Comme le bonheur et la liberté, l’émerveillement de la rai­son est toujours conquis sur les puis­sances qui voudraient nous faire vieillir prématurément

Les Lumières sont devenues notre mauvaise conscience.

D’où vient la croyance naïve dans les sciences et la technique? De l’opti­misme des Lumières qui, à force de dépasser les limites, a abandonné nos vies au fonctionnement des machines. Comment expliquer le dérèglement cli­matique? Par l’aboutissement d’un pro­cessus initié au XVIIIéme siècle qui a fait de l’humanité, à force d’industrie et de pol­lutions, une puissance géologique per­turbant la nature au risque de l’anéantir. Quel est le point de départ des mas­sacres à grande échelle qui ont émaillé l’histoire du XXéme siècle? De la croyance fanatique dans un progrès qui justifierait tous les sacrifices …

On pourrait allonger indéfi­niment la liste des griefs qui situent les Lumières au commencement d’une aventure qui aurait dû élever l’homme très au-dessus du reste de la création et a fini par le ravaler au rang de chose manipulable.

tumblr_mb50wtQLuF1qfkyvuo1_1280 Ces critiques sont fidèles à l’idéologie qu’elles dénoncent. Les Lumières n’ont pas cessé de dresser des tribunaux (contre l’absolutisme royal, l’obscurantisme religieux et toutes les formes de superstitions). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’elles soient elles-mêmes citées à comparaître au tri­bunal de l’histoire. Le temps serait venu de juger une époque qui voulait juger de tout. De ce point de vue, le verdict semble aller de soi: que pèse le tableau des progrès de l’esprit humain dressé par Condorcet devant les problèmes apparemment insolubles auxquels nous sommes désormais confrontés juste­ment parce que nous avons cru à un sens de l’histoire?

Lorsque, à la suite de Kant, Michel Foucault demande Qu’est-ce que les Lumières?, il entérine ce scepticisme sur le progrès. Ce n’est pas la fière exhortation kantienne (Sapere aude! ~ Ose te servir de ton propre entende­ment!) qui l’intéresse, ni non plus la définition des Lumières comme volon­té de sortir de l’état de minorité où nous maintiennent les pouvoirs établis. Comme la plupart des penseurs de la fin du XXéme siècle, Foucault doute de l’automaticité du lien entre le développement de la science et l’expansion de la liberté.

Foucault suggère une autre manière, plus critique, de se rapporter à l’idée de progrès. Il ne s’agit pas de décréter ce que sera l’avenir, mais de légitimer le présent à partir des virtualités qu’il porte en lui. De Kant et des Lumières, il retient moins une doctrine optimiste qu’un geste inaugural: se risquer à une ontologie de la singularité de l’époque actuelle.

Cela n’implique pas un désintérêt pour le passé (Voltaire ou Hume étaient histo­riens), mais la claire conscience que quelque chose d’inédit et d’absolument imprévisible est advenu dans le présent. Les hommes des Lumières ne voulaient pas se vivre comme des fils dont l’unique tâche consiste à perpétuer l’œuvre des pères. Foucault rappelle que le principal héritage qu’ils nous lèguent consiste à accueillir comme une bonne nouvelle le fait de ne pas avoir d’héritage.

La passion pour le présent est déjà inscrite dans le mot Lumières. Cette métaphore suggère que la vérité ne vient pas des choses, mais du regard qu’on porte sur elles. Le XVIIIéme siècle met ainsi un terme à la croyance selon laquelle la sagesse consiste à contem­pler Dieu, le ciel ou le passé comme si le vrai se trouvait hors de l’esprit et que l’unique rôle de la raison était de le recevoir passivement. On affirme désormais que la connaissance est de part en part construite par l’esprit humain, même au prix d’un conflit avec les puissances de la tradition. En insis­tant sur la responsabilité humaine, les Lumières inventent une nouvelle atti­tude à l’égard du temps présent. Le pas­sé historique ne regorge plus de normes applicables ou d’exemples à imiter. La réponse à la question Qui sommes-nous?  ne se trouve nulle part ailleurs que dans nos tentatives actuelles pour y répondre. C’est pourquoi les Lumières réhabilitent la curiosité contre un certain chris­tianisme traditionnaliste. Si chaque vérité doit être arrachée aux choses, le plus petit brin d’herbe est susceptible de receler un trésor. Le goût pour la nou­veauté est aussi un don pour s’émer­veiller du monde jusque dans ses moindres détails.

warhol-debbie-harryjpg-924159dc8a60a647Plutôt que d’ironiser sur la croyance béate des Lumières dans les pouvoirs de la raison, il faut comprendre cette nouvelle organisation du visible. Ce qui nous reste caché ne l’est qu’en raison de nos insuffisances et de notre absence de courage. Il n’y a pas d’obscurité qui ne trouve sa source dans l’obscurantisme, c’est-à-dire dans une volonté de ne pas savoir. Celle-ci est le fait d’institutions (Églises ou États) qui se méfient de la nouveauté parce que l’inédit est toujours un défi à l’autorité.

De là l’image ambiguë de l’homme des Lumières; il est à la fois un enfant qui semble découvrir pour la première fois la nature (ses lois, ses classifications, ses beautés) et un soldat qui sait qu’il n’y a pas de connaissance vraie sans lutte active contre les préjugés. Car pour s’émerveiller du monde présent, il faut avoir vaincu les charmes du monde ancien, celui où régnaient les ordres ras­surants de la religion et de l’absolutisme.

Une figure de ce soldat enfant est Fontenelle, et cela bien qu’il mourût presque centenaire. Dans ses Entre­tiens sur la pluralité des mondes (1686), il explique à une marquise les bienfaits de la théorie de Copernic. On sait com­bien de luttes, parfois à mort, il fallut engager pour parvenir à convaincre les autorités d’admettre que la Terre n’est pas au centre de l’univers. Mais une fois cette vérité acquise, que de joies enfantines à pouvoir imaginer d’autres mondes habités! Armé de son téles­cope, Fontenelle imagine des sociétés lunaires ou vénusiennes où il n’y aurait plus de riches ni de pauvres, où les rois accorderaient des droits à leurs sujets et où, comble du rêve autorisé par la science, les femmes seraient les égales des hommes. Sa logique est celle du pourquoi non?

Pourquoi ce monde, avec ses ordres, ses traditions et ses injustices, serait-il le seul pos­sible puisque nous savons désormais qu’il est comparable à une poussière d’univers?

Insatisfait de ne pas comprendre et demandant des raisons à tout bout de champ, l’homme des Lumières a bien quelque chose de la naïveté exaspérante de l’enfance Il lui arrive même de croire que la mort est un problème dont on devrait pouvoir trouver la solution avec un peu de bonne volonté et beaucoup de science. Mais parce qu’il a été un soldat avant d’être un enfant (en fait: pour pouvoir redevenir un enfant), le représentant des Lumières échappe au reproche de candeur inconsciente qu’on lui adresse trop souvent. Pour parvenir à regarder la nature ou la société avec un œil neuf, il a fallu batail­ler avec des résistances inouïes dont rien ne permet de dire qu’elles ne se reconstitueront pas. Les arguments d’autorité, les objections violentes au désir de savoir comme le retour douillet à l’état de minorité sont des menaces qui ne cessent de planer au-dessus de la raison des Lumières.

C’est pourquoi les Lumières authen­tiques sort indissociables de la conscience de leur échec. Ce qui vaut pour la lumière physique qui se réflé­chit ou se réfracte à la rencontre de la matière vaut pour les Lumières méta­physiques: elles ne  suivent pas un cours linéaire. De cela Kant, que l’on présente parfois comme l’enfant le plus optimiste des Lumières européennes est encore le meilleur témoin. Dans son commentaire, Foucault ne remarque pas que Kant publiera exactement dix ans après Qu’est-ce que les Lumières?, et dans la même revue (la Berlinische Monatsschrift), un article intitulé La  Fin de toutes choses. Il s’agit d’un écrit eschatologique qui traite de la fascina­tion immémoriale des hommes pour la fin du monde et l’abolition du temps dans l’éternité. On croirait ce texte écrit pour l’époque messianique du premier christianisme ou pour la nôtre, si éprise de catastrophisme apocalyptique.

001-ingrid-bergman-theredlistC’est pourtant bien pour son époque que le philosophe écrit. Le catastro­phisme est d’emblée l’envers des Lumières et de leur prétendue croyance naïve dans le progrès. Kant rappelle que les hommes voient des signes annoncia­teurs du dernier jour dans des phéno­mènes naturels (Des changements inhabituels de la nature, comme des tremblements de Terre, des tempêtes, des inondations) ou sociaux (la dissolu­tion morale et la montée rapide de tous les vices). À chaque fois, ils jugent que ces phénomènes étaient inconnus des époques précédentes. Tout ce qui est nouveau leur semble inquiétant et, face à ce qui est absolument inédit, leur inquiétude se transforme en crainte apocalyptique. Voilà pourquoi, arrivé à la fin de ses jours, Kant consacre un texte à l’apocalypse: entre Qu’est-ce que les Lumières? (1784) et La Fin de toutes choses (1794), l’inédit est justement entré dans l’histoire sous la forme fra­cassante de la Révolution française. Et les contre-révolutionnaires n’ont pas manqué de comparer la fin de l’Ancien Régime avec l’apocalypse, confondant la fin de leur monde avec la fin du monde.

Pour Kant (qui a soutenu la Révolu­tion jusqu’au bout), il n’est plus temps de défendre les Lumières au nom de ce qu’elles promettent puisque leurs pro­messes se sont réalisées sous les yeux des contemporains, et parfois dans la Terreur. La situation de Kant ressemble déjà à la nôtre: celle où l’activisme des Lumières est présenté comme la source de toutes les catastrophes.

Devant la rigueur de l’époque, l’enfant se souvient alors qu’il a été un soldat: il milite pour que l’on ne condamne pas le nouveau au seul prétexte qu’il contredit l’ancien avec violence. Kant n’oppose pas au catastrophisme réactionnaire des ennemis de la Révolution un catastrophisme éclairé qui verrait dans la raison tech­nique le seul moyen de répondre aux menaces qu’elle a elle-même accumu­lées. Il préfère montrer que les dérail­lements historiques des Lumières ne condamnent pas leur impulsion parce que, aussi longtemps qu’il demeure un espace de liberté, les prophéties apoca­lyptiques sont prématurées.

La leçon de Kant vaut encore pour aujourd’hui. Elle consiste à rappeler qu’on juge d’un mouvement intellectuel et politique non sur ses résultats, mais sur son origine. II ne s’agit pas d’être fidèle à la tradition des Lumières (une formule qui est à la limite de la contradiction), mais d’essayer de retrouver, dans les conditions du pré­sent, leur impulsion initiale. Il faut avoir oublié cette origine (faite de conflits et de doutes) pour s’installer dans la pro­motion incantatoire des valeurs des Lumières, érigées en évidences que per­sonne ne devrait avoir le droit de remettre en question.

Le progressisme satisfait de lui-même et le catastro­phisme culpabilisateur sont les deux faces d’une même médaille: ils oublient l’inquiétude qui a marqué les commen­cements et qui devrait continuer à nous inspirer.

muhammad-aliIl est impossible de s’installer dans les Lumières comme dans une demeure confortable de laquelle on peut juger des ténèbres environnantes. Comme le bonheur et la liberté, la naïveté de la rai­son est toujours conquise sur les puis­sances qui voudraient nous faire vieillir prématurément. Plutôt que d’être encensées, les Lumières réclament d’être rejouées temporellement et loca­lement. Semblables aux lucioles dont parlait Pasolini (un autre enfant batailleur), leur lueur n’illumine pas la nuit d’en haut, mais depuis les expé­riences de pensée et de volonté qui déjouent les catastrophes qu’on nous promet.

Michael Foessel

Andy Warhol