Dans l’œuvre de Villon il n’y a ni jardins, ni printemps. La pluie, le vent, le soleil des misérables frappent avec la même tranquille dureté les murs et les portes des cabarets, les murailles fortes et les barreaux des prisons, où Villon, de force ou de gré, repose son maigre corps, son cœur sans honte.
Brefs repos, courtes haltes. Né pauvre, et sans doute enfant naturel, il retrouve dès vingt ans, avec une allègre désolation, la pauvreté et la solitude. A sa naissance en 1431, il fut inscrit dans les registres d’une paroisse parisienne sous le nom de François des Loges, ou de Montcorbier.
Bien vite on le nomma François Villon, du nom de son patient protecteur, Guillaume de Villon, chapelain de Saint-Benoît le Bétourné:
Item, et à mon plus que père
Maître Guillaume de Villon,
Qui m’a été plus doux que mère,
A enfant levé de maillon,
Dejeté m’a de maint bouillon
Et de cestui pas ne s’éjoie,
Je lui requiers à genouillon
Qu’il m’en laisse toute la joie ...
A genoux pour faire amende d’une enfance indocile, dans un Paris brumeux où ce n’est pas l’école buissonnière qui attire les gamins, mais autour des bouges la compagnie des mauvais garçons:
Hé Dieu, si j’eusse étudié
Au temps de ma jeunesse folle,
Et à bonnes mœurs dédié,
J’eusse maison et couche molle.
Mais quoi, je fuyaie l’école
Comme fait le mauvais enfant.
En écrivant cette parole,
A peu que le cœur ne me fend.
Cependant il est à dix-huit ans reçu bachelier et trois ans plus tard licencié et maître es arts de l’Université de Paris. De cet espace de trois années datent les premiers désordres auxquels on pense qu’il a participé -au moins dont il soit resté trace- et la première apparition dans son existence de la bande des malfaiteurs dont bientôt il fera partie, les enfants perdus auxquels il fera la leçon:
Mes clercs près prenant comme glu
Si vous allez à Montpipeau
Ou à Rueil, gardez la peau …
… et qui s’appellent Régnier de Montigny, Colin de Gayeux et maître Guy Tabarie, étudiant comme lui, l’auteur du roman du Pet au Diable. Cette histoire de la Pierre du Pet au Diable, on n’y comprend pas grand-chose. Des étudiants s’amusèrent à déplacer une grosse pierre de bornage, sans permission bien entendu, non sans peine et non sans bagarre. Ce fut sûrement un de ces énormes chahuts par quoi les écoliers prenaient plaisir à faire enrager les bourgeois, acte gratuit, mesure pour rien, et la plupart de ceux qui l’ont mené ont dû finir paisiblement leur vie. Mais non pas François Villon. Pour lui ce fut un prélude.
Les gracieux galants dont il parle:
… Où sont les gracieux galants
Que je suivais au temps jadis
Si bien chantants, si bien parlants
Si plaisants en faits et en dits?
Les compagnons de jeunesse, ceux que la mort n’a pas emportés, ceux que n’a pas éloignés une existence honorable, qu’ont-ils fait de lui?
Sans doute est-ce par un hasard malheureux que dans une rixe au cloître Saint-Benoît -la demeure même de son protecteur- il tue un prêtre. Il avait vingt-quatre ans. Le voilà fuyant Paris pendant quelques mois: le délai nécessaire pour que soient établies les lettres de rémission, autrement dit le non-lieu concernant le meurtre. Mais quelques mois encore, et cette fois François Villon est perdu: vers la Noël 1456 il participe avec Guy Tabarie à un vol de 500 écus d’or au Collège de Navarre:
Mil quatre cent cinquante et six…
… Sur la Noël, morte saison,
Que les loups se vivent de vent
Et qu’on se tient en sa maison
Pour le frimas, près du tison …
Désormais tous les noms que l’on donne aux malfaiteurs professionnels: interdit de séjour, repris de justice, François Villon les traîne après soi. Il se fait arrêter et condamner un peu partout, ce sont les avènements et les naissances princières qui le sauvent: en1457, la naissance du duc d’Orléans, dont les tribunaux l’avaient condamné à mort, en 1461 le passage du roi Louis XI l’année de son avènement, qui lui ouvre la dure prison de Meung, où l’évêque d’Orléans l’avait gardé tout l’été. Pas plutôt de retour à Paris en 1462, il est incarcéré au Châtelet, sous l’inculpation de vol; pas plutôt libéré, il est poursuivi de nouveau l’année d’après pour avoir pris part à une rixe rue de la Parcheminerie, un soir. Cette fois, il est condamné à être pendu et étranglé. Il fait appel et gagne son appel, mais eu égard à sa mauvaise vie il est banni pour dix ans. Ces dix années, ce sera toute la vie. François Villon, à trente-deux ans, disparaît pour toujours.
Cette existence où les seuls jalons officiels figurent dans les archives universitaires et dans les archives de police, aux procès-verbaux des jugements et sur les registres d’écrou des prisons, elle est parfois adoucie par des bienveillances princières. François Villon fuyant Paris et la potence parcourt l’Orléanais, sans doute le Berry. Il se fait à deux reprises accorder de l’argent par le duc de Bourbon. Les tribunaux de Charles d’Orléans le poursuivent, mais Charles d’Orléans lui fait accueil. Villon prend part au concours de Blois, et de toutes les ballades, dont le premier vers est imposé, la sienne est la plus belle:
Je meurs de soif auprès de la fontaine,
Chaud comme feu, et tremble dent à dent,
En mon pays suis en terre lointaine,
Lez un brasier frissonne tout ardent,
Nu comme un ver, vêtu en président.
Je ris en pleurs et attends sans espoir,
Confort reprends en triste désespoir:
Je m’éjouis et n’ai plaisir aucun,
Puissant je suis sans force et sans pouvoir,
Bien recueilli, débouté de chacun …
Celle-là n’est pas la ballade des contre-vérités, mais bien des vérités contradictoires, et le thème qui pour les autres poètes n’est probablement qu’un jeu d’esprit, prend aux mains de Villon une vraie chaleur et comme une fièvre de vie. Pour lui tout au moins les mots de désespoir, et d’attente, et de soif, avaient un sens amer et charnel assez profond pour combler l’être que leur réalité ravage. Rien ne m’est sûr que la chose incertaine …
Dans le monde paisible où les hommes sont riches, où le luxe et les amours honorables sont la règle, Villon pénètre à pas furtifs, un instant, juste assez pour être blessé. Robert d’Estouteville était prévôt de Paris. C’est à Paris, et sans doute dans son entourage que Villon s’éprit d’une fille coquette qui ne l’aima jamais, et qui prit plaisir à se faire aimer de lui:
Quoi que je lui voulsisse dire
Elle était prête d’écouter,
Sans m’accorder ni contredire;
Qui plus, me souffrait acouter,
Joignant d’elle, puis m’accouter,
Et ainsi m’allait amusant,
Et me souffrait tout raconter;
Mais ce n’était qu’en m’abusant.
Et lorsque Catherine de Vausselles fut lasse de ce jeu monotone, elle eut une manière assez basse de se débarrasser de son amoureux; elle le fit bâtonner:
J’en fus battu comme à ru toiles,
Tout nu, jà ne le quiers celer …
Le pays d’ombre ne lui est pas plus hospitalier que le pays de lumière, sauf lorsque l’honneur est perdu: la Grosse Margot l’héberge alors, la belle de bon hait, la douce et gracieuse Margot, et quand les clients sont partis, elle l’accueille dans son lit, et lui remet l’argent qu’elle a gagné. François Villon est souteneur.
Quelques poètes, par une dure recherche intellectuelle, élaborent et font naître lentement leur message. Celui qu’apporte Villon jaillit sans doute au hasard de ses aventures, à la faveur d’un repos, d’un danger, d’une gageure, au rythme de l’angoisse et du regret. Mais il jaillit spontanément. L’élaboration est faite déjà, par une ascèse autrement cruelle que la plus farouche discipline d’esprit, elle est accomplie par le péril, par le remords, par ce risque absolu et permanent qui fait de ceux qui le courent en se mettant hors la loi des êtres traqués et sauvages, voués à la solitude et au malheur. Rimbaud l’aventurier consacra deux années à son unique véritable aventure, l’aventure poétique, et l’on a beau chercher dans sa vie la trace de ses illuminations, on ne remue que des cendres. Le mystère est ailleurs que dans les délais et les dates. Il réside dans une magie par quoi l’on voit sourdre, de la plus misérable existence, de la plus vulgaire corruption, un feu sans flamme dont les rayons nous brûlent encore.
On dirait que l’entraînement ou la fatalité qui ont fait de Villon un dévoyé -lui-même offre pour excuse sa pauvreté- on dirait qu’ils l’ont dépouillé uniquement pour le rendre plus sensible à ce qu’une vie régulière et stable masque parfois aux autres hommes: à l’angoisse du temps, à la présence de la mort.
Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plutôt de vous merci.
Vous nous voyez ci attachés cinq, six;
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s’en rie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.
Sinistres valseurs qui valsent sur l’air et virent à tous les vents, les squelettes des suppliciés parlent aux vivants sans rancune et sans désespoir. La foi de Villon est profonde et simple. La foi et le courage font de ce malfaiteur un être d’une exemplaire dignité, aussi las, mais aussi droit que ces soldats qui sortent d’une bataille couverts de boue et recrus de fatigue, sans qu’ait fléchi leur regard, ni vacillé leur résolution.
François Villon, ce voleur qui a dérobé au langage sa nouveauté originelle et pour ainsi dire incorruptible. Sa langue est si limpide et si nette qu’elle semble en effet curieusement proche, qu’elle surprend sans cesse, malgré le vieillissement des termes et des formes, par son actualité. On croirait que le royaume des mots a été donné à Villon comme avant lui à Adam le royaume de la terre: au milieu des périls et des peines, un maître de droit divin ouvre pour la première fois des sillons, pour la première fois un prince parmi les pauvres donne au chant de la pauvreté, de la fragilité et de la noblesse humaine sa signification essentielle.
Il échappe aux classifications et aux querelles d’école. Les classiques ont attaqué la Pléiade, et les romantiques ont attaqué les classiques. Mais les faiseurs de doctrines poétiques sont muets devant Villon. C’est qu’il ne leur appartient pas. Il appartient à ceux qui sont dignes devant lui d’oublier leur métier et leur temps. Pour eux, François Villon a allumé un feu qui brûle à l’écart, et que la cendre ne recouvre pas.
Dominique Aury, préface à l’édition Villon de la Guilde du Livre, Lausanne, 1962
Jean Perréal, Jan et Hubert Van Eyck, parmi les premiers peintres officiels à signer de leur nom. Portraits redoutablement officiels en effet, sauf Eve, dans l’Agneau Mystique.