La figure d’Adam est pour nous comme celle du cuivre …

Les Indiens de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord ont développé au 19éme siècle un ensemble de civilisations brillantes, avec quelques aspects parfois quelque peu effrayants, dont une des caractéristiques principales est la pratique du potlatch, c’est-à-dire de fêtes dans lesquelles on donne des objets.
Tous les changements de statut, acquisitions d’un nouveau titre ou rang, étaient sanctionnés par une telle fête où le nouveau dignitaire devait distribuer des souvenirs aussi marquants que possible. Les premiers ethnographes ont été stupéfaits par cette générosité folle qui rentrait si peu dans leur conception du profit. Mais il y a profit, bien sûr, profit de prestige et non pas profit de monnaie. Qui peut pourtant se monnayer parfois: l’Indien peut faire cadeau de monnaie, recevoir cadeau de monnaie. Ce sont des cadeaux réservés aux derniers des derniers, ceux pour qui l’on n’a pas jugé bon de se mettre en frais d’imagination.

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Le potlatch, dont on n’étudie souvent que des formes aberrantes et tardives, avec destruction des objets, ce qui est une façon de les garder pour soi, et donc de ne pas mettre son prestige en jeu, c’est la fête donnée lors de l’adoption d’un nouveau rôle. D’un nouveau masque. C’est l’inscription de ce nouveau masque sur le rôle. Chacun s’en retourne chez soi avec un morceau de la fête.
Un objet dont l’utilité immédiate est bien peu de choses comparée à sa fonction comme ancrage du texte général, du rôle. Cette luisance, cette résonance que l’objet retient de la fête est symbolisée par le cuivre. Les cadeaux les plus appréciés, les plus élevés, étaient des plaques de cuivre d’une forme spéciale qui ne pouvaient servir qu’à être données, lors de potlatch. Ils devenaient de plus en plus précieux à chaque don. Ils acquéraient ainsi peu à peu toute une histoire, l’équivalent d’une généalogie dans une famille de l’Ancien Régime. Ce cuivre est celui qui était au mariage d’un tel, et qui auparavant était aux funérailles d’un tel, et qui auparavant était à l’intronisation d’un tel.
Les cuivres étaient ainsi des accumulateurs spécialisés dans les souvenirs des potlachs, des accumulateurs abstraits, parce qu’il fallait d’autres objets à côté pour préciser ces souvenirs, mais c’était le grand résonateur.
Spécialisé dans le souvenir des déplacements des masques, la figuration du prestige même. Ne pouvant servir de masques, mais ne pouvant être donnés en dehors d’une cérémonie comportant des masques, ils étaient décorés d’un visage, ils étaient le garant de la vie des masques.
Tant qu’ils circuleraient, un masque individuel pouvait être détruit, il serait toujours remplacé, comme un acteur pouvait être remplacé dans le masque. Ils étaient comme la page sur laquelle pouvaient s’inscrire tous ces mots. Le silence qui permettait cette musique. La matière de mue, la concentration d’espace de mue.
Une assez bonne approximation de la pierre philosophale.

L’un des moyens de préparer, faciliter, d’améliorer la mue, transmuer la mue, c’est de prendre le masque d’un ancêtre proche ou lointain, dont on se déclare le fils spirituel. Un ou plusieurs. Un père chasse l’autre. Jusqu’au moment où l’on atteint ce que Hugo appelle la région des égaux. Où les pères sont pairs. Ce n’est qu’à l’intérieur de cette famille d’égaux différents que l’on peut espérer trouver peu à peu sa propre place. Multipliant les maîtres pour mieux les écarter.
L’enseignement du maître antérieur devant toujours être approfondi. Tellement approfondi parfois qu’il peut changer de nom. C’est qu’on a trouvé le maître du maître. Maintenu pour établir et maintenir la distance par rapport au maître suivant.

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A la multiplication de la descendance, Non seulement des fils de plus en plus nombreux, mais de plus en plus différents les uns des autres, et de plus en plus nécessaires les uns aux autres, répond la multiplication de l’ascendance. A travers nous, nos fils recherchent la diversité de nos pères pour pouvoir se différencier.
On peut en effet imaginer une différenciation qui soit une simple dispersion, des groupes humains se séparant les uns des autres jusqu’à s’ignorer totalement, leur pluralité n’ayant plus pour chacun d’eux aucun effet. Un tel isolement pouvant très bien s’accompagner d’une désolante uniformité à l’intérieur de chacun des groupes. Le thème de l’ancêtre commun c’est en quelque sorte la déclaration de la fertilité des unions entre ces groupes.
Adam c’est la vie du métis. Les fils s’opposent et s’entre-tuent, mais leurs descendances fourmillent. Et ceux de cette autre figure de l’ancêtre commun dans la Bible qu’est Noé, portent les couleurs de trois races.

Adam c’est la croyance à la possibilité d’une traduction. Les frères ennemis permettent l’invention de langues nouvelles. Entre ces ancêtres divers et nous, on pourrait imaginer un tel métissage que toutes les particularités soient effacées en nous, pour nous, pour nos enfants. Mais nous voulons pouvoir distinguer dans ces métissages, entretenir ces distinctions. Maintenir les différences entre les langues tout en faisant évoluer toute langue de telle sorte qu’en elle puisse peu à peu se traduire en toute autre, sans qu’aucune efface ou écrase les autres. Non seulement toutes les couleurs mais toutes les nuances. Toujours d’autres couleurs et nuances. Alors dans la lumière des égaux les pères en nous s’émerveilleront de l’imagination des fils.

Michel Launay et Michel Butor, Résistances, 1983