Bergson qualifie de mécaniste la conception selon laquelle l’évolution se déroule sans plan et sans direction et n’est que la conséquence de la sélection naturelle agissant sur la variation fortuite, sans projet. Il y oppose sa conviction: le processus évolutif serait dirigé selon un axe défini par une force qui le traverse, l’élan vital. Cette force est de nature psychique.
Il croit voir dans l’évolution une série de faits tendant à établir la vérité de son point de vue: les phénomènes de convergence. Il y a convergence lorsque deux branches différentes -souvent fort éloignées- de l’évolution produisent des dispositifs organiques similaires. L’œil est un organe que l’évolution a produit un grand nombre de fois, en des points très différents de l’arbre évolutif. Il y a des cas plus spectaculaires: celui de l’ichtyosaure, celui de la lampsilis, une palourde d’eau douce, et celui d’une baudroie des Philippines, qui utilisent un dispositif similaire de leurre pour attirer les poissons. Ce seraient des camarades séparés depuis longtemps et qui garderaient de mêmes souvenirs d’enfance …
Plésiosaure et ichtyosaure partageant des souvenirs communs
Nous disions que la vie, depuis ses origines, est la continuation d’un seul et même élan qui s’est partagé entre des lignes d’évolution divergentes. Quelque chose a grandi, quelque chose s’est développé par une série d’additions qui ont été autant de créations. C’est ce développement même qui a amené à se dissocier des tendances qui ne pou¬vaient croître au-delà d’un certain point sans devenir incompatibles entre elles. A la rigueur, rien n’empêcherait d’imaginer un individu unique en lequel, par suite de transformations réparties sur des milliers de siècles, se serait effectuée l’évolution de la vie. Ou encore, à défaut d’un individu unique, on pourrait supposer une pluralité d’individus se succédant en une série unilinéaire. Dans les deux cas l’évolution n’aurait eu, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’une seule dimension. Mais l’évolution s’est faite en réalité par l’intermédiaire de millions d’individus sur des lignes divergentes, dont chacune aboutissait elle-même à un carrefour d’où rayonnaient de nouvelles voies, et ainsi de suite indéfiniment. Si notre hypothèse est fondée, si les causes essentielles qui travaillent le long de ces divers chemins sont de nature psychologique, elles doivent conserver quelque chose de commun en dépit de la divergence de leurs effets, comme des camarades séparés depuis longtemps gardent les mêmes souvenirs d’enfance. Des bifurcations ont eu beau se produire, des voies latérales s’ouvrir où les éléments dissociés se déroulaient d’une manière indépendante; ce n’en est pas moins par l’élan primitif du tout que se continue le mouvement des parties.
Quelque chose du tout doit donc subsister dans les parties. Et cet élément commun pourra se rendre sensible aux yeux d’une certaine manière, peut-être par la présence d’organes identiques dans des organismes très différents.
Supposons, un instant, que le mécanisme soit la vérité: l’évolution se sera faite par une série d’accidents s’ajoutant les uns aux autres, chaque accident nouveau se conservant par sélection s’il est avantageux à cette somme d’accidents avantageux antérieurs que représente la forme actuelle de l’être vivant. Quelle chance y aura-t-il pour que, par deux séries toutes différentes d’accidents qui s’additionnent, deux évolutions toutes différentes aboutissent à des résultats similaires? Plus deux lignes d’évolution divergeront, moins il y aura de probabilités: pour que des influences accidentelles extérieures ou des variations accidentelles internes aient déterminé sur elles la construction d’appareils identiques, surtout s’il n’y avait pas trace de ces appareils au moment où la bifurcation s’est produite. Cette similitude serait naturelle, au contraire, dans une hypothèse telle que la nôtre, on devrait retrouver, jusque dans les derniers ruisselets, quelque chose de l’impulsion reçue à la source. Le pur mécanisme serait donc réfutable, et la finalité, au sens spécial où nous l’entendons, démontrable par un certain côté, si l’on pouvait établir que la vie fabrique certains appareils identiques, par des moyens dissemblables, sur des lignes d’évolution divergentes. La force de la preuve serait d’ailleurs proportionnelle au degré d’écartement des lignes d’évolution choisies, et au degré de complexité des structures similaires qu’on trouverait sur elles.
Henri Bergson, L’Évolution créatrice
Compsognathius, un dinosaure d’environ deux kilogs
Cet anthropocentrisme idôlatre –un Dieu prouvé, fût-il nommé force psychique, faisant évoluer les espèces et tourner les tables, abolirait ma liberté, Son Image- est réfuté en quelques lignes d’un point de vue proprement naturaliste par Gould dans Le pouce du Panda:
Les évolutionnistes antidarwiniens ont toujours présenté le développement répété d’adaptations très similaires au sein de souches différentes comme un argument contre la notion pivot du darwinisme selon laquelle l’évolution se déroule sans plan et sans direction. Le fait que des organismes différents convergent à plusieurs reprises vers les mêmes solutions n’indique-t-il pas que certaines directions du changement sont préétablies et ne sont pas une conséquence de la sélection naturelle agissant sur la variation fortuite? Ne devrions-nous pas considérer la forme répétée elle-même comme la cause finale de nombreux phénomènes évolutifs qui y conduisent? Un calcul élémentaire des probabilités garantit, de fait, l’impossibilité pour la convergence de jamais rien reproduire qui s’approche de la ressemblance parfaite. Les organismes ne peuvent pas effacer leur passé. Deux lignées peuvent présenter des similitudes superficielles remarquables, résultats de l’adaptation à un mode d’existence commun.
Mais les organismes renferment tant d’éléments complexes et indépendants que la probabilité d’atteindre deux fois exactement le même résultat est en réalité nulle. L’évolution est irréversible; des signes de l’ascendance sont toujours préservés; la convergence, aussi impressionnante soit-elle, est toujours superficielle. Examinons celui qui, à mes yeux, présente la plus étonnante des convergences: l’ichtyosaure. Ce reptile des mers, dont les ancêtres étaient des animaux terrestres, a convergé si fortement vers les poissons qu’il s’est effectivement doté d’une nageoire dorsale et d’une queue, à la bonne place et avec le bon profil hydrodynamique. Ces structures sont d’autant plus remarquables qu’elles se sont développées à partir de rien; le reptile terrestre qui fut son ancêtre n’avait ni bosse sur le dos ni lame sur la queue qui puisse servir d’élément précurseur. Néanmoins l’ichtyosaure n’est pas un poisson, ni dans sa conception générale ni dans la complexité de ses détails. Chez l’ichtyosaure, par exemple, la colonne vertébrale passe dans la partie basse de la lame caudale; chez le poisson; doté de vertèbres de queue, elle passe dans la partie supérieure. L’ichtyosaure demeure un reptile depuis ses poumons et sa respiration aérienne jusqu’à ses pattes transformées en palettes natatoires et non pas en nageoires proprement dites.
La raison fondamentale d’une forte convergence, aussi prosaïque qu’elle puisse apparaître, réside simplement dans le fait que certaines façons d’assurer sa subsistance imposent des critères exigeants de forme et de fonction. Les mammifères carnivores doivent courir et mordre; ils n’ont pas besoin de molaires broyeuses puisqu’ils déchirent et avalent leur nourriture.
Le loup placentaire et le loup marsupial sont tous deux bâtis pour courir longtemps, possèdent des canines longues, effilées et acérées et des molaires réduites. Les vertébrés terrestres se déplacent grâce à leurs membres et peuvent utiliser leur queue pour maintenir leur équilibre. Les poissons s’équilibrent à l’aide de leurs nageoires et se propulsent; de l’arrière avec leur queue. Les ichtyosaures, vivant comme des poissons, se sont dotés d’une large queue motrice (comme les baleines le firent plus tard, bien que la nageoire caudale horizontale de la baleine batte de haut en bas, alors que la queue verticale des poissons et de l’ichtyosaure bat d’un côté et de l’autre). Pourquoi retrouve-t-on toujours des hexagones dans les cellules d’une ruche et dans les plaques jointives de certaines carapaces de tortue? Pourquoi les spirales du tournesol ou de la pomme de pin (et souvent les feuilles sur leur tige) suivent-elles la série de Fibonacci?
Un système de spirales rayonnant à partir d’un point peut être regardé comme tournant à gauche ou à droite. Les spirales gauches et droites ne sont pas égales en nombre, mais représentent deux chiffres consécutifs de la série de Fibonacci. Celle-ci se construit en additionnant le nombre précédent pour former le suivant: 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, etc. La pomme de pin, par exemple, peut avoir 13 spirales gauches et 21 droites. Pourquoi de si nombreuses coquilles d’escargot et cornes de bélier -et même le parcours d’une mite se dirigeant vers la lumière- suivent-elles une courbe appelée spirale logarithmique?
Ces formes abstraites sont les solutions optimales répondant à des problèmes communs. Elles ont été choisies à plusieurs reprises dans des groupes distincts, car il s’agit de la meilleure voie, et souvent la seule, menant à l’adaptation. Les triangles, les parallélogrammes et les hexagones sont les seules figures planes qui remplissent complètement l’espace sans laisser de trous. Les hexagones sont fréquemment préférés car ils s’approchent du cercle et portent au maximum la surface intérieure inscrite entre les parois porteuses (construction minimale pour le plus grand stockage de miel par exemple).
La série de Fibonacci apparaît automatiquement dans tout système de spirales rayonnantes construit en additionnant un par un de nouveaux éléments à la pointe de l’organe, dans le plus grand espace disponible. La spirale logarithmique est la seule courbe qui ne change pas de forme en accroissant sa taille.
Compsognathus
Ce dialogue des morts entre Bergson et Gould est tiré d’Épistémologie de la biologie, recueil de textes, Hatier