Pourquoi répètent-ils que créer, c’est résister … Pour que rien ne change jamais, ô paradoxe !

On accorde volontiers à l’art une vertu de résistance. Dans le monde de l’opinion, cette affirmation ne pose pas de problème. Il y est admis que l’art résiste de diverses manières qui convergent en un pouvoir unique. D’un côté la consistance de l’œuvre résiste à l’usure du temps; de l’autre, l’acte qui l’a produite résiste à la détermination du concept. Qui résiste au temps et au concept est censé résister aux pouvoirs.

Le cliché de l’artiste libre et rebelle vient aisément illustrer cette logique. La fortune du mot résistance tient à sa ressource homonymique. Celle-ci permet de construire une analogie entre la résistance passive de la pierre et l’opposition active des hommes. D’autre part, le mot de résistance a gardée son éclat parmi tant de mots tombés en désuétude ou en suspicion: com­munauté, révolte, révolution, prolétariat, classes, émancipation, etc … Il n’est plus très bien vu de vouloir changer le monde pour le rendre plus juste. Mais juste­ment l’homonymie lexicale de la résistance est aussi une ambivalence pratique: résister, c’est prendre la posture de celui qui s’oppose à l’ordre des choses, tout en rejetant le risque de bouleverser cet ordre. Et l’on sait que, de nos jours, la pos­ture héroïque de celui qui résiste au torrent démocratique, communicationnel et publicitaire s’unit volontiers avec la déférence à l’égard des dominations et des exploitations en place.

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Si nous récusons ces fausses évidences de l’opinion, quel lien pouvons-nous éta­blir entre l’idée d’une activité ou d’un domaine appelé art et celle d’une vertu spécifique de résistance? Que pouvons-nous faire de l’homonymie du mot résis­tance qui contient plusieurs idées en un seul mot? L’art est dit résister, en effet, selon deux sens du terme qui sont apparemment contradictoires: comme la chose qui persiste dans son être et comme les hommes qui refusent de persister dans leur situation. À quelles conditions cette équivalence entre deux résistances appa­remment contradictoires est-elle pensable? Comment la puissance de ce qui se tient en soi peut-elle être en même temps la puissance de ce qui sort de soi, de ce qui intervient pour changer l’ordre même qui définit sa consistance propre? Et qui a lu Nietzsche ne peut pas ne pas entendre derrière la question comment pouvons-nous penser cela? une autre question: pourquoi devons-nous le pen­ser?

Pourquoi avons-nous besoin de penser l’art à la fois comme une puissance d’autonomie, de maintien en soi, et comme une puissance de sortie et de trans­formation de soi?

Je voudrais examiner ce nœud problématique à partir d’un texte emprunté à Gilles Deleuze.

Dans le chapitre de Qu’est-ce que la philosophie? consacré à l’art nous lisons ceci:

L’écrivain tord le langage, le fait vibrer, l’étreint, le fend, pour arracher le percept aux percep­tions, l’affect aux affections, la sensation à l’opinion -en vue, on l’espère, de ce peuple qui manque encore, c’est la tâche de tout art, et la peinture, la musique n’arrachent pas moins aux couleurs et aux sons les accords nouveaux, les paysages plastiques ou mélodiques, les per­sonnages rythmiques qui les élèvent jusqu’au chant de la terre et au cri des hommes: ce qui constitue le ton, la santé, un bloc visuel et sonore. Un monument ne commémore pas, ne célè­bre pas quelque chose qui s’est passé, mais confie à l’oreille de l’avenir les sensations persistan­tes qui incarnent l’événement: la souffrance toujours renouvelée des hommes, leur protesta­tion recréée, leur lutte toujours reprise. Tout serait-il vain parce que la souffrance est éternelle, et que les révolutions ne survivent pas à leur victoire? Mais le succès d’une révolution ne réside qu’en elle-même, précisément dans les vibrations, les étreintes, les ouvertures qu’elle a données aux hommes au moment où elle se faisait, et qui composent en soi un monument toujours en devenir, comme ces tumulus auxquels chaque nouveau voyageur apporte une pierre.

Le mot de résistance n’est pas prononcé dans ce texte. Mais il s’emploie bien à résoudre le problème que ce mot recouvre: comment transformer l’analogie des résistances en dynamique? D’un côté, il nous présente une analogie entre deux processus: les hommes souffrent, protestent, luttent, s’étreignent un instant avant que la souffrance solitaire reprenne ses droits; l’artiste tord et étreint le langage ou arrache les percepts plastiques ou musicaux aux perceptions optiques et sonores pour les élever jusqu’au cri des hommes. Il y a analogie, mais entre les deux il y a apparemment une faille à franchir. L’artiste travaille en vue d’une fin que ce travail ne peut accomplir lui-même: il travaille en vue d’un peuple qui man­que. Mais d’un autre côté, ce travail se présente lui-même comme le comblement du fossé séparant l’étreinte artistique de l’étreinte révolutionnaire.

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Les vibrations et les étreintes prennent une figure consistante dans la solidité du monument. Et la solidité du monument est en même temps un langage, le mouvement d’une transmission: le monument confie à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qui incarnent la souffrance et la lutte. Ces sensations se trans­forment dans la vibration et l’étreinte révolutionnaire, lesquelles apportent leur pierre au monument en devenir.

Un monument qui parle à l’avenir et un avenir qui a des oreilles, c’est un peu trop pour des oreilles habituées à entendre que le refus de la métaphore est l’alpha et l’oméga de la pensée deleuzienne. Or apparemment la métaphore règne dans ce texte et elle y règne dans sa fonction pleine: la métaphore n’est pas un simple ornement de langage, elle est, comme l’indique son étymologie, un pas­sage ou un transport. Pour aller de la vibration extraite par l’artiste à la vibration révolutionnaire, il faut un monument qui fasse des blocs de vibrations un langage adressé à l’avenir. Ce passage doit lui-même condenser plusieurs passages, plu­sieurs sauts conceptuels: pour opérer le saut de la torsion artistique des sensations à la lutte des hommes, il doit assurer l’équivalence entre la dynamique de la vibra­tion et la statique du monument. Il faut que, dans l’immobilité du monument, la vibration en appelle une autre, parle à une autre. Mais cette parole elle-même est double: elle est transmission de l’effort ou de la résistance des hommes et elle est transmission de ce qui résiste à l’humanité, transmission des forces du chaos, forces captées sur lui et incessamment reconquises par lui. Le chaos doit devenir forme résistante, la forme doit redevenir chaos résistant. Le monument doit deve­nir révolution et la révolution re-devenir monument.

À travers le jeu de la métaphore, le fossé entre le présent de l’œuvre et l’avenir du peuple s’avère comme un lien constitutif. Le travail de l’art n’est pas seulement en vue d’un peuple. Ce peuple appartient à la définition même de la résis­tance de l’art, c’est-à-dire de l’union des contraires qui le définit en même temps comme étreinte des lutteurs fixée en monument et comme monument en deve­nir et en lutte. La résistance de l’œuvre n’est pas le secours de l’art à la politique. Elle n’est pas l’imitation ou l’anticipation de la politique par l’art. Elle est propre­ment leur identité.

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L’art est la politique. Telle est la thèse deleuzienne fondamen­tale exprimée par ce passage. Pour qu’il le soit, il faut qu’il soit l’identité de deux langages du monument: langage humain de ces monuments dont Schiller disait qu’ils transmettent aux hommes de l’avenir la grandeur intacte des cités libres dis­parues; langage inhumain des pierres romantiques dont la parole muette dément le bavardage et l’agitation des hommes. Or ce jeu de cache-cache entre la pensée et l’art a une conséquence paradoxale: l’art est de l’art -il résiste dans sa nature d’art pour autant qu’il n’est pas le produit de la volonté de faire de l’art, qu’il est autre chose que de l’art.

Cette autre chose s’appelle chez Hegel esprit d’un peuple: la statue grecque est pour nous de l’art pour autant qu’elle était autre chose chez son sculpteur: la repré­sentation des dieux de la cité, le décor de ses institutions et de ses fêtes. Elle s’appelle médecine chez Deleuze qui cite à ce propos une phrase de Le Clézio: Un jour, on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine.

Les deux formules ne s’opposent pas en leur principe: la statue grecque est la santé d’un peuple, et la médecine deleuzienne est, comme celle de Nietzsche, une médecine de la civilisation. La différence est que le représentant de la santé du peuple grec s’appelle Apollon, tandis que le médecin deleuzien a la figure de Dionysos. Apollon et Dionysos ne sont pas simplement des personnages de Nietzsche. Si celui-ci a pu théoriser la tragédie dans leur bipolarité, c’est parce que cette bipolarité structurait déjà le régime esthétique de l’art. Elle marque la dou­ble façon dont s’y exprime l’écart de l’art à lui-même, la tension de la pensée et de l’impensé qui le définissent. Apollon emblématise le moment où l’union de la pensée et de l’impensé de l’art se fixe en une figure harmonieuse. C’est la figure d’une humanité où la culture ne se distingue pas de la nature, d’un peuple dont les dieux ne se séparent pas de la vie de la cité. Dionysos, c’est la figure du fond obscur qui résiste à la pensée, de la souffrance de la nature première aux prises avec la déchirure de la culture. La résistance de l’art, c’est, en fait, la tension des contraires, la tension interminable entre Apollon et Dionysos: entre la figure heureuse du dissensus annulé, dissimulé dans la figure anthropomorphe du beau dieu de pierre et le dissensus rouvert, exacerbé dans la fureur ou la plainte diony­siaque: dans la volonté de néant d’Achab ou le néant de volonté de Bartleby, ces deux témoins de la nature première, de la nature inhumaine.

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C’est ici que la dissensualité artistique vient se nouer au thème du peuple à venir. Pour comprendre ce nœud, il nous faut revenir à ce qui fonde le régime esthétique moderne de l’art: la rupture de l’accord entre les règles de l’art et les lois de la sensibilité qui marquait l’ordre représentatif classique. Dans cet ordre, la forme active s’imposait à la matière passive à travers les règles de l’art. Et le plai­sir éprouvé vérifiait que les règles de la poiesis artistique correspondaient aux lois de la sensibilité. Il le vérifiait du moins pour ceux dont les sens pouvaient être pris pour témoins véridiques: les hommes de goût, les hommes de la nature raffinée opposée à la nature sauvage. C’est-à-dire que l’ordre représentatif était celui d’une double hiérarchie: commandement de la forme sur la matière, distinction entre la nature sensible sauvage et la nature sensible raffinée.

L’homme de goût, disait Voltaire, a d’autres yeux, d’autres oreilles, un autre tact que l’homme grossier.

La révolution esthétique révoque cette double hiérarchie. L’expérience esthétique suspend le commandement de la forme sur la matière, de l’entendement actif sur la sensibilité passive. La dissensualité esthétique, alors, n’est pas simple­ment la scission de la vieille nature humaine. Elle est aussi la révocation du type d’humanité qu’elle impliquait; une humanité structurée par la distinction entre les hommes aux sens grossiers et les hommes aux sens raffinés, les hommes de l’intelligence active et les hommes de la sensibilité passive. C’est ce que résume le paragraphe 60 de la Critique du Jugement, qui voit dans l’universalité esthétique la médiatrice d’un nouveau sentiment d’humanité, le principe d’une communication dépassant l’opposition entre le raffinement des classes culti­vées et la simple nature des classes incultes.

Derrière le monument qui parle à l’avenir de Deleuze, il faut entendre la musique première de cette communi­cation kantienne. Il faut aussi se souvenir que la Critique du Jugement est contemporaine de la Révolution Française. Un auteur a tiré toutes les conséquen­ces de cette contemporanéité. C’est Schiller qui dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme a dégagé la signification politique de la résistance ou du dissensus esthétique. Le libre jeu esthétique, c’est l’abolition de l’opposition entre forme et matière, entre activité et passivité. C’est l’abolition de l’opposition entre une pleine humanité et une sous-humanité. Le libre jeu esthétique et l’uni­versalité du jugement de goût définissent une liberté et une égalité nouvelles, dif­férentes de celles que le gouvernement révolutionnaire a voulu imposer sous la forme de la loi: une liberté et une égalité non plus abstraites mais sensibles. L’expérience esthétique est celle d’un sensorium inédit où les hiérarchies qui struc­turaient l’expérience sensible sont abolies. C’est pourquoi elle porte en elle la pro­messe d’un nouvel art de vivre des individus et de la communauté, la promesse d’une humanité nouvelle.

La résistance de l’art définit ainsi une politique propre qui se déclare plus apte que l’autre à promouvoir une communauté humaine nouvelle, unie non plus par les formes abstraites de la loi mais par les liens de l’expérience vécue. Elle porte la promesse d’un peuple à venir qui connaîtra une liberté et une égalité effec­tives et non plus seulement représentées.

Mais cette promesse est marquée par le paradoxe de la résistance artistique. L’art promet un peuple de deux façons contradictoires: en tant qu’il est art et en tant qu’il n’est pas art.

D’un côté l’art promet en vertu de la résistance qui le constitue, en raison de sa distance à l’égard des autres formes de l’expérience sensible. Dans la quinzième des Lettres sur l’éducation esthétique de l’Homme, juste après nous avoir assuré que le libre jeu esthétique était fondateur d’un nouvel art de vivre, Schiller nous installe imaginairement devant une statue grecque comme la Junon Ludovisi.

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La déesse nous dit-il, est enfermée en elle-même, oisive, libre de tout souci et de toute fin. Nous comprenons que cette absence de résistance définit la résistance de la statue, son extériorité par rapport aux formes normales de l’expérience sensible. Et ce parce qu’elle ne veut rien, parce qu’elle est extérieure au monde de la pensée et de la volonté qui commandent, parce qu’elle est, en somme, inhumaine, que la statue est libre et préfigure une humanité délivrée comme elle des liens du vouloir qui opprime. C’est parce qu’elle est muette, parce qu’elle ne nous parle pas et ne s’intéresse pas à notre humanité que la statue peut confier aux oreilles de l’avenir la promesse d’une humanité nouvelle. Le paradoxe de la résistance sans résistance se manifeste alors dans toute sa pureté. La résistance de l’œuvre d’art représentant la déesse qui ne résiste pas appelle un peuple à venir. Mais elle l’appelle dans la mesure même où elle persiste dans sa distance, dans son éloignement de toute volonté humaine. La résistance de la statue promet un avenir à des hommes qui, comme elle, cesseraient de traduire en luttes leur souffrance et leur plainte.

Mais la perspective se renverse aussitôt et le paradoxe se présente sous forme inverse: l’art porte promesse, pour Schiller, dans la mesure même où il est le résultat de quelque chose qui n’était pas de l’art pour ceux qui l’ont fait. Ce qui fait la liberté résistante de la statue de pierre, c’est qu’elle est l’expression d’une certaine liberté, ou, en termes deleuziens, d’une certaine santé. La liberté autosuffisante de la statue est celle du peuple qui s’y est exprimé. Or un peuple libre, dans cette vision, c’est un peuple qui ne connaît pas l’art comme réalité séparée, qui ne connait pas la séparation de l’expérience collective en formes distinctes appelées art, politique, religion.

Ce que la statue promet, c’est un avenir où, à nouveau, les formes de l’art ne se distingueront plus des formes de la politique, ni des formes de l’expérience et de la croyance communes. La résistance de l’art promet un peuple dans la mesure où elle promet sa propre abolition, l’abolition de la distance ou de l’inhumanité de l’art. L’art reçoit alors pour but sa propre suppression, la transformation de ses formes en formes d’un monde sensible commun. Du temps de la Révolution française au temps de la Révolution soviétique, la révolution esthétique a signifié cette auto-réalisation et cette auto-suppression de l’art dans la construction d’une vie nouvelle où l’art, la politique, l’économie ou la culture se fondraient en une seule et même forme de vie collective.

On sait que cette auto-suppression de l’art dans la construction de la communauté s’est réalisé d’une manière tout autre qu’elle ne le pensait. D’un côté elle a été engloutie dans la discipline d’un régime soviétique qui n’avait que faire d’ar­tistes constructeurs de formes de vie et voulait seulement des artistes illustrateurs de sa propre manière de construire la vie nouvelle. De l’autre, le projet d’un art formant les formes de la vie quotidienne s’est réalisé ironiquement dans l’esthétisation de la marchandise et de la vie quotidienne du capitalisme.

Ce double des­tin, tragique et comique, du projet d’un art devenu vie a nourri en réaction l’au­tre grande forme de la métapolitique esthétique: l’idée d’un art qui accompagne la résistance des dominés et promet une liberté et une égalité à venir dans la mesure même où il affirme sa résistance absolue à toute compromission dans les tâches du militantisme politique ou l’esthétisation des formes de la vie quoti­dienne.

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C’est ce que résume la formule d’Adorno: la fonction sociale de l’art est de n’en pas avoir.

Dans cette conception, l’art ne résiste pas par le seul fait d’assurer sa distance. Il résiste parce que sa clôture même se déclare comme intenable, parce qu’elle est le lieu d’une contradiction indépassable. Ce que la solitude de l’art ne cesse de présenter pour Adorno, c’est la contradiction entre son apparence auto­nome et la réalité de la division du travail, symbolisée par l’épisode célèbre de L’Odyssée qui sépare la maîtrise d’Ulysse, attaché à son mât, le travail des matelots aux oreilles bouchées et le chant des sirènes. Pour mieux dénoncer la division capitaliste du travail et les embellissements de la marchandise, la musique de Schönberg doit être encore plus mécanique, encore plus inhumaine que la chaîne fordiste. Mais cette inhumanité fait à son tour apparaître la tâche du refoulé, la séparation capitaliste du travail et de la jouissance.

C’est en rejouant sans fin l’inhumanité de l’humain et l’humanité de l’inhumain que la résistance de l’œuvre maintient la promesse esthétique d’une vie réconciliée. Mais elle ne la maintient qu’au prix de la différer indéfiniment, de refuser comme simulacre toute réconciliation.

La résistance de l’art apparaît ainsi comme un paradoxe à double face. Pour tenir la promesse d’un peuple nouveau, elle doit soit se supprimer elle-même soit différer indéfiniment la venue de ce peuple. 

Ce paradoxe dans la politique de l’art renvoie au paradoxe même de sa définition dans le régime esthétique de l’art: les choses de l’art ne s’y définissent plus, comme avant, par les règles d’une pratique. Elles se définissent par leur appartenance à une expérience sensible spécifique, celle d’un sensible soustrait aux formes ordinaires de l’expé­rience sensible. Mais cette différence dans les formes de l’expérience ne saurait être une différence dans la nature même des produits. Le sensorium esthétique qui rend visible les produits de l’art comme produits de l’art ne leur donne par là aucune matière, aucune qualité sensible qui leur appartiendrait en propre. La dif­férence de l’art n’existe que pour autant qu’elle est construite cas par cas, pas à pas, dans des stratégies singulières d’artiste.

L’artiste doit faire intentionnellement une œuvre capable de s’émanciper comme puissance de l’impersonnel et de l’inhu­main. Il doit le faire en risquant à chaque pas que cette impersonnalité de l’art se confonde avec une autre, avec la prose ou les clichés du monde dont aucune bar­rière réelle ne le sépare. La différence esthétique est toujours à faire sous la forme du comme si.

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Le livre, dit Proust, doit s’écrire comme s’il était fait de la langue même de la sensation L’œuvre est la métaphore prolongée de la différence incon­sistante qui la fait être comme présent de l’art et avenir d’un peuple.

C’est ce destin mélancolique de l’art et de sa politique que Deleuze refuse. Il entend en premier lieu forcer le dilemme qui enferme l’art entre l’autosuppression de la résistance ou le maintien d’une résistance qui diffère indéfiniment le peuple à venir. II veut que la vibration d’un son ou l’étreinte de deux formes plastiques ait la résistance du monument. Et il veut que le monument parle à l’avenir, qu’une note de Berg, le ring de boxe d’une toile de Bacon ou l’histoire de métamorphose racontée par une nouvelle de Kafka produisent non point la promesse d’un peu­ple mais sa réalité, une nouvelle manière de peupler la terre. Ce forçage du dilemme politique de l’esthétique suppose un autre forçage dans la définition même du processus de l’art. Pour Deleuze, l’art ne peut être au régime du comme si et de la métaphore: il faut que son sensible soit réellement différent. Il faut que l’inhumain qui le sépare de lui-même soit réellement inhumain.

Rien de plus significatif, de ce point de vue, que son rapport avec Proust. Il lui emprunte la vibration et l’étreinte qui témoignent de la confrontation de deux ordres, celui du sensible organisé par l’entendement et celui du sensible en sa vérité. Mais chez Proust la différence est en dernière instance le travail de la métaphore. C’est la métaphore voulue de l’écrivain qui doit témoigner de l’irruption involontaire de la vérité, c’est-à-dire lui donner sa réalité littéraire. Deleuze, lui, refuse que la métaphore soit en dernière instance la vérité de sa vérité. Il veut qu’elle soit une métamorphose réelle: la littérature doit produire non pas une métaphore mais une métamorphose, le sensible qu’elle produit doit être aussi différent de celui qui organise notre expérience quotidienne que le cancrelat dans la chambre de Grégoire Samsa est différent du bon fils et de l’honnête employé Grégoire Samsa. La mélodie schumanienne doit s’identifier au chant de la terre. Achab doit être le témoin de la nature première et Bartleby doit être un Christ, le médiateur entre deux ordres radicalement séparés. Pour cela il faut que l’artiste soit lui-même passé de l’autre côté, qu’il ait vécu quelque chose de trop fort, d’irrespirable, une expérience de la nature première, de la nature inhumaine dont il revienne les yeux rougis et marqué dans sa chair. Il est alors possible d’excéder le comme si kantien, la métaphore proustienne ou la contradiction adornienne. Reste à savoir le prix à payer pour cet excès. Ce prix a payer, c’est proprement la réintro­duction d’une transcendance dans la pensée de l’immanence.

Ces yeux rougis, ce rapport avec quelque chose de trop fort, d’irrespirable nous rappellent en effet une autre expérience philosophique de rencontre entre deux ordres. Elles rappellent la dramaturgie kantienne de l’expérience du sublime qui confronte l’ordre sensible à l’ordre suprasensible. Pour Deleuze la puissance du dissensus artistique ne peut s’exprimer dans le simple écart de la poiseis à l’aisthesis. Elle doit doit être la puissance communiquée à la poiesis par la surpuissance d’une aisthesis, c’est-à-dire, en définitive, la puissance de la différence ontologique entre deux ordres de réalité. L’artiste est celui qui s’est trouvé exposé à la surpuissance du sensible pur de la nature inhumaine, et le travail qui arrache le percept à la per­ception est l’effet de l’exposition à cette surpuissance. Cette conceptualisation reprend à la théorie kantienne du sublime l’idée de la confrontation entre deux ordres.

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La différence est que chez Kant, la confrontation de l’imagination avec une expérience sensible de démesure introduisait l’esprit à prendre conscience de la puissance supérieure de la raison et de sa vocation suprasensible. Chez Deleuze le suprasensible rencontré dans l’expérience sublime n’est pas l’intelligible, il est le sensible pur, la puissance inhumaine de la vie. L’immanence doit alors se faire transcendance. Mais aussi, chez Kant l’expérience du sublime nous faisait sortir du domaine de l’art et de l’esthétique. Elle marquait le passage de la sphère esthé­tique à la sphère morale. Chez Deleuze cette différence de l’autonomie esthétique à l’autonomie morale est réinvestie au sein même de la pratique de l’art et de l’ex­périence esthétique. L’art est la transcription de l’expérience du sensible suprasen­sible, la manifestation d’une transcendance de la Vie, qui est le nom deleuzien de l’Être. Il est la transcription d’une expérience d’hétéronomie de l’humain à l’égard de la Vie.

Dans quelle mesure cette puissance hétéronome de la Vie peut-elle devenir puissance d’un collectif humain en lutte? Pour poser cette question, il me semble utile de comparer la formulation deleuzienne avec celle d’un philosophe contem­porain de Deleuze qui a tiré des mêmes présuppositions des conséquences diamé­tralement opposées, Jean-François Lyotard. Lyotard, en effet, fait du sublime kan­tien le principe de l’art moderne. L’art moderne tout entier est pour lui l’inscription du désaccord sublime entre l’esprit et une puissance sensible en excès, une puissance qui désempare l’esprit. Et, pour lui aussi, cette puissance du sensi­ble suprasensible est celui de l’Inhumain. Il procède donc, comme Deleuze, par inversion de l’analyse kantienne. Comme lui, il transforme l’écart entre deux sphères en expérience d’une transcendance du sensible à lui-même. Et comme lui il fait de l’expérience de cette transcendance le principe même de la pratique artis­tique. Mais il en tire une tout autre conséquence.

Deleuze et Guattari écrivent un Kafka pour opposer cette surpuissance du sensible d’exception au règne œdipien paranoïaque du père et de la loi et en tirer le principe d’une communauté frater­nelle. Lyotard tire la conclusion inverse. Le choc du sensible suprasensible n’est pas la force déterritorialisante qui fait du monument un appel aux étreintes fra­ternelles du futur. Il est la force qui sépare l’esprit de lui-même, qui témoigne de son aliénation première et irrémédiable à la puissance de l’Autre. Cet autre prend alors le nom de la Chose freudienne avant de prendre le nom de la Loi. L’art devient le témoignage de cette dépendance immémoriale de l’esprit à l’égard de l’Autre. L’utopie fraternelle n’est que l’avatar de ce rêve d’émancipation né au temps des Lumières qui est le rêve d’un esprit maître de lui-même et de son monde, débarrassé de la puissance de l’Autre. Pour Lyotard ce rêve d’une humanité maîtresse d’elle-même n’est pas seulement naïf, il est criminel. C’est lui qui trouve sa réalisation dans le génocide nazi. L’extermination des Juifs d’Europe, c’est en effet l’extermination du peuple témoin de la dépendance de l’esprit à l’égard de la loi de l’Autre. La résistance de l’art consiste alors à porter un double témoignage: témoignage de l’aliénation indépassable de l’humain et témoignage de la catastrophe qui naît de la méconnaissance de cette aliénation.

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Lyotard tire donc de la réinterprétation de l’écart sublime des conséquences entièrement opposées à celles du peuple à venir deleuzien. Elles sont assurément moins sym­pathiques. Je crains malheureusement qu’elles ne soient plus logiques, que la transcendance instaurée au cœur de l’immanence ne signifie, de fait, la soumis­sion de l’art à une loi d’hétéronomie qui récuse toute transmission de la vibration de la couleur et de l’étreinte des formes aux vibrations et aux étreintes d’une humanité fraternelle.

Peut-être faut-il alors choisir: ou bien la différence sensible qui institue l’art est une différence sans consistance ontologique, une différence à chaque fois refaite dans le travail singulier d’impersonnalisation propre à une procédure artistique particulière. L’appropriation artistique de l’inhumain reste le travail de la méta­phore. Et c’est par cette précarité même qu’elle se lie au travail précaire et toujours menacé de l’invention politique qui sépare ses sujets et ses scènes de la normalité des groupes sociaux et de leurs conflits d’intérêts. Ou bien on transforme la dif­férence poétique en différence ontologique. Mais cette réalisation revient à noyer les spécificités de l’invention politique ou artistique dans une même expérience sensible-suprasensible. Le devenir politique de l’art devient alors la confusion éthi­que où l’art et la politique s’évanouissent tous deux, au nom même de leur union.

Et de cette confusion ce qui sort logiquement, ce n’est pas une humanité rendue fraternelle par l’expérience de l’Inhumain. C’est une humanité renvoyée à la vanité de tout rêve fraternel.

Le thème de la résistance de l’art est donc tout autre chose qu’une équivo­que de langage dont on pourrait se libérer en renvoyant la consistance de l’art et la protestation politique chacune de son côté. Il désigne bien le lien intime et paradoxal entre une idée de l’art et une idée de la politique. L’art vit depuis deux siècles de la tension même qui le fait exister à la fois en lui-même et au-delà de lui-même et promettre un avenir destiné à demeurer inaccompli.

Le problème n’est donc pas de renvoyer chacun chez soi mais de maintenir la tension même qui tend l’une vers l’autre une politique de l’art et une poétique de la politique qui ne peu­vent se rejoindre sans se supprimer elles-mêmes. Maintenir cette tension, c’est aujourd’hui s’opposer à la confusion éthique qui tend à s’imposer au nom de la résistance, sous le nom de la résistance. Le mouvement du monument à l’étreinte et de l’étreinte au monument ne s’achève jamais qu’au prix de son annulation. Pour que la résistance de l’art ne s’évanouisse pas dans son contraire, elle doit res­ter la tension irrésolue entre deux résistances.

Jacques Rancière

Claude Lévêque

Ce texte a pour origine une communication présentée en novembre 2004 à Fortaleza (Brésil), à l’oc­casion du colloque Art et Résistance organisé par le Laboratorio de Estudos e Pesquisas da Subjetividade de l’Université Fédérale du Ceara, à l’initiative de Daniel Lins

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Diane et Callixte, 1991

C’est en rejouant sans fin l’inhumanité de l’humain et l’humanité de l’inhumain que la résistance de l’œuvre maintient la promesse esthétique d’une vie réconciliée. Mais elle ne la maintient qu’au prix de la différer indéfiniment, de refuser comme simulacre toute réconciliation: ici s’avance l’œuvre de  Klossowski.