II Mais si nous croyons, nous sorciers, que la magie nous élève au-dessus de l’humanité, Voldemort devient possible et sans doute inévitable

À la fin de La Coupe de feu, Voldemort est de retour. Il a retrouvé un corps, imparfait et fragile, mais suffisant pour être libre de ses mouvements et pour agir. De cette régénération, Harry Potter a été tout à la fois le témoin direct et l’instrument. Une goutte de son sang a parachevé le sortilège. Il a vu arriver les principaux conjurés, répondant à l’appel de leur maître. Il a affronté le Seigneur des Ténèbres en combat singulier. Il est parvenu à lui tenir tête et à lui échapper. Mais quand il témoigne, personne ne le croit, à l’exception de Dumbledore. S’ouvre alors une période d’incertitude; elle est décrite dans L’Ordre du Phénix.

Apeuré, le ministre de la Magie préfère nier le retour de Voldemort. Il s’agit, selon la position offi­cielle, d’une invention; non seulement on met en doute la version de Harry Potter, mais on la dénonce comme une manœuvre de basse politique. De proche en proche, on en vient à accuser Dumbledore de nourrir des projets séditieux. Ses adversaires prétendent qu’en répandant des bruits alar­mistes, celui-ci cherche à provoquer une panique; aidé des élèves de Poudlard organisés en armée, il en profiterait pour prendre d’assaut le Ministère et s’emparer du pouvoir. On reconnaît les ressorts d’une tactique éprouvée: lorsque menace un dan­ger majeur, nier l’évidence, discréditer ceux qui le mettent en lumière, dissimuler sa propre irréso­lution et sa peur en les présentant comme les seules attitudes raisonnables.

61bfc64d4af9aefcea0b029b783a265eChamberlain, Munich, 1938

Tous les pays européens ont connu des épi­sodes de ce type, au cours de leur histoire récente. J. K. Rowling a elle-même rappelé la conduite du ministère Chamberlain à l’encontre de Churchill. Il est hors de doute que les films ont fait fond sur cette analogie. Churchill dénonçait les menées bel­liqueuses de Hitler et l’inertie des démocraties face à son inexorable avancée. Avec une violence qu’on a oubliée aujourd’hui, l’ensemble du parti conser­vateur et une bonne partie de la presse usaient de tous les procédés, y compris les plus déloyaux, pour ridiculiser les pessimistes et suspecter leurs moti­vations. Après la conférence de Munich, saluée avec enthousiasme par l’opinion publique, tant en Grande-Bretagne qu’en France, il fallut l’invasion de la Pologne, le 1er septembre 1939, pour que la réalité s’impose.

Comme les partisans de Chamberlain en leur temps, le ministère de la Magie ne recule devant rien. Ni la célébrité de Harry Potter, ni le prestige de Dumbledore ne les protégeront. Expulser le premier de Poudlard et le priver du droit d’exercer la magie, envoyer le second en prison, la menace est, dans les deux cas, sur le point d’être mise à exé­cution. Les ruses les plus grossières sont employées; leur succéderont des violences morales, puis phy­siques, y compris à l’égard des élèves de Poudlard. L’emprise du Ministère sur l’école se fera de plus en plus étroite, jusqu’à devenir absolue. Quand on se souvient que Poudlard constitue la pierre angu­laire de ce qui tient lieu de système politique dans le monde des sorciers, on peut parler d’un véri­table coup d’État. À la fin de LOrdre du Phénix, on pourrait reprendre, en la transposant, la phrase que Churchill lançait aux munichois: Le ministère de la Magie avait le choix entre la guerre et la honte. Il a choisi la honte, et il aura la guerre.

Au-delà de l’allusion factuelle, d’autres éléments plus proprement cinématographiques sont à prendre en compte. À travers l’exemple de Chamberlain, le récit potterien convoque l’histoire du XXc siècle. C’est un changement. Jusque-là, la référence à la Grande-Bretagne était institutionnelle et politique, plutôt qu’événementielle; cette fois, un événement particulier fournit la grille d’interprétation. Qui plus est, cet événement est relativement récent, alors que le monde des sorciers était plutôt tourné vers un passé lointain. Les décors en portent la marque. Le ministère de la Magie, en tant que lieu, apparaissait peu; néanmoins quelques images en étaient montrées dans La Coupe de feu; grâce à la magie, Harry Potter avait été ramené une dizaine d’années en arrière, au procès des complices de Voldemort. Dans ces brèves séquences, rien ne rappelle le XXe siècle, alors qu’elles sont censées se dérouler au cours des années 1980.

The-Duke-and-Duchess-of-W-009Le Duc et Wallis, 1937

Il n’en va pas du tout de même à la fin de LOrdre du Phénix. On pénètre dans le Ministère. Un premier détail frappe d’emblée: fini, le style vieillot. Une immense représentation en pied du ministre Fudge domine le hall d’accueil. Pour la première fois, on observe l’irruption de la propagande, semblable, dans sa forme matérielle et dans son intention, aux propagandes modernes. Depuis l’Antiquité, le culte du dirigeant passe par le recours à des images démesurées; mais les techniques du XXe siècle ont perfectionné l’héritage; le réalisateur en a tenu compte. À cela s’ajoute le rôle de la presse; dans LOrdre du Phénix, elle occupe une place grandis­sante. On en avait déjà eu un aperçu dans la Coupe de feu; mais la journaliste Rita Skeeter y était plus déplaisante que vraiment dangereuse. Son goût pour le travestissement de la vérité, sa malveillance blessaient les individus, mais ne portaient pas à des conséquences politiques. Dans LOrdre du Phénix, la situation change; avec La Gazette du Sorcier, on a affaire à un journal soumis aux ordres du pouvoir, répandant sans scrupules des rumeurs infondées et naviguant à vue, toujours du côté du plus fort. On devine qu’on est de fait au régime du journal unique, malgré les tentatives de presse indépen­dante, sur lesquelles les films s’étendent peu, sinon pour en faire apparaître la fragilité. Là encore, le XXe siècle transparaît, sous l’un de ses pires aspects.

Dans Les Reliques de la Mort 1, la présence du XXe siècle s’accentue. Une nouvelle fois, on pénètre dans le ministère de la Magie. Il est désormais entièrement acquis aux partisans de Voldemort. On assiste à un interrogatoire mené par Dolorès Ombrage; une femme est soupçonnée de s’être fait passer frauduleusement pour une sorcière. Aucune de ses réponses n’est prise en compte; aucune preuve n’est examinée; l’accusée est condamnée d’avance. La séquence fait allusion aux procès truqués qui jalonnent l’histoire du XXe siècle. Par une cruelle ironie, les procédés maccarthystes de la chasse aux sorcières sont retournés et réutilisés dans une chasse aux faux sorciers, aussi arbitraire que son modèle.

Pendant ce temps, les bureaux préparent une campagne contre Harry Potter; les brochures et les affiches reproduisent les caractères imprimés, le style de photographie et les couleurs utilisés dans les pays totalitaires. À l’entrée du bâtiment, ce n’est plus une image en pied qui accueille le visiteur, mais un groupe sculpté, représentant les moldus et les sang-de-bourbe, écrasés par le pouvoir des sor­ciers et voués à l’esclavage. Jusque-là, la statuaire de Poudlard évoquait plutôt le style néo-gothique des victoriens; elle était en tout cas strictement déco­rative. D’un film à l’autre, on a avancé d’un siècle. La propagande et la manipulation des masses ont pris le dessus.

hist_20_ww2_1938_1939_ger_munich_pic_daladier_ribbentrop_munich_1938Daladier et Ribbentrop, Munich 1938

Après que la guerre ouverte a été déclenchée, la résistance s’organise. Se méfiant désormais de la magie, dont Voldemort contrôle ou surveille toutes les utilisations, les réseaux se servent de la technologie des moldus. Là encore, ils retrouvent le XXe siècle; la radio demeure le moyen principal pour rester en relations. Les émissions clandestines retrouvent le ton et les sonorités de la Seconde Guerre mondiale.

Si l’analogie avec Chamberlain est validée, alors il faut admettre l’analogie complémentaire: Voldemort est à rapprocher de Hitler. La consé­quence s’impose presque mécaniquement, mais surtout elle offre une clé d’interprétation. Bien des traits de Voldemort renvoient à Hitler; au premier chef, la doctrine de la pureté du sang et le projet de dominer le monde. Nul besoin d’éla­borer longuement le rapprochement. S’y ajoutent des détails, qui, additionnés, font sens. Voldemort a changé de nom. Il était né Tom Elvis Jedusor; le nom qui le rendra célèbre et redouté, il se l’est donné à lui-même. On a longtemps prétendu que Hitler avait fait de même, en abandonnant son nom de naissance, Schicklgruber. L’historien Alan Bullock a, dès 1952, établi la fausseté de cette rumeur, mais j’avoue que j’y croyais encore jus­qu’à une date récente. En tout cas, elle a conservé suffisamment de portée politique pour que le rap­prochement vaille. Ce sera un geste significatif de la part de Dumbledore que de revenir publique­ment, au début du Prince de sang-mêlé, au prénom et au patronyme d’origine de son adversaire: en renvoyant à ce dernier le nom Tom Jedusor, il le dépouille de l’appareil terrifiant que celui-ci s’était patiemment construit. Quand les ennemis de Hitler l’appelaient par ce qu’ils prétendaient être son nom d’état-civil, ils poursuivaient un but semblable.

voldemort_by_chrislocksart-d2167ujTom Jedusor a changé de nom, parce que, dit-il dans la Chambre des secrets, il ne voulait pas conser­ver l’abominable nom de son père moldu. Il efface ainsi la trace de sa propre impureté de sang. On sait que de nombreux soupçons pesaient sur les origines de Hitler; dès les premiers temps de son ascension, ses adversaires le taxaient de bâtardise. Sa mère aurait été séduite par un riche propriétaire. Ce propriétaire, ajoutaient-ils, était juif. Le parti nazi prit les mesures nécessaires pour contrer l’opéra­tion, mais le plus remarquable est ailleurs: la ques­tion, au bout de quelques mois, avait perdu toute importance. Une fois que le nazisme se fut pleine­ment développé, plus personne ne s’interrogea. Les antihitiériens avait beau railler, l’aryanité de Hitler avait été élevée au rang d’axiome et de dogme. De la même manière, la généalogie de Voldemort ne gêne pas ses partisans. Ils la connaissent généralement. L’intéressé lui-même n’en fait pas mystère. Fidèle entre les fidèles, Bellatrix Lestrange est fanatiquement attachée à la pureté du sang; elle n’est pas moins fanatiquement attachée à Voldemort. Comme aucun de ces deux fanatismes ne relève de la logique, il est vain de chercher à les opposer: quand la logique a été mise en congé, le principe de contradiction ne s’applique pas.

L’ascension du Maître des Ténèbres bénéficie de l’appui de la plupart des grandes familles, les Malefoy, les Lestrange, les Black et quelques autres. Elles souhaitent que leur soit définitivement reconnue la prééminence qu’à leurs yeux, la pureté de leur sang leur réserve. Elles sont animées par ce qu’on peut appeler un imaginaire de supériorité. À la supériorité dont elles s’imaginent porteuses par droit de naissance doit correspondre une traduction matérielle en termes de pouvoir. Cette reconnais­sance, escomptent-elles, commencera au sein du monde des sorciers, puis elle s’étendra au monde des moldus, quand ces derniers auront été soumis. Elles voient en Voldemort celui qui réalisera le pro­gramme; quelques exceptions individuelles mises à part, leur attachement n’est pas inconditionnel; elles ont leurs raisons, qui relèvent, selon elles, de la stricte rationalité politique.

De la même manière, Hitler bénéficia de l’adhé­sion de la droite conservatrice. On y trouvait non seulement les grandes fortunes et les grands noms de l’aristocratie, mais beaucoup de ceux qui se tenaient pour porteurs d’une supériorité -l’ancienneté de la famille, un savoir garanti par les universités, une distinction militaire. En formulant ouvertement un programme antijuif, Hitler offrait le moyen de rassembler le plus largement possible au sein des masses. La droite conservatrice pensa avoir ainsi résolu la contradiction qui, dans la République de Weimar, lui rendait difficile la conquête du pou­voir. Elle avait besoin du suffrage universel, mais ses conceptions la condamnaient à ne pas pouvoir aisément s’en servir; quand on considère que la supériorité authentique est inconciliable avec le grand nombre, il est difficile de gagner des élec­tions.

Lily-Evans-lily-evans-23931329-2522-1600 Lily Potter

L’antisémitisme permit de populariser l’imaginaire de supériorité. Tout Allemand de souche, quel que fût son rang, pou­vait et devait se tenir pour supérieur à un Juif.

Puis vint la prise de pouvoir. On sait ce qui arriva. La droite conservatrice découvrit bientôt que Hitler n’avait nul souci de la satisfaire. Lui seul déterminait qui était supérieur ou pas. Un parcours analogue est suivi par les sectateurs de Voldemort. Lucius Malefoy expérimente à ses dépens qu’il est, comme n’importe quel autre, soumis aux caprices de son maître. Si d’aventure il se révèle insuffi­samment efficace, il le paiera. Mais il paiera aussi, s’il cesse simplement de plaire. Il sera privé de sa magnifique résidence, publiquement tourné en dérision, dépossédé de ce qui constituait son iden­tité de sorcier: sa baguette.

Très révélatrice, une des premières scènes des Reliques de la mort 1: les principaux fidèles sont rassemblés autour d’une longue table, dans une grande salle. Voldemort préside; Rogue vient d’arri­ver; on aperçoit les Malefoy, Bellatrix Lestrange et d’autres, plus anonymes. On comprendra plus tard qu’on se trouve au manoir des Malefoy, désor­mais réquisitionné. Près de l’entrée, on entrevoit un corps suspendu en l’air à l’horizontale, les bras liés derrière le dos, la tête pendant en arrière. Le nouveau maître des lieux met au point les détails d’un plan d’enlèvement et de mise à mort de Harry. Sachant qu’il ne peut se servir de sa propre baguette, il contraint Lucius Malefoy à lui re­mettre la sienne, non sans s’être moqué de lui cruellement. Enfin commence l’horreur. Par la force de la magie, Voldemort amène au-dessus de la table le corps suspendu, de façon qu’il soit visible de tous. Il s’agit d’une femme, professeur à Poudlard; elle enseignait l’égalité entre moldus et sorciers et prônait les mariages mixtes. Elle est encore vivante. Elle implore Rogue de l’aider, au nom de leur ami­tié; il demeure impassible. Voldemort lance le sor­tilège de mort, puis appelle Nagini, son serpent: Ton dîner, lui dit-il. L’animal rampe le long de la table, entre deux rangées de sorciers terrifiés; la gueule s’ouvre, un son bref, puis un écran noir. C’est la dévoration.

À dessein, Voldemort a convié ses partisans à un spectacle dont il sait que la plupart d’entre eux ne le supporteront pas. Il leur donne à voir de près ce qu’ils avaient choisi d’ignorer: le pouvoir, qu’ils ont concouru à installer, n’imposera aucune limite à son exercice; quand bien même une cruauté se révélerait inutile, ce ne sera pas une raison pour ne pas la pousser à l’extrême, bien au contraire. De manière générale, la rationalité politique n’aura jamais le dernier mot, parce que le dernier mot revient au bon plaisir de Voldemort. Or, ce plaisir est d’essence bestiale. Contrairement à ce qu’espé­raient les grandes familles, le nouveau pouvoir ne veut pas établir un ordre; il veut plonger le monde dans un pur désordre. Il veut le ramener à l’état de nature; Nagini en est le symbole, Nagini ou plutôt le couple qu’elle forme avec son maître. Ni che­veux, ni sourcils, ni cils, le nez aplati et les narines réduites à deux fentes, le regard fixe, celui-ci n’est plus tout à fait un être humain. Son visage est devenu reptilien.

Nagini_Malfoy_Manor_EsstischDans l’économie du film, la scène de dévoration fonctionne comme une étape initiatique. Les par­tisans de Voldemort ont enfin accès au mystère de leur maître. Il faut qu’un spectacle tragique leur fasse ressentir la terreur et la pitié, afin qu’ils soient purgés à jamais de tels sentiments. Grâce à cette sanglante caricature de la catharsis aristotélicienne, ils seront transformés en pures machines de service. Ils auront mesuré combien leur maître l’emporte sur eux. Puissants, ils l’ont été et le sont encore, mais Voldemort est littéralement tout-puissant. Il est en passe d’avoir vaincu la mort, ce que nul n’avait jamais accompli, sauf dans un conte que les sorciers racontent à leurs enfants; à ses yeux, il ne peut exister ni amis, ni alliés parce que, seul immortel parmi les mortels, il n’a plus rien de commun avec personne.

Sauf peut-être avec son serpent; Nagini est une femelle; son nom est, en sanscrit et en hindi, un substantif féminin; est ainsi désignée une entité du panthéon hindouiste, qui prend la forme d’un cobra géant. Dans les romans, le pronom she apparaît régulièrement. Quoique les films soient moins explicites, she est utilisé au moins une fois par Harry, dans Les Reliques de la mort 2. Sensible à la beauté de Cédric Diggory, indifférent à la dévotion de Bellatrix Lestrange, Voldemort n’admet au fond qu’une seule présence féminine à ses côtés. Le serpent n’est pas seulement sa tueuse; il lui a confié un fragment de son âme; ce secret les lie l’un à l’autre. À l’extrême fin des Reliques de la mort 2, Nagini sera le dernier et unique garant de l’immortalité de son maître. Après qu’elle aura été décapitée, celui-ci mourra. Dans Les Reliques de la mort 1, elle devient sous nos yeux une parèdre, à la fois mère nourricière, sœur et épouse. Voldemort avait ouvert la séance en dénonçant les unions entre moldus et sorciers; il l’achève en rendant publique sa propre union avec un serpent.

Quand la mort n’existe pas, tout est permis.

On croirait que le cinéaste s’est souvenu des représentations classiques de la Cène: en anglais, The Last Supper, le dernier repas du soir. Il les a mêlées aux représentations d’un repas de noces. Les disciples sont attablés, comme s’ils devaient effecti­vement festoyer. Buvez, car ceci est mon sang, mangez, car ceci est mon corps, disait Jésus. Voldemort souligne lui-même que le serpent doit avoir son dîner. Dîner, souper, l’allusion paraît claire: le mage noir célèbre une Eucharistie et, simultané­ment, son propre mariage; il contraint les assistants à être des témoins; en même temps, il les initie à une foi nouvelle. Il leur fait entendre, sans les prononcer, des paroles sacramentelles: regardez le serpent s’abreuver du sang de l’une de vos semblables, regardez, car ce sang pourrait être le vôtre. Regardez le serpent se gorger de chair, car cette chair pourrait être la vôtre.

samhain_2_by_chouette_e-d4fwiljLes Mangemorts se mangeront entre eux, si leur chef le veut ainsi. Le christianisme et le Christ sont absents du monde des sorciers, mais, en cet instant eucharistique et nuptial, le Maître des Ténèbres se déploie, au sens propre, comme l’Époux et le Messie du crime.

Le récit potterien énonce une mise en garde. Elle s’adresse à tous les imaginaires de supériorité. On reconnaît sans peine à travers les grandes familles de sorciers les diverses aristocraties européennes et plus spécialement l’aristocratie anglaise. Dans les années 1930, cette dernière s’est laissé séduire par le discours fasciste, à un degré que l’on commence seulement à découvrir. Mussolini d’abord, Hitler ensuite ont été fort admirés. Le Royaume-Uni et l’ensemble de l’Empire britannique ont été à deux doigts d’avoir pour souverain, en la personne du futur duc de Windsor, un admirateur du nazisme. Hugh Richard Arthur Grosvenor, deuxième duc de Westminster, possesseur d’une fortune colos­sale, figure éminente de la haute société, amant de Coco Chanel, finançait des réseaux profascistes et se répandait publiquement en tirades antisémites. Pendant la guerre, il alla, semble-t-il, plus loin encore. Le roman de Kazuo Ishiguro, Les Vestiges du jour, et le film qu’en a tiré James Ivory ont rendu célèbres ce type de données.

Sorcier de génie, volonté inflexible, certitude d’être le plus grand, Voldemort peut s’emparer des plus arrogants, en se servant précisément de leur arrogance. Puisque les sorciers tendent, en raison de leurs pouvoirs, à s’imaginer supérieurs, la méca­nique des passions les prédestine à rallier celui qui se proclame lui-même le plus grand sorcier de tous les temps. Très peu auront la force d’âme de Rogue. Il se retournera contre celui que pourtant il ne cesse pas de tenir pour un génie. Il rompra avec l’ima­ginaire de supériorité, alors même qu’il continue d’en être habité. Il se laissera emporter par une pas­sion autre, qui, justement, ne doit rien à la relation supérieur/inférieur: l’amour inconditionnel qu’il voue à Lily Potter. Mais la force d’âme d’un seul ne suffit pas. Les sorciers peuvent surmonter les lois de la nature, ils ne peuvent échapper aux passions; tant qu’ils croiront que la magie élève au-dessus de l’humanité ceux qui ont le talent de la pratiquer, Voldemort sera possible et sans doute inévitable.

HP7-PT2-TRL-1335Narcissa Malefoy

Dumbledore a compris cela; il s’en prendra directement à l’imaginaire de supérioritéIl revient au monde sans magie d’entendre la mise en garde. Le récit potterien se tourne vers l’avenir. Pour faire comprendre le présent, il s’appuie sur des expériences passées. Il est bon de le suivre, mais il est aussi nécessaire d’en revenir. Voldemort partage plusieurs traits avec Hitler, ai-je dit; oui, mais il ne faut pas se contenter de remon­ter aux années 1930. Il faut déterminer le danger qui menace aujourd’hui. Qu’est-ce qui correspond ici et maintenant à Voldemort? Aux créateurs du Parti Intérieur dans le monde d’Orwell? …

Jean-Claude Milner