non sans critiquer sa propre lâcheté avec une ironie impayable, il ne vivait que pour ses deux passe-temps favoris, la chasse et la pêche. Au petit marché de Mergellina, sur le quai, il vendait lui-même le poisson qu’il avait péché.
Adulé de son peuple, il ne suscitait que mépris chez la reine, laquelle, fille de Marie-Thérèse d’Autriche, était une princesse instruite, autoritaire, ambitieuse. Déçue par son époux, en qui elle découvrit une espèce de paysan illettré, un lazzarone du môle mangeant son macaroni en public dans la loge royale du San Carlo, trompée aussi bien dans ses aspirations politiques que dans ses appétits sexuels, inquiète de voir les idées françaises gagner de l’influence en Europe, braver sa religion, menacer son trône, puis humiliée et enragée par la condamnation à mort et l’exécution de sa sœur Marie-Antoinette, de plus en plus décidée à exercer le pouvoir dont Ferdinand se montrait si indigne, elle se donna pour tâche de combattre par tous les moyens la Révolution. Et le premier de ces moyens, ce fut la belle Emma.
Il y eut d’abord entre les deux femmes une complicité sensuelle. La reine m’enveloppa de son bras, m’attira à elle, et m’embrassa avec cette espèce de violence qui eût bien mieux convenu à un amant qu’à une amie. Marie-Caroline imprime le sceau de ses lèvres sur l’épaule, sur la bouche d’Emma, elle la déshabille, elle la presse contre elle, elle l’accable de caresses et de baisers. Les historiens professionnels passent sous silence de tels épisodes. On ne saurait comprendre ce qui arriva ensuite si l’on ne voit dans la reine, selon la formule mythologisante de Dumas, un mélange de Sapho et de Messaline. Les deux femmes se consolaient dans les bras l’une de l’autre, Marie-Caroline d’avoir pour époux un rustre, Emma d’être mariée à un antiquaire chenu. Dépitée d’être tenue à l’écart par certaines dames de l’aristocratie qui refusaient de fréquenter une parvenue, la fille du forgeron était d’autant plus enivrée de la complaisance royale.
Femme de tête autant que de sens, la reine ne perdait pas de vue le danger français. Toute sa politique consista à détacher le royaume de Naples de l’alliance conclue avec le Directoire par ses ministres, et à rechercher l’amitié de l’Angleterre, pour se venger de la nation qui avait décapité sa sœur. Au mépris des pactes stipulés, elle ouvrit le port de Naples aux navires de guerre britanniques, qui venaient se ravitailler en eau potable.
C’est en une de ces occasions qu’apparut pour la première fois le capitaine de vaisseau Horace Nelson. L’ambassadeur d’Angleterre le logea dans son palais.
Y eut-il coup de foudre entre Horace et Emma? Leurs légendaires amours, comparables, par l’intensité érotique et le pathos surnaturel, à celles d’Antoine et Cléopâtre, de Didon et Enée, de Bacchus et Ariane, comme on voudrait qu’elles eussent été immédiates, fulgurantes, incendiaires! En réalité il n’en fut rien. Horace remarqua la beauté d’Emma, mais ce marin froid et embarrassé jugea hors de portée cette Vénus. Il n’était déjà plus beau et pas encore célèbre. Il revint plusieurs fois, il commençait à gagner des batailles. La reine, qui suivait avec angoisse et fureur l’ascension de Bonaparte, était de plus en plus persuadée qu’en dehors de l’Angleterre, aucune puissance ne serait capable de barrer la route au petit général.
Elle s’ingénia à rapprocher Nelson d’Emma. Obéissante aux instructions de celle qui était doublement sa maîtresse, Emma ne fut pas longue à ensorceler le capitaine.
Lorsque, après la victoire d’Aboukir, qui rendit courage aux coalisés et donna la gloire au commandant de l’escadre britannique, celui-ci revint à Naples à bord du Foudroyant, Emma fut la première à monter sur le pont. Utilisant une des poses qu’elle avait mises au point lors de ses danses du châle, elle s’arrangea pour s’évanouir dans l’unique bras du vainqueur. Il avait perdu l’autre devant Santa Cruz de Tenerife, de même qu’il avait laissé un œil au combat de Calvi. L’illustre mutilé, sans doute monocouille, comme un autre héros des Deux-Mondes, Lance Armstrong, et la demi-mondaine reconvertie dans le saphisme royal se livrèrent alors à une passion frénétique, qui eut des conséquences importantes pour l’histoire du monde et décisives pour l’histoire de Naples.
Une route de campagne dévastée aux abords de Naples. Eté comme hiver, quatorze heures par jour, à l’ombre d’un parapluie ou les mains suspendues au dessus d’un vieux bidon de peinture servant de brasero, une quarantaine de filles occupent dès huit heures du matin leur poste de travail. A chaque croisement, entre une décharge sauvage et un champ cultivé, elles exhibent et vendent leur corps d’ébène pour une somme allant de dix à vingt-cinq euros. Ces visages et ces corps qui n’ont plus d’identité sont pour la plupart originaires de Lagos ou de Benin City, au Nigeria. Ici, elles s’appelleront Gioa, Beauty, Valentina, Sofia ou Pamela. Celles qui viennent d’arriver se retrouvent sous la coupe d’anciennes prostituées parvenues au rang de Madame, mères maquerelles qui leur trouvent un morceau de trottoir dont le loyer est redevable à la Camorra. Les nouvelles recrues comprennent très vite qu’elles doivent gagner rapidement des sommes colossales pour rembourser la dette contractée auprès des organisateurs du voyage et dont le montant atteint 50 000 euros. Cette dette est scellée avant le départ par des rituels vaudous.
Par Emma, Marie-Caroline assura à la défense de son royaume le concours efficace de la flotte anglaise. Quand les armées du Directoire, sous le commandement du général Championnet, s’approchèrent de Naples pour l’occuper, le roi, la reine, sir William, lady Hamilton, les ministres et la cour s’enfuirent sur le navire amiral de Nelson qui les transporta à Palerme. C’était en décembre 1798. La Sicile ne tomba jamais aux mains des Français, protégée par l’invincible armada britannique. Et c’est de Sicile que partit la reconquête du royaume. Marie-Caroline dictait à sa favorite les moyens d’obliger Nelson à obtenir de son gouvernement l’autorisation de consacrer toutes les forces navales anglaises à la sauvegarde de l’Etat napolitain.
Rappelons ici ce qu’a été l’arrivée des Français à Naples. Une délivrance. Une libération. Gouverné par Marie-Caroline et ses rancœurs absolutistes, le royaume était devenu la forteresse de la Contre-Révolution. Les patriotes, ainsi qu’on appelait ceux qui s’étaient ralliés aux Lumières, étaient traqués par la police, jetés en prison, torturés, exécutés. Ainsi qu’il se produit dans les États où la plèbe reste analphabète, la minorité instruite l’était à un degré supérieur.
Ces talents, notaires, avocats, médecins, appelait de leurs vœux des réformes juridiques, économiques, politiques. Nourris de Voltaire et de Rousseau, appuyés par une large fraction de l’aristocratie -comme partout en Europe, y compris en France- ils profitèrent de l’entrée des troupes françaises pour instaurer la République parthénopéenne. Ce fut, pendant quelques mois de l’année 1799, comme un éclatant lever de soleil, une période d’enthousiasme et de progrès, où se distinguèrent deux femmes, la chevalière San Felice, qui donna son nom au grand et beau roman de Dumas, et la publiciste Eleonora Fonseca Pimentel, fondatrice du Moniteur Parthénopéen.
Exhorté par la reine, le cardinal Ruffo leva une armée populaire en Calabre, La Sainte Foi, marcha sur Naples et attaqua la ville d’où le Directoire avait retiré la garnison française. Rue après rue, maison après maison, on se battit avec une violence inouïe. Au courage des patriotes qui défendaient avec la dernière énergie leurs principes, fit pendant la cruauté d’une plèbe déchaînée par l’odeur du sang et l’assurance du pillage. Héroïsme d’un côté, sauvagerie de l’autre, Naples connut l’horreur d’une guerre civile.
Le cardinal arrêta le carnage, ouvrit des négociations avec les républicains et signa en bonne et due forme un traité par lequel il leur accordait la vie sauve et le droit, pour ceux qui le désiraient, de s’embarquer à destination de Toulon.
Quand elle apprit les clauses du traité, Marie-Caroline écuma, s’étrangla, tempêta. Les patriotes n’étaient pour elle que des traîtres, des félons, des régicides, engeance maudite qu’il fallait exterminer. A Palerme, où la cour était demeurée, elle convoqua Emma dans sa salle de bains, plongea toute nue avec elle dans l’eau savonneuse, et, mettant les gâteries de Sapho au service de la perfidie de Messaline, persuada la docile houri de convaincre Nelson de cingler avec toute sa flotte vers Naples pour empêcher l’application du traité. Ma chère Milady, lui dit-elle au milieu de leurs ébrouements aquatiques, je recommande à milord Nelson de traiter Naples comme si ce fût une ville rebelle en Irlande. La reine donna à sir William des instructions écrites, mais les véritables ordres étaient ceux qu’Emma avait reçus entre deux baisers et qu’elle devait, de la même manière, transmettre à Nelson.
Du film d’Antonietta De Lillo Il resto di niente
De lui-même, Nelson, animé d’une haine primaire contre la secte impie des républicains, n’avait sans doute pas besoin de cet encouragement. En outre, le prince Caracciolo, amiral de l’escadre napolitaine, avait pris le parti des Français, et l’anglais n’était pas fâché de se débarrasser d’un rival. Sans les instances d’Emma, dont il était devenu plus esclave qu’Hercule d’Omphale ou Renaud d’Armide, il est peu probable cependant qu’il eût trahi aussi ignominieusement son honneur de soldat.
Il arriva à Naples, refusa de reconnaître la capitulation signée par le cardinal au nom du roi, fit incarcérer ceux à qui on avait promis des navires pour la France et livra aux échafauds des hommes et des femmes couverts par une convention officielle. Il lui eût été facile de répondre à la reine, comme le vicomte d’Othez l’avait fait à Charles IX et comme du Barail le ferait à Thiers lors de l’écrasement de la Commune de Paris, qu’il était un général et non un bourreau.
Tout ce qui avait participé de près ou de loin à la République Parthénopéenne fut envoyé au supplice. Domenico Cirillo, Mario Pagano, la fine fleur du droit, de la science, de la médecine, fauchée impitoyablement. Le jeune duc Serra di Cassano, décapité. La chevalière San Felice, décapitée. Eleonora Pimentel, pendue, sur la place publique, sous les insultes et les quolibets de la plèbe. L’amiral et prince Caracciolo amené prisonnier sur le navire de Nelson, pendu à une vergue et son cadavre jeté à la mer.
Jamais Naples ne s’est relevée de ce désastre, qu’on ne peut comparer qu’à l’extermination par les nazis de l’intelligentsia juive, ou au massacre de l’élite russe dans les camps soviétiques.
Sir William mourut en avril 1803. Pendant la bataille de Trafalgar, en octobre 1805, un coup de feu tua Nelson à bord de la Victory. L’ancienne ambassadrice, réduite à la gêne, était si peu consciente de la valeur du soldat qui s’était déshonoré pour lui plaire, ou elle ne l’avait jamais aimé que d’une ardeur si factice, qu’elle abandonna en gage à un créancier l’uniforme de Nelson porté le jour de sa mort, la sainte relique teinte encore du sang de la victoire. Jusqu’au bout emportée par ce fatum auquel elle restait étrangère, la veuve eut une fin misérable. En vain réclamait-elle du gouvernement anglais une pension, pour les services rendus à la Couronne. N’avait-elle pas gardé le royaume de Naples dans la coalition antifrançaise, stimulé Nelson à combattre sans pitié les ennemis des rois, contribué au triomphe des monarchies légitimes sur l’usurpateur, et même donné une petite Horatia à celui qui était devenu un héros national? Peines perdues: une enfant adultérine, des victoires remportées au creux d’une baignoire, le mépris de la foi jurée, la destruction d’une des sociétés les plus brillantes d’Europe, ce n’étaient pas là des services qu’un gouvernement pût reconnaître. A bout de ressources, elle échoua à Calais, où elle mourut, le 15 janvier 1805.
Elle allait être inhumée dans la fosse commune, lorsqu’un négociant anglais, établi dans ce port, assuma la dépense des funérailles.
Les derniers Bourbons de Naples: Il Rè Nasone. Et après lui il Rè Bomba, et enfin il Rè Lasagna. Quant à Eléonora, elle s’est transformée en ligne d’horizon.
Avec Dominique Fernandez