Galilée entreprend de géométriser le mouvement sur Terre. Le mouvement n’est pas imputable à une qualité intérieure des corps. Les corps ne se meuvent pas. Ils se trouvent en mouvement les uns par rapport aux autres. Dire d’un corps qu’il est en mouvement ce n’est plus, comme Aristote le pensait, dire qu’il cherche le repos, c’est affirmer qu’il s’établit entre lui et un autre considéré comme immobile une relation de mouvement. Galilée énonce ainsi le premier principe de relativité.
Dès lors va tendre à s’imposer l’idée que la connaissance scientifique d’une réalité quelconque consiste à écarter toute considération de finalité au bénéfice de la causalité. Mais cette causalité va se trouver d’emblée réduite à une forme mécanique.
Descartes et ses disciples y ont grandement contribué. Le mathématicien et philosophe français, qui admire l’œuvre scientifique de Galilée entreprend de montrer qu’une physique n’est possible que si l’on réduit tout corps à sa figure et à son mouvement, abstraction résolument faite de toutes les autres qualités qui frappent nos sens et nos imaginations (dureté, couleur, odeur, espace intérieur…). Dès lors, la cause du mouvement d’un corps devra toujours être rapportée au contact de ce corps avec un autre qui lui communique son mouvement.
Avec cette conception mécaniste de la causalité, une image des relations de cause à effet va s’imposer comme une évidence: l’image du choc. Gaston Bachelard (1884-1962) a montré qu’il s’agissait en réalité d’une monstruosité épistémologique, laquelle allie subrepticement des notions de géométrie euclidienne et une conception corpusculaire de la matière. Pour montrer la persistance de cette conception, l’épistémologue français cite Georges Cuvier (1769-1832): une fois sortis des phénomènes de choc, nous n’avons plus d’idées nettes des rapports de cause à effet. Le plus étonnant dans cette persistance vient sans doute de ce que cette image ait survécu à l’avènement de la mécanique newtonienne, et qu’on ait même pu considérer qu’elle s’en trouvait confortée.
Venons-en à Isaac Newton qui achève de poser les bases de la physique moderne. Newton qui se situe dans la perspective mathématisante de Galilée réintroduit dans la mécanique la notion clé de force. La géométrie, laquelle n’est à ses yeux que la partie de la mécanique qui sert à démontrer l’art de mesurer, ne saurait constituer à elle seule une mécanique rationnelle. Il faut lui adjoindre une dynamique, une théorie des forces qui produisent effectivement les mouvements des corps. La mécanique rationnelle sera la science et des mouvements quelconques et des forces qui sont requises pour des mouvements quelconques. Et il distingue la force d’inertie, force de résistance par laquelle tout corps, autant qu’il le peut, persévère en son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme; la force imprimée, qui est l’action qui s’exerce sur un corps pour en changer l’état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme, puis la force centripète -celle qui attire les corps de toutes parts, les pousse ou leur confère quelque tendance que ce soit, vers un point comme vers un centre. Newton invente le calcul infinitésimal, et présente ses résultats sous les espèces d’une fonction différentielle qui lui permet notamment de rectifier la formulation galiléenne du principe d’inertie.
Sur cette base, Newton réussit à rendre compte non seulement des mouvements des corps sur Terre, mais aussi de ceux des astres les plus éloignés dans le cadre de la théorie de la gravitation universelle. C’est la même force qui retient la Lune sur son orbe et la pierre que l’on fait tourner au bout d’une fronde. Mais le savant anglais est très conscient de la difficulté de sa position et sait à quelles critiques il s’expose. Il lui faut en effet admettre qu’une fonction différentielle qui décrit l’action de la force pas à pas, d’instant en instant, puisse rendre compte des relations de corps, les astres, qui se trouvent les uns par rapport aux autres situés à des distances immenses. Il s’agit d’un coup de force.
Voilà pourquoi il doit imaginer, dans l’espace absolu qui s’étend entre les astres, l’existence d’un fluide subtil -l’éther- qui puisse en définitive mettre les corps en contact malgré le vide supposé régner entre eux; comme dans son Optique, il doit faire appel à Dieu, seigneur de l’Univers, pour élucider, si l’on peut dire, ce mystère. On sait qu’il explora toute sa vie, secrètement, une autre voie: celle de l’alchimie. Ses adversaires cartésiens et leibniziens du continent ne se priveront pas de l’interpeller: n’était-il pas en train de restaurer des conceptions médiévales, aristotéliciennes et finalistes?
Il réplique d’avance: je ne sais rien de la nature de cette force, et, à son sujet, je ne feins pas d’hypothèse. Je sais que je peux en calculer l’action, en réduisant tous les corps à des points matériels entre lesquels elle s’exerce. Je formule des lois, sans être en mesure de désigner des causes: lorsque j’invoque l’action de Dieu, je ne suppose pas qu’il soit l’âme du monde.
Ses nombreux disciples et admirateurs physiciens oublieront cette réserve, et perdront de vue le mystère de l’action immédiate à distance que seul Einstein (1879-1955) saura lever. Pire, c’est la force d’attraction qui leur paraîtra le prototype, le modèle de toutes les forces physiques. Faire de la science, ce sera donc pour eux, en tout domaine, réduire tout corps à un point matériel et calculer les forces qui s’exercent en ligne droite entre ces points en considérant la nature de ces forces comme intégralement mécanique. Deuxième âge du mécanisme qui voit l’image du choc connaître paradoxalement une nouvelle carrière.
Mais comment rendre compte, par exemple selon ce schéma de la propagation des ondes électromagnétiques dont on sait depuis Oersted (1820) et surtout Faraday (1791-1867), qu’elles ne se propagent pas en ligne droite, mais provoquent sur une aiguille un mouvement de rotation?
Comment expliquer les phénomènes de transformation de la chaleur en mouvement dès lors que l’on découvre qu’ils sont irréversibles … Le mécanisme est ainsi mis en procès, dès le milieu du XIXéme siècle. Ce procès a donné lieu, en Allemagne, à un regain de ce qu’on appelait depuis le début du siècle philosophie de la nature (Naturphilosophie). L’expression avait été lancée par le philosophe Schelling (1775-1854) qui déjà invoquait les phénomènes électriques et magnétiques pour récuser les présupposés mécanistes des newtoniens. Le romantisme allemand s’est nourri de cette contestation dont on ne trouve guère l’écho dans le très littéraire romantisme français, sinon chez Jules Michelet (1798-1874); mais on trouve en revanche la trace en médecine dans l’œuvre de Franz-Anton Mesmmer (1734-1815), l’inventeur du magnétisme animal, la future hypnose que la France révolutionnaire et républicaine accueillit à bras ouverts, avant que la médecine hospitalière de la fin du siècle ne la rejette sur ses marges.
Mais l’idéal newtonien de la science restait si puissant qu’on trouva une solution de repli, qui faisait, c’est le cas de le dire, la part du feu. Newton ne s’était-il pas refusé à forger des hypothèses au sujet de la force d’attraction? Auguste Comte (1798-1857) en France, puis Ernst Mach (1838-1916) en Autriche en tirent avec beaucoup d’autres cette conclusion: l’esprit scientifique doit se détourner de la recherche des causes des phénomènes, que ces causes soient des êtres surnaturels, comme le supposent les esprits théologiques, ou des entités abstraites comme l’imaginent les esprits métaphysiques par critique des précédents.
La science commence dès lors qu’on se contente de constater des faits, de relever les régularités qui les relient et de les formuler mathématiquement sous la forme de lois, selon les règles de l’Analyse. D’où cette rengaine: la science ne s’interroge pas sur le pourquoi des phénomènes, elle se borne à établir leur comment. Le positivisme qui a dominé la pensée scientifique depuis plus d’un siècle, sous diverses versions, n’a cessé de répéter ce credo, qui exclut la notion de causalité de la pensée scientifique pour n’y retenir que la notion de légalité. Mais le développement consécutif de la physique elle-même a rendu cette position littéralement intenable.
Cela s’est manifesté au grand jour dès lors que l’on a abordé l’étude de la matière au niveau sub-atomique. Non seulement on appréhendait un monde de réalités inobservables à l’œil nu, mais surtout il apparut que dès lors qu’on entreprenait de les mesurer on agissait sur elles, qu’on les perturbait au point de ne pouvoir distinguer entre l’effet de la mesure et la chose qui était supposée être son objet.
Le malentendu tenait en définitive à la notion de causalité naturelle acceptée par la pensée occidentale depuis ses premiers pas scientifiques. Ladite pensée s’est trouvée entraînée à penser la causalité sous les espèces du choc schématisé entre des corps conçus sur le modèle des boules de billard, et elle a constamment oscillé entre deux positions: soit inscrire ce schéma dans la nature (Locke) soit en faire un schéma de la pensée humaine (Hume, Kant).
Dans les deux cas, ne s’agissait-il pas en définitive d’affirmer une maîtrise absolue de l’homme sur le monde, ce qui supposait à tout le moins l’extériorité de l’un par rapport à l’autre? Ne sommes-pas contraints aujourd’hui de reconnaître qu’en réalité notre science est toujours située dans le réel; qu’elle y est engagée, et donc limitée par la manière que irons avons de nous y prendre, nous autres êtres humains, avec lui? Nous devons nous y faire: nous n’occuperons jamais par rapport à l’univers la place que nous imaginons être celle de Dieu.
Nous déterminons -c’est-à-dire d’abord délimitons et façonnons- les phénomènes que nous étudions en fonction de nos connaissances acquises et des moyens dont nous disposons. Nous ne découvrons donc pas les lois de la nature, mais nous énonçons des lois physiques -des lois de notre physique- qui, toujours, ont prélevé sur le réel, à des échelles différentes, la part qui nous en semble accessible. Le principe général, selon lequel à tout effet naturel on doit toujours trouver une cause naturelle, se spécifie selon le type des réalités auxquelles nous avons à faire. Il n’y a pas dès lors à s’étonner que nous puissions former l’idée de différents modes de causalité. Et il y a lieu de se réjouir que nous puissions toujours en découvrir de nouveaux: c’est ce qu’on appelle le progrès scientifique.
Nous autres humains croyons volontiers que la nature est faite à notre image. Les difficultés que nous éprouvons à nous détacher de la conception mécaniste de la causalité ne tiennent-elles pas à ce que nous avons chacun pour nous-même le sentiment d’être la cause des actions que nous déclenchons. Et nous voudrions à tout prix que la nature, par le miroir qu’elle nous tendrait nous garantisse que nous maîtrisons bien la causalité de actes. De ce qui dans la détermination de ces actes nous échappe toujours nous ne voulons rien savoir. Notre désir de puissance s’affirme alors comme la négation de la conscience qui affleure de notre impuissance. N’est-ce pas ce désir que nous investissons obstinément dans l’idée mécaniste de causalité?
Dominique Lecourt
Joseph Wright of Derby