L’utopie fait retour, sous une forme dont on avait oublié qu’elle entretenait une telle intimité avec la modernité, le messianisme. Redécouverte de la pensée utopique, avec pour seule visée de se vouer à servir la puissance du réel, de se soumettre à sa rugueuse matérialité. Un glissement qu’il faut comprendre comme une sortie de l’ère du simulacre, de la circulation des images et de son cortège de machines célibataires. Quelque chose, en définitive, de l’ordre d’une ultramodernité.
Le sébastianisme, précisément, naît d’un drame, d’une catastrophe historique dont ne se releva jamais l’Empire: cette Bataille des Trois Rois menée à Alcácer-Quibir qui vit disparaître dans les sables marocains, en 1578, un jeune monarque rendu fou par l’esprit de conquête [Et par les mariages consanguins…].
En naquit une croyance populaire touchant au retour de ce Dom Sébastien dont le corps n’aurait jamais été retrouvé: un matin de brouillard, porté par les nuages, celui que l’on désigne à présent sous le nom d’Encoberto (le Caché, le Voilé), apparaîtra sur son blanc destrier pour établir le Cinquième Empire, lecture portugaise du millenium, régime universel de chrétienté dont le Portugal serait le foyer.
Au mythe, donc, s’articule une utopie, comprise comme le terme d’une histoire dont les tensions seraient définitivement épuisées. Mais cette formulation n’est qu’un matériau dont le cinéaste va s’emparer pour en démonter la mécanique. Minutieuse procédure de déconstruction du montage mythologique.
Sébastao
D’Alcácer-Quibir à la Révolution des Œillets, l’histoire nationale se referme sur elle-même, imposant d’en revenir au récit fondateur. Oliveira renoue alors avec l’une des principales inspirations sébastianistes, l’esperanza marrane, ce messianisme des cryptos-juifs de la péninsule ibérique qui participèrent largement à l’attente du Roi caché. Le cinéaste, qui se plaît à s’imaginer une ascendance marrane, émaille ses films de références à la culture des conversos, faisant de Shakespeare un nouveau-chrétien (Le couvent, 1994), ou s’attardant sur les démêlés du Père Vieira avec l’Inquisition, soupçonné d’être judaïsant (Parole et utopie, 2000).
Cet héritage juif mène Oliveira sur les traces de l’un des grands messianistes contemporains, Walter Benjamin, dont il actualise l’une des allégories centrales: cet Ange de l’histoire qui avance le dos tourné à l’avenir, contemplant, qui s’élève jusqu’au ciel, ce champ de ruines nommé progrès.
Principale injonction, en un temps de résurgence des intégrismes et d’indétermination de la vocation européenne: prendre à rebours la politique messianique qui a présidé à la construction de l’occident pour retrouver dans chaque moment à la fois les traces d’un passé et l’occasion d’initier un basculement historique.
Les Cahiers du cinéma