Dès les années 1900, la collecte des données relatives aux coutumes et traditions populaires était déjà engagée en France, notamment grâce aux travaux du grand folkloriste Arnold van Gennep (1873-1957) qui n’ignorait rien de la Savoie, où il avait passé son enfance, et à laquelle il consacrera de nombreuses publications. Mais la méthode ethnographique, consistant à s’intéresser à une communauté précise, à en observer et en décrire les modes de vie de la manière la plus exhaustive possible, à en recueillir des témoignages matériels, n’était pas appliquée aux sociétés rurales européennes. Et pourtant, c’est le village de Bessans qui bénéficie du privilège d’avoir été le (très probable) premier site alpin ayant fait l’objet d’une étude monographique, et cela grâce aux recherches d’une ethnologue pionnière, Eugénie Goldstern, aujourd’hui encore inconnue du grand public.
Étrange et terrible parcours que celui de cette jeune femme, ressortissante de l’Empire austro-hongrois, qui débarque en Haute-Maurienne en 1913, à l’âge de 29 ans.
Née en 1884 à Odessa, dernière de treize enfants, elle se retrouve à Vienne en 1905, sa famille originaire de Galicie fuyant les pogroms ukrainiens. Elle se passionne très vite pour l’ethnologie européenne, discipline toute neuve. Au terme de ses études, souhaitant réaliser un travail de recherche lui permettant de soutenir une thèse, elle rencontre Van Gennep qui l’oriente vers Bessans.
Entre l’été 1913 et l’été 1914, elle effectue trois séjours dans cette communauté, partageant notamment la vie hivernale des montagnards, observant et notant toutes les caractéristiques de leur vie, dessinant, photographiant, collectant des objets. Mais en août 1914 l’espionna est subitement menacée. Elle s’enfuit par le Mont Cenis. Elle ne reviendra jamais à Bessans.
Soutenue en Suisse, à l’université de Fribourg, publiée en 1922, sa thèse a conservé la force d’une œuvre pionnière, fondée sur la pratique de l’observation participante, travail auquel elle allait enchaîner d’autres recherches dans tout l’arc alpin dans une perspective comparatiste, notamment sur la thématique du jouet zoomorphe, avec le souci permanent que ses enquêtes soient accompagnées de collectes destinées à enrichir les fonds de l’Österreichisches Museum für Volkskunde ou encore ceux du Musée alpin suisse de Berne.
Ses terrains se répartissent de la Haute-Maurienne au Lammertal autrichien, en passant par le val d’Aoste et le val Müstar suisse. Les sources, auxquelles elle puise ses méthodes d’investigation, ses résultats et les hypothèses qu’elle émet, méritent déjà en soi de retrouver aujourd’hui leur juste place dans l’histoire de l’ethnologie du monde européen.
En 1942, Eugénie disparait dans les ténèbres de la Solution Finale. En 1944, l’armée nazie incendie Bessans.
Dans son article intitulé L’affaire Eugénie Goldstern -L’histoire d’une non-histoire, Isac Chiva souligne combien sa trajectoire recoupe les lignes de croissance et de fracture de l’ethnologie de l’Europe au 20e siècle …
Avant guerre, sa thèse n’était pas ignorée du cercle très restreint des spécialistes. Le fonds de collections et de photographies conservé à Vienne était connu de certains chercheurs. En 1973, pour l’illustration de son article du Monde alpin et rhodanien consacré à La fenaison à Bessans, Francis Tracq avait pu disposer de quelques-uns de ces clichés. Mais c’est à partir de 1987 que les éditions Curandéra donnent accès à sa monographie sous le titre Bessans: Vie d’un village de Haute-Maurienne. Et en 1999 paraissait à Vienne sa biographie, sous la signature d’Albert Ottenbacher. Un livre superbe, traduit en français: La mémoire et l’oubli.
Au cours des étés 2005 et 2006, des entretiens avec la population de Bessans ont été réalisés par Valentina Zingari, ethnologue, afin d’évaluer la place d’Eugénie Goldstern dans la mémoire de cette communauté.