… Ce qu’il y a pour moi derrière Empire, derrière la pensée de Negri, c’est toujours la pensée marxiste traditionnelle des forces productives qui vont briser les rapports de production. Donc, je dirais que lorsqu’il dit que c’est la résistance, les forces de résistance qui en réalité sont la substrat de l’empire, qui sont en quelque sorte la réalité de l’empire, on retrouve ce vieux schéma selon lequel les rapports de production capitalistes ont capturé les forces productives, et les forces productives se développent au sein de ses rapports qui vont les briser. Mais en même temps il est intéressant que cette idée marxiste soit prise au sein d’un schéma que je dirai vitaliste.
C’est l’importance de la référence deleuzienne. Il y a cette espèce de lien entre un vitalisme des forces et l’idée d’une foi à recréer. Et cela fait du même coup un lien avec le texte célèbre Das Älteste Systemprogram des Deutschen Idealismus, avec l’idée qu’il faut lier la philosophie et le peuple. Là on dira la multitude pour faire moderne. Il faut les lier par la création d’une religion. The great masses need a material religion of the senses (Empire).
Les auteurs sentent bien que religion, ça fait un peu mal pour un matérialiste déclaré. Mais en même temps la religion la fin d’Empire ce n’est même pas Augustin, c’est François d’Assise. C’est la Prière aux oiseaux et une espèce de nouveau panthéisme. Ce panthéisme romantique, à travers le vitalisme deleuzien, va rejoindre cette grande idée des années 1800, l’idée qu’on va supprimer finalement la politique au profit d’une nouvelle religion sensible.
Je crois que la sphère de la politique est coincée entre deux choses: la sphère de l’économie, la sphère des forces productives et puis la sphère de l’esthétique au sens de la nouvelle religion, l’idée romantique que la communauté est une communauté sensible de gens réunis par une foi, par une croyance qui est commune à l’homme du peuple et aux philosophes.
Finalement le schéma marxiste devient un schéma vitaliste, et l’idée d’une révolution des forces de production va rejoindre en quelque sorte son origine, à savoir la révolution romantique du sensible opposé à la révolution politique. Or, ce schéma est exactement le même schéma qu’on trouve chez Marx dans ses premiers textes où il est question de l’alliance de la philosophie allemande et du peuple français.
Dans le rapport entre moléculaire et molaire, il y a peut-être deux choses. Il y a une première chose qui est une volonté de sortir de l’univers des entités constituées, l’univers des sujets constitués, de faire appel à une sorte d’énergie qui n’est pas figée sous la forme d’un sujet comme le peuple ou comme le peuple-prolétariat. Et cela est plus ou moins porté par ce que j’appellerais la révolution esthétique. La révolution romantique est d’abord un passage des figures, des individualités définies, à un monde qui est celui des pré-individualités. L’individualité romanesque se dissout en affect et en percept, et l’individualité picturale se dissout en touche et vibration des couleurs. Je crois que ce modèle, qui est esthétique ou physico-esthétique, ils essaient de le transposer en modèle politique.
Ils essaient d’en faire comme une solution au problème de la représentation. Il s’agit d’opposer à une masse figée dans son concept une énergie sans sujet et qui circule. C’est ce que veut dire multitude. Mais le problème est qu’en politique, on crée toujours une scène. Ils essaient d’éviter le modèle théâtral. On pourrait presque dire qu’ils essaient d’opposer un modèle romanesque de l’individualité dissoute au modèle théâtral. Cependant, je pense que la politique a toujours plus au moins la forme d’une constitution d’un théâtre.
Cela veut dire que la politique a toujours besoin de constituer des petits mondes sur lesquels il y a des unités qui se forment; ce que, moi, j’appellerais des sujets ou des formes de subjectivation, qui vont mettre en scène un conflit, mettre en scène un litige, mettre en scène une opposition entre des mondes. Alors ça, ils n’en veulent pas!
Ce qu’ils veulent, c’est une énergie-monde qui vient briser des masses. Cela ne constitue pas une politique, et c’est ça le problème, en tout cas pour moi. Lorsque j’oppose peuple aux multitudes, c’est parce que d’abord on m’a posé la question à l’envers: il est classique de dire que peuple est le vieux concept molaire, et qu’il faut mettre à la place l’énergie moléculaire des multitudes.
Mais pour moi peuple n’est pas masse. C’est purement le nom d’un acte de subjectivation. C’est dire qu’il y a un moment, comme par exemple les manifestants de Leipzig en 1989, où il y a eu des gens qui sont sortis dans les rues, et ils ont dit: alors nous sommes le peuple. Mais nous sommes le peuple, ça ne veut pas dire: nous sommes les masses, nous sommes ses représentants. Ça veut dire qu’un groupe d’individus prend sur lui une forme de symbolisation, prend sur lui de constituer un rapport entre nous et puis le peuple, un rapport entre deux sujets, un rapport entre un sujet d’énonciation et puis un sujet qui est énoncé. Pour moi, la politique n’est jamais une affaire d’identité. Elle met toujours en scène un écart.
Quand on dit nous sommes le peuple, je dirai que précisément nous et le peuple n’est pas la même chose; la politique se constitue dans l’écart entre les deux. Il me semble qu’en voulant opposer le moléculaire au molaire, ils font l’inverse. Ils ont besoin d’une sorte de réalité du sujet politique. Pour moi la politique est la constitution d’une sphère théâtrale et artificielle.
Au fond, ce qu’ils veulent est une scène de réalité. Du coup, ils transforment tout mouvement de population en un acte de résistance politique. Par exemple dans Empire, on parle des mouvements nomadiques qui brisent les frontières de l’empire. Cependant, les mouvements nomadiques qui brisent les frontières de l’empire, ce sont les groupes des travailleurs qui paient des sommes fabuleuses à des passeurs pour arriver en Europe, qui sont parqués dans des zones de refoulement. Transformer cette réalité de déplacement, en mouvement, en énergie politique anti-impérialiste, je trouve que c’est quelque chose, en réalité, d’extravagant …
Jacques Rancière, extraits d’un entretien, 2003, Multitudes
Honoré Daumier
Une conception théâtrocratique de l’égalité exige que les acteurs demeurent autres qu’eux-mêmes, sans pour autant tomber dans l’altérité absolue. Il leur faut adopter l’artifice d’un rôle non-naturel, sans s’identifier à ce rôle. Leur position est à mi-chemin de la sincérité de Rousseau et de la maîtrise technique de Diderot. La politique s’évanouit quand cette distance entre acteur et rôle, entre l’individu et la parole, s’effondre dans une identité immédiate et définitive …