Jeune fille en mal de mariage, si vous vient le désir de voir votre futur époux en songe, voici ce qu’il faut accomplir soigneusement, dans l’ordre exact.
Les neuf derniers jours de janvier matin et soir allez prier devant l’autel de votre église. Au premier du mois de février, confessez-vous, communiez, rentrez paisiblement chez vous. Mettez le couvert dans la chambre.
Veillez à ce que tout soit fait comme pour des noces secrètes. Que les verres soient de cristal, les assiettes de porcelaine, la nappe et les serviettes blanches, l’argenterie immaculée. Mais point de couteau sur la table, sous peine de malheur certain (n’oubliez pas ce détail-là, il est d’importance majeure).
Le repas, pour deux, se compose de vin pur et de pain bénit, rien d’autre sauf un brin de myrte et un rameau de romarin, côte à côte, sur un plat rond. Surtout qu’ils ne soient pas en croix, ils en perdraient leur bienfaisance. Quand tout est prêt ouvrez la porte, attablez-vous. Ne mangez rien. Attendez que le sommeil vienne.
Dès que vos paupières se ferment, un rêve admirable commence. Dans la chambre un visiteur entre. Il bouge comme dans un songe, à gestes silencieux et lents. Il vous aperçoit. Il s’approche et s’assied sur la chaise vide, sans un mot, en face de vous. Regardez-le, il est celui que vous aimez sans le connaître.
Il dort aussi et croit qu’il rêve à ce lieu inconnu de lui, à cette table, à ce couvert, à cette fille qui l’accueille. Vous le voyez pâle et craintif. Ce n’est pas là sa vraie nature. En vérité, votre magie l’a contraint de quitter son corps. Il est venu contre son gré, voilà pourquoi il est inquiet. L’important est que dans sa peine il ne trouve pas le couteau, car ce rêve étrange l’oppresse, et Dieu sait qu’un songe a tôt fait de basculer en cauchemar.
Offrez-lui le pain et le vin. Que vos mouvements soient aimables, gracieux, justes, sans brusquerie. Alors dans le cœur du jeune homme naîtra l’amour de vous.
Demain, à peine réveillé, se voyant seul, il sera triste. Il partira sur les chemins. Il vous cherchera, où qu’il aille. Peut-être vous trouvera-t-il. Peut-être, mais pas à coup sûr. Car vous ne pouvez, jeune fille, que voir en songe votre époux, si Dieu le conduit jusqu’à vous, ou celui qui aurait pu l’être, s’il vous avait un jour trouvée. Il se peut que dans ce bas monde il ne vous rencontre jamais. Nous sommes tous aimés d’un autre, la chose est sûre, sachez-le.
Mais parfois deux êtres se rêvent et meurent seuls, chacun chez soi. Dieu les protège.
Conte populaire, Franche-Comté, d’après La Bible du Hibou, Henri Gougaud