La Genèse raconte l’histoire de Nemrod, fils de Chus, petit-fils de Cham, fondateur de Babel et premier roi qu’ait connu la terre: C’est lui qui commença à être puissant sur la Terre. Il fut un puissant chasseur devant l’Éternel. Ce très court passage a donné lieu à de longues interprétations. En quel sens Nemrod est-il dit un chasseur? Le commentaire du Zohar précise: Par le mot chasseur l’Écriture ne désigne pas un chasseur d’animaux, mais un chasseur d’hommes.
Un exégète ajoute: Si Nemrod fut un chasseur proprement dit, Moïse ne s’en inquiète point ici; mais pour lui, la chasse des animaux servit de transition à la chasse des hommes; c’est en ce sens qu’il est appelé un puissant chasseur; c’est ainsi que dans un cas tout opposé, David est appelé un berger des peuples.
Pierre Breughel l’Ancien, La tour de Babel, détail: Nemrod et ses conseillers. Des économistes?
Après le déluge, Dieu ordonna que les hommes partent peupler la Terre. Nemrod désobéit et les regroupa par la force. C’est en cela qu’il est dit chasseur d’homme: pour devenir roi, il a acquis ses sujets par la violence. Il a capturé son peuple. L’autorité de Nemrod -celle du premier souverain- n’a donc d’autre fondement que la force. Nemrod pratique le rapt des hommes, spolie les patriarches de leur autorité primitive et contrevient au commandement divin.
Dans la tradition biblique, le pouvoir du souverain se trouve ainsi placé d’emblée sous le signe de la chasse à l’homme. Ce motif, que les Grecs réservaient surtout à l’analyse du pouvoir économique du maître, va être directement mobilisé pour penser la souveraineté politique.Théorie du maître d’esclaves et théorie du roi chasseur vont se surimposer l’une à l’autre pour produire une théorie de la souveraineté cynégétique.
Lorsque Jean Bodin cherche par exemple à définir la monarchie seigneuriale, c’est à ces deux modèles qu’il se réfère conjointement: La première monarchie fut établie en Assyrie, sous la puissance de Nemrod, que l’Écriture appelle le puissant veneur -qui est une forme de parler vulgaire aux Hébreux, comme qui dirait voleur- et même Aristote et Platon ont mis le brigandage entre les espèces de vénerie. Le roi de la monarchie seigneuriale est un roi-maître, dont la souveraineté politique apparaît comme isomorphe à la domination du maître sur ses esclaves. Au pouvoir de domination tyrannique, il s’agira d’opposer le pouvoir selon la loi, et à la capture violente, l’adhésion volontaire. Ce mouvement s’effectuera à la période moderne, avec l’éclosion des théories contractualistes de la souveraineté, qui n’oublieront pas de se souvenir de Nemrod. Mais, bien antérieurement, c’est à une tout autre forme de pouvoir que ce personnage avait servi de contrepoint.
Dans la Bible, au portrait du roi chasseur succède celui d’Abraham, le pasteur. Le contraste est saisissant. D’un côté Nemrod, tyran cruel et idolâtre, de l’autre Abraham, pasteur paisible et vertueux. Le premier, chasseur conquérant, se glorifie lui-même, emporté par la passion de dominer, le second, humble berger, ne tire gloire que de son obéissance au Seigneur et de son dévouement au troupeau.
Idem
Ce qui se joue dans la confrontation de ces deux personnages dépasse de très loin la fonction didactique de deux exempla bibliques. Dans cette symétrie et dans cette opposition terme à terme se définissent deux modèles du pouvoir politique que tout sépare.
Michel Foucault a repéré, à partir de la tradition hébraïque, l’émergence d’un pouvoir pastoral. Mais, à cette généalogie, il manque je crois une pièce essentielle. À quoi s’oppose en effet le pastorat? Dans l’Ancien Testament, explique Foucault, les mauvais rois, ceux qui sont dénoncés comme ayant trahi leur tâche, sont désignés comme de mauvais bergers, jamais individuellement d’ailleurs, mais toujours globalement.
Mais la figure du mauvais roi ne se réduit pas au cas du pasteur défaillant. Le véritable contrepoint du pouvoir pastoral, ce qui lui est opposé non comme son simple raté mais comme sa véritable antithèse, son double inversé en même temps que sa figure repoussoir, c’est Nemrod, le chasseur d’hommes. Dans la longue histoire de la thématisation du pouvoir qui s’amorce à partir de la tradition hébraïque, il y a en réalité deux termes qui se font face: Nemrod et Abraham, pouvoir pastoral et pouvoir cynégétique.
Quels sont les caractères de cette opposition? Le premier principe du pouvoir pastoral est sa transcendance. Dieu est le pasteur suprême, mais il confie le troupeau à des pasteurs subordonnés. Le schéma est celui d’une entière dépendance et d’une complète soumission des pasteurs humains à l’autorité divine. Avec Nemrod c’est tout le contraire: loin de recevoir son peuple de la main de Dieu, il le capture par la force, de ses propres mains. Le règne du roi chasseur n’est pas seulement le premier pouvoir sur la Terre, mais aussi le premier pouvoir proprement terrestre, dont l’autorité n’est pas héritée d’une source transcendante. Nemrod est la première figure de l’immanence du pouvoir. Sa rationalité est celle d’une physique plutôt que d’une théologie du pouvoir. C’est donc là le premier grand trait d’opposition entre pouvoir cynégétique et pouvoir pastoral: immanence du rapport de force ou transcendance de la loi divine comme fondement de l’autorité politique.
Pour Foucault, le pouvoir pastoral se définissait encore par trois autres caractéristiques: le fait de s’exercer sur une multiplicité en mouvement (un troupeau), d’être fondamentalement bienfaisant (prendre soin des brebis), et d’individualiser ses sujets (connaître individuellement chacune de ses ouailles). Pouvoir mobile, bienveillant et individualisant. Or, tel que présenté par la tradition, le pouvoir cynégétique s’oppose trait pour trait à cette triple caractérisation.
Le pouvoir cynégétique s’exerce sur des proies, des vivants qui s’échappent et qui fuient, avec un double problème: comment les attraper? Comment les retenir une fois capturés? Ce pouvoir est donc mobile, mais pas de la même mobilité que le pastorat. Tandis que le berger marche au-devant de son troupeau pour le guider, le chasseur poursuit ses proies pour s’en saisir.
Mais la différence essentielle n’est pas là. Malgré sa mobilité en effet, le pouvoir cynégétique demeure très largement aussi un pouvoir territorial. Si le pasteur ne connaît qu’un seul type d’espace, celui de la pâture, le chasseur circule constamment entre deux espaces, ou, plus exactement, entre un espace et un territoire: Nemrod est à la fois un chasseur et un fondateur de ville. Il règne sur Babel, mais s’enfonce périodiquement dans l’espace extérieur pour y chasser des proies qu’il ramène et entasse entre ses murs. Il s’agit d’un pouvoir urbain, mais dont l’exercice ne se borne pas à l’unité circonscrite de la ville: tout se déroule au contraire dans le rapport entre le territoire de la ville et son espace extérieur, dans un mouvement d’annexion qui prélève sans cesse au-dehors pour accumuler au-dedans. S’il se déploie bien à partir d’un territoire, le pouvoir de Nemrod n’est limité dans son extension prédatrice par aucune borne extérieure. Il s’exerce, depuis un territoire d’accumulation, sur les ressources d’une extériorité indéfinie. Si Nemrod à la fois chasse et bâtit, c’est aussi parce que l’un est la condition de l’autre: il chasse pour bâtir. Le pouvoir cynégétique rassemble l’épars, le centralise et l’accumule dans une logique d’annexion sans limite. C’est l’image de Babel: l’accumulation chasseresse se traduit par un amoncellement vertical qui touchera jusqu’au ciel. Les hommes capturés sont employés à construire la ville qui les enferme. La dynamique du pouvoir cynégétique est orientée par ces deux vecteurs: centralisation par l’annexion des ressources extérieures, verticalisation par l’accumulation des prises sur le territoire intérieur.
Ainsi, alors que le pouvoir pastoral guide et accompagne une multiplicité en mouvement, le pouvoir cynégétique s’étend, à partir d’un territoire d’accumulation, sur un espace de capture.
Tandis que le pouvoir pastoral est fondamentalement bienfaisant, le pouvoir cynégétique est essentiellement prédateur. Si le berger Moïse fut choisi comme pasteur politique du peuple d’Israël, c’est parce qu’il avait témoigné, par son aptitude à conduire les troupeaux, de qualités transférables au gouvernement des hommes. À l’opposé, comme l’écrit Salisbury:
L’arrogance du tyran … n’eut pas d’autre fondateur que celui qui apprit à mépriser le Seigneur en massacrant les bêtes sauvages et en se roulant dans leur sang.
Miguel Barcelo
Tout comme le pastorat prépare au bon gouvernement, la chasse est l’école de la tyrannie. Alors que le pouvoir pastoral obéit à une rationalité gestionnaire de croissance des ressources internes, le pouvoir cynégétique impose une logique de ponction ou de prélèvement. Dans l’imaginaire médiéval, Nemrod est le symbole du pouvoir fiscal: Quand il pouvait prendre un homme ou une femme, avant de le relâcher, il lui faisait promettre de lui rendre chaque année à lui ou à son héritier un bœuf ou une somme de blé. Si le pasteur se préoccupe de la vie et de la santé de ses sujets, le chasseur prélève et consomme, au besoin jusqu’à l’épuisement et la mort.
Enfin, tandis que le pouvoir pastoral est un pouvoir individualisant -au sens où le pasteur doit porter une attention individuelle à chacune des brebis- le pouvoir cynégétique, s’il procède par division, le fait dans une optique d’accumulation. La chasse commence par mettre en déroute le groupe des proies afin d’isoler la plus vulnérable. C’est un procédé de division: séparer l’individu de son groupe. Mais s’il isole d’abord ses proies, ce n’est que pour mieux les amasser ensuite. Dans une inscription monumentale, le roi Ashurbanipal se flatte d’avoir tué lui-même de ses mains pas moins de 450 gros lions, 390 taureaux sauvages, monté sur son char, également d’avoir coupé la tête de 200 autruches, d’avoir pris 30 éléphants dans des pièges et de s’être emparé, vivants, de 50 taureaux sauvages, de 140 autruches et de 20 gros lions. Le pouvoir cynégétique entasse, il n’individualise pas. Parce qu’il doit œuvrer au salut de ses sujets, le pouvoir pastoral est pris dans une dialectique du tout et de la partie, avec des dilemmes du type: peut-on sacrifier une brebis pour sauver le reste du troupeau? Rien de tel dans le pouvoir cynégétique: tous peuvent bien mourir. En cas de pertes, il pourra toujours aller chercher d’autres ressources au-dehors. Ce pouvoir n’est commandé par aucun impératif de préservation. Il n’y a par conséquent pour lui aucun choix à faire entre la survie des uns et celle des autres, aucune problématique du sacrifice.
Le christianisme prolonge cette opposition entre pouvoir pastoral et pouvoir cynégétique. Elle lui sert surtout à distinguer les modalités spirituelles et temporelles du gouvernement des hommes. L’Évangile dit: Comme Jésus marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon, appelé Pierre, et André, son frère, qui jetaient un filet dans la mer; car ils étaient pêcheurs. Il leur dit: suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. Aussitôt, ils laissèrent les filets, et le suivirent. Le prosélytisme chrétien trouve là l’une de ses grandes métaphores: la pêche aux hommes. Pour assembler ses fidèles, le christianisme ne chasse pas, il pêche. Hobbes commente: Notre Sauveur compare ce temps à une pêche, c’est-à-dire au fait de gagner les hommes à l’obéissance, non par la coercition et la punition, mais par la persuasion. C’est pourquoi il ne dit pas à ses apôtres qu’il en fera autant de Nemrods, de chasseurs d’hommes, mais des pêcheurs d’hommes. Au droit de contrainte s’oppose la stricte persuasion. Ainsi se distingue dans cette tradition le pouvoir politique du souverain, de celui, strictement spirituel, de l’Église.
Ce qui se dégage avec l’histoire de Nemrod, c’est tout un continent oublié de la pensée politique occidentale. Si Foucault a pu dire qu’à partir de l’essor du pastoralisme hébraïque, puis chrétien, la politique a été largement considérée comme une affaire de bergerie, on peut ajouter qu’elle le fut aussi, mais selon une généalogie parallèle et opposée, comme une affaire de chasse.