Pour les prérogatives que la religion attribue à l’homme, et qui semblent difficiles à croire, si l’étendue de l’univers est supposée indéfinie, elles méritent quelque explication.
Car, bien que nous puissions dire que toutes les choses créées sont faites pour nous, en tant que nous pouvons en tirer quelque usage, je ne sache point néanmoins que nous soyons obligés de croire que l’homme soit la fin de la création. Mais c’est Dieu seul qui est la cause finale [ce pour quoi], aussi bien que la cause efficiente [ce par quoi] de l’Univers. Et pour les Créatures, elles se servent et servent réciproquement les unes aux autres, si bien que chacune se peut attribuer cet avantage que toutes celles qui lui servent sont faites pour elle.
Il est vrai que les six jours de la création sont décrits en la Genèse de telle sorte qu’il semble que l’homme en soit le principal sujet; mais on peut dire que cette histoire de la Genèse ayant été écrite pour l’homme, ce sont principalement les choses qui le regardent que le Saint Esprit y a voulu spécifier, et qu’il n’y est parlé d’aucunes qu’en tant qu’elles se rapportent à l’homme. Et à cause que les prédicateurs, ayant soin de nous inciter à l’amour de Dieu, ont coutume de nous représenter les divers usages que nous tirons des autres créatures, et disent que Dieu les a faites pour nous, et qu’ils ne nous font point considérer les autres fins pour lesquelles on peut dire aussi dire qu’il les a faites, à cause que cela ne sert point à leur sujet, nous sommes fort enclins à croire qu’il ne les a faites que pour nous. Mais les prédicateurs passent plus outre: car ils disent que chaque homme en particulier est redevable à Jésus Christ de tout le sang qu’il a répandu en la Croix, tout de même que s’il n’était mort que pour un seul.
En quoi ils disent la vérité; mais, comme cela n’empêche pas qu’il n’ait racheté de ce même sang un très grand nombre d’autres hommes, ainsi je ne vois point que le mystère de l’Incarnation, et tous les autres avantages que Dieu a faits à l’homme, empêchent qu’il n’en puisse avoir fait une infinité d’autres très grands à une infinité d’autres créatures.
Et bien que je n’infère point pour cela qu’il y ait des créatures intelligentes dans les Étoiles ou ailleurs, je ne vois pas aussi qu’il y ait aucune raison par laquelle on puisse prouver qu’il n’y en a point.
Mars
Il me semble qu’il ne reste plus ici autre difficulté, sinon qu’après avoir cru longtemps que l’homme a de grands avantages par dessus les autres créatures, il semble qu’on les perde tous, lorsqu’on vient à changer d’opinion.
Mais je distingue entre ceux de nos biens qui peuvent devenir moindres de ce que d’autres en possèdent de semblables, et ceux que cela ne peut rendre moindres. Ainsi un homme qui n’a que mille pistoles serait fort riche, s’il n’y avait point d’autres personnes au monde qui en eussent tant; et le même serait fort pauvre, s’il n’y avait personne qui n’en eût beaucoup davantage. Et ainsi toutes les qualités louables donnent d’autant plus de gloire à ceux qui les ont, qu’elles se rencontrent en moins de personnes; c’est pourquoi on a coutume de porter envie à la gloire et aux richesses d’autrui. Mais la vertu, la science, la santé, et généralement tous les autres biens, étant considérés en eux mêmes sans être rapportés à la gloire, ne sont aucunement moindres de ce qu’ils se trouvent aussi en beaucoup d’autres; c’est pourquoi nous n’avons aucun sujet d’être fâchés qu’ils soient en plusieurs. Or les biens qui peuvent être en toutes les créatures intelligentes d’un monde indéfini sont de ce nombre; ils ne rendent point moindres ceux que nous possédons.
Au contraire, lorsque nous aimons Dieu, et que par lui nous nous joignons de volonté avec toutes les choses qu’il a créé, d’autant les concevons-nous plus grandes, plus nobles, plus parfaites, d’autant nous estimons nous aussi davantage, à cause que sommes des parties d’un tout plus accompli; et d’autant avons nous plus de sujet de louer Dieu, à cause de l’immensité de ses œuvres.
René Descartes, lettre au Père Chaunu, 16 Juin 1647
Mars, NASA