Le roi Salomon qui, parce qu’il était roi, était un politique, en appelait au pouvoir de l’imagination. Nous qui sommes aussi des rois …

Lire, relire Arendt, c’est d’abord vivre et éprouver pour son propre compte ce partage de l’émotion et du plaisir, cette disposition à partager le monde avec ces éternels étrangers qui sont nos semblables, avec d’autres qui se rencontrent alors même que tout les sépare. Derrière les objections, les réserves, les doutes résonne un accord fondamental qui nous lie à elle de façon décisive. Le même accord, la même gratitude que ceux qui la liaient au monde. On ne commente pas Hannah Arendt, on entretient avec elle une conversation infinie parce que, avec elle, le monde prend la parole.

Et pour comprendre ce don singulier qui est le sien -le don d’expérimenter le monde et de le rendre parlant, il suffit peut être de rappeler l’ancienne prière que le roi Salomon, réputé pour sa sagesse et auquel, par ailleurs, l’activité politique n’était pas étrangère, adressait à Dieu: le roi demandait à Dieu de lui accorder ce don éminent qu’est un cœur intelligent.

12535-Piero_della_Francesca-_Legend_of_the_True_Cross_-_the_Queen_of_Sheba_Meeting_with_Solomon3B_detailIl savait, parce qu’il était roi, que seul un cœur intelligent, et non la réflexion ni le simple sentiment, nous rend supportable le fait de vivre dans un monde avec ces éternels étrangers que sont les autres et leur permet à eux de nous endurer (La Nature du totalitarisme, Payot, 1990, p. 59). Le cœur intelligent n’est pas sentimental, il ne se repose pas non plus sur la pure réflexion. Ni a-pathique ni pathétique, il sait que le monde ne se dit pas dans les effusions du sentiment mais qu’il ne parle pas seulement (et peut être pas du tout) la prose du vrai.

L’absence d’émotion ne fonde ni ne confirme la rationalité. Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été touché par l’émotion; et ce qui s’oppose à l’émotionnel, ce n’est en aucune façon le rationnel, quel que soit le sens du terme, mais bien l’insensibilité, qui est fréquemment un phénomène pathologique, ou encore la sentimentalité, qui représente une perversion du sentiment (Du mensonge à la violence, Pocket, 1989,p.163).

On ne saurait être plus clair: le cœur intelligent est aussi loin de l’affectivité qui submerge que de l’insensibilité qui empêche de penser, aussi loin d’une proximité trop étroite que des obstacles dressés par l’éloignement de la connaissance pure. Arendt ne prétendait certes pas qu’un tel don lui avait été accordé (bien que pour nous, il n’y ait aucun doute là dessus), mais elle le considérait comme le don le plus précieux qu’un homme puisse désirer et recevoir.

Et pour traduire en d’autres termes l’histoire et le langage bibliques, elle proposait d’appeler ce don la faculté d’imaginer, laquelle est pour parler comme Kant la faculté de rendre présent ce qui est absent, de transformer un objet en une chose à laquelle je n’ai pas besoin d’être directement confronté, mais que j’ai en un sens intériorisée, la faculté de re-présentation. Kant dit très précisément: l’imagination (facultas imaginandi) est la faculté des intuitions hors de la présence de l’objet (Anthropologie du point de vue pragmatique, § 28, Vrin, 1970, p. 47).

Mais l’imagination n’invite pas seulement à se représenter une chose absente, elle requiert que l’on se mette à la place de tout autre, d’un autre être humain fût il proche ou lointain. C’est pourquoi elle est aussi une faculté politique. Lorsque nous nous mettons à la place de tout autre, il n’est question ni d’empathie ni de décompte des voix ni de tyrannie de l’opinion. Il ne s’agit pas d’adopter les vues réelles de ceux qui se tiennent ailleurs -un ailleurs d’où ils regardent le monde dans une perspective nécessairement différente. Pas davantage de partager l’immédiateté de leurs sentiments et de leurs émotions. Encore moins de se ranger d’une manière ou d’une autre aux vues d’une majorité. Nous ne sommes ni dans la fusion communielle, ni dans la vérité consensuelle, ni dans la proximité sociologique. Nous tentons au contraire d’imaginer à quoi ressemblerait notre pensée si elle était ailleurs.

511px-Piero_della_Francesca_-_8._Battle_between_Heraclius_and_Chosroes_(detail)_-_WGA17553Peu importe ici (je veux dire pour notre propos) la torsion qu’Arendt fait subir à la célèbre maxime kantienne de la mentalité élargie. Kant écrit en effet au § 40 de la Critique de la faculté de juger qu’une telle manière de penser suppose que l’on s’élève au dessus des conditions subjectives du jugement en lesquelles tant d’autres se cramponnent et que l’on réfléchisse sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel que l’on ne peut déterminer qu’en se plaçant du point de vue d’autrui.
On pourrait aisément montrer que l’interprétation d’Arendt n’est pas conforme stricto sensu à la position du philosophe. Reste que le regard critique est avant tout celui qui déborde la présence empirique et la contagion du trop proche. L’imagination s’arrache et nous arrache à l’immédiateté qui engendre l’activité routinière et annihile la conscience, à l’immédiateté des règles trop communément admises. Elle n’est pas la fantaisie qui rêve les choses, elle instaure la distance qui permet ensuite (virtuellement au moins) de revenir à la densité du monde commun.
Le roi Salomon qui parce qu’il était roi était un politique en appelait au pouvoir de l’imagination. Nous qui sommes aussi des rois -des êtres politiques, qui habitons le monde et vivons parmi les hommes- avons toutes les raisons de solliciter nous aussi ce don du cœur intelligent.
Si Arendt associait le pouvoir de l’imagination à cette manière de penser élargie qui nous invite à nous mettre à la place de tout autre, c’est parce qu’elle y voyait la faculté virtuelle du monde commun. A contrario, l’annihilation de ce pouvoir était à ses yeux le signe de la perte du moi et du monde, de la faculté de penser et d’éprouver.

On sait qu’elle a analysé la désolation totalitaire non pas seulement comme l’impasse de l’impuissance où les hommes sont conduits lorsque leur agir ensemble est anéanti, lorsque le domaine public s’éloigne puis s’efface de leurs vies (les hommes sont alors isolés mais pas encore désolés), mais comme cette expérience radicale d’absolue non appartenance au monde qui va à l’encontre des exigences fondamentales de la condition humaine. Or celui qui est privé de monde est privé du même coup de son pouvoir d’imaginer, incapable qu’il est d’adopter la multiplicité des perspectives qui fondent l’espace commun. Est il vraiment besoin d’invoquer les situations critiques, voire les expériences limites fussent elles devenues expériences quotidiennes , pour savoir qu’il nous est sans cesse demandé d’inventer le sens des situations particulières, d’affronter l’événement, de penser ce qui nous arrive et dont le sens ne saurait être déduit d’un universel déjà donné?
Lorsque nous revenons au monde commun, nous revenons au particulier, c’est à dire au proche, mais pour cela il nous aura d’abord fallu rencontrer le lointain et, par notre pouvoir d’imaginer, nous lier à celui qui n’a pas de visage et avec lequel nous n’entretenons aucun rapport intime.

Piero_della_Francesca_-_Mort_d'Adam_1Myriam Revault d’Allonnes

Piero Della Francesca