I Nous sommes en train de tuer celle que nous aimons, notre génitrice et sibylle …

C’est parce que la diversification des espèces préexiste à l’humanité et que nous avons évolué en son sein, que nous n’en avons jamais sondé les limites. En conséquence, le monde du vivant est le domaine naturel de la partie la plus dynamique et paradoxale de l’esprit humain. Notre sentiment d’émerveillement croît exponentiellement: plus nous en savons, plus le mystère est profond et plus nous recherchons un nouveau savoir pour créer un nouveau mystère.

Cette réaction catalytique, qui est une caractéristique humaine innée, nous incite sans cesse à rechercher de nouveaux lieux et une nouvelle vie. La nature doit être maîtrisée, mais (nous l’espérons) jamais totalement. Une passion nous étreint calmement, non pas d’exercer un contrôle total, mais d’avoir la sensation d’un progrès permanent.

À Bernhardsdorp [en Amazonie guyanaise, où travaillait l’Auteur, myrmécologue] je tentais de convertir cette notion sous une forme qui puisse satisfaire mon besoin personnel. Mon esprit se perdait dans le monde infini propre au naturaliste. Je regardais rêveusement le sentier filant dans la savane boisée et m’imaginais marchant jusqu’au Saramacca et au-delà, outre l’horizon, pour une reconnaissance intemporelle à travers des forêts premières vers une terre aux noms magiques, Yékwana, Jîvaro, Sirionô, Tapirapé, Siona-Secoya, Yumana, aller et retour, pour ne jamais manquer des frais sentiers et des clairières de la jungle.

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Thomas Cole

La même image archétypale a été utilisée, sous d’autres variantes, en d’autres circonstances, en particulier lors de la colonisation du Nouveau Monde. Elle est clairement visible dans les vallées éloignées et les chemins frontaliers de l’art paysagiste du XIXe siècle, dans les peintures d’Albert Bierstadt, de Frederick Edwin Church, de Thomas Cole et de leurs contemporains pendant la conquête de l’Ouest ou celle des territoires les plus secrets de l’Amérique du Sud.
Dans celle de Bierstadt, Crépuscule dans la vallée du Yosemite (1868), on a vue sur une pente douce descendant vers le bas de la vallée, où coule une rivière tranquille entre de hautes herbes, des fourrés et des arbres épars. Le soleil approche de l’horizon. Sa lumière mourante, qui répand un lavis vermeil, est en train de céder devant les ombres vertes et noirâtres de ce côté-ci de la vallée. Un banc de nuages s’est immobilisé juste sous le sommet des à-pics de rochers. Plus protecteur que menaçant, il a transformé la vallée en tunnel qui s’ouvre à l’autre bout sur un terrain découvert. Au-delà, le monde est obscurci par l’éclat du soleil couchant que nous sommes obligés de fixer pour voir aussi loin.
La vallée, vide d’êtres humains, est sûre: pas de clôtures, pas de sentiers, pas de propriétaires. En quelques minutes, nous pourrions gagner la rivière à pied, dresser notre camp puis explorer ensuite les rives à loisir. Le terrain visible est à taille humaine, littéralement mesurable en pieds, avec d’étranges plantes inconnues et des animaux assez importants pour être étudiés à vingt pas de distance. La qualité onirique du tableau nous projette dans l’avenir: qu’amènera le matin? L’histoire reste jeune et l’imagination humaine n’est pas encore enchaînée par un savoir géographique précis. Dès que nous le souhaitons, nous pouvons franchir la vallée en direction de la région inconnue au-delà, vers une marche pleine de prodiges encore imaginables -des vallées insondables et des routes illimitées, et des gouffres, et des grottes, et des bois de Titan aux formes invisibles à tout homme, pour reprendre les métaphores enflammées d’Edgar Allan Poe. La frontière américaine réveillait les antiques émotions ayant tiré les peuplements humains, tel un drap vivant, de-ci de-là sur la planète durant l’âge glaciaire. Le monde occidental, qui n’était pas encore tombé, ranimait les gloires de ces époques primitives où Adam marchait, majestueux comme un dieu, comme l’écrit Melville du Destrier blanc symbolique dans Moby Dick.

Suivit une tragédie: cette représentation a presque disparu. Bien qu’elle soit peut-être aussi vieille que l’homme, elle a pâli de notre vivant. Les terres sauvages de l’univers se sont racornies pour n’être plus que des exploitations forestières ou des réserves naturelles menacées. Leur état précaire nous confronte à un dilemme que l’historien Léo Marx appelle la machine du jardin. Le monde naturel est le refuge de l’esprit, lointain, statique, encore plus riche que l’imagination.
Mais nous ne saurions exister dans ce paradis sans la machine qui le déchiquette. Nous sommes en train de tuer celle que nous aimons, notre Éden, notre génitrice et sibylle. Les êtres humains ne sont pas des créatures naturelles arrachées à une niche sylvestre pour être emprisonnées dans un monde d’objets manufacturés. Le bon sauvage, impossibilité biologique, n’a jamais existé. La relation humaine à la nature est infiniment plus subtile et ambivalente. Durant des milliers de générations, l’esprit a évolué avec une culture qui mûrissait, en se créant à partir de symboles et d’outils, tandis que son avantage génétique gagnait en importance grâce à la modification planifiée de l’environnement.

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Les opérations uniques du cerveau sont le résultat de la sélection naturelle fonctionnant à travers le filtre de la culture. Elles nous ont suspendus entre les deux idéaux antipodaux de la nature et de la machine, de la forêt et de la ville, du naturel et de l’artefact, en cherchant constamment, selon la formule du géographe Yi-Fu Tuan, un équilibre qui n’est pas de ce monde.
Aussi mes pensées étaient-elles inconstantes à Bernhardsdorp. Elles filaient vers le sud, vers le Saramacca, et s’enfonçaient dans le bassin de l’Amazone, le jardin terrestre le moins abîmé, puis elles remontaient rapidement au nord vers Paramaribo et New York, la plus grande des machines.

La machine m’avait amené ici et si j’avais sérieusement envisagé d’affronter la nature sans les conforts de la civilisation, la réalité ne tarda pas à requérir toute mon attention. La mer du vivant est remplie d’horreurs miniatures conçues pour ramener rapidement les biologistes en visite à leurs acides aminés constitutifs.

Les arbovirus instillent à l’intrus imprudent une quantité effrayante de rhumes et de diarrhées. La dengue enfle les articulations jusqu’à les rendre insupportablement raides. Les ulcères de la peau s’étendent impitoyablement à partir d’égratignures causées par des épines à la cheville. Les triatomes sucent le sang sur le visage du dormeur pendant la nuit, non sans lui laisser les micro-organismes létaux de la maladie de Carlos Chagas -assurément l’échange le plus déséquilibré de la création. Leishmaniose, bilharziose, fièvre tierce maligne, filariose, échinococcose, onchocercose, fièvre jaune, dysenterie amibienne, kystes purulents des gastrophiles … L’évolution a conçu cent façons de macérer les foies et de transformer le sang en bouillon de culture. Aussi le voyageur romantique avale-t-il de la chloraquine, il accepte volontiers des injections de gamma globuline, dort sous une moustiquaire et se rappelle qu’il doit enfiler des bottes en caoutchouc avant de franchir des cours d’eau. Il espère qu’on a mis assez d’essence dans la Land Rover le matin et se dépêche de regagner son camp à la brune pour dîner chaud.

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Ce dilemme impossible n’existait pas pour les premiers hommes. Durant des millions d’années, ils affrontèrent la nature avec tout ce qu’ils avaient à leur disposition, en s’emparant de la nourriture et en combattant les prédateurs sur un territoire connu de quelques kilomètres carrés. La vie était brève, le destin terrifiant et la reproduction une priorité urgente: les enfants, conçus libéralement, remplaçaient à peine les membres de la famille qui semblaient mourir sans cesse. La population humaine se maintenait tout juste autour de l’équilibre et il arrivait que des groupes entiers disparaissent. La nature était quelque chose qui se trouvait là, dehors -anonyme et sans limites, une force à combattre, à séduire et exploiter.

Si la machine ne faisait pas de quartier, elle était aussi trop faible pour briser le monde sauvage. Mais peu importait: l’ambiguïté des idéaux opposés constituait une superbe stratégie de survie, tant qu’on y avait recours dans l’ignorance. Elle stimulait l’évolution génétique du cerveau et engendrait une plus grande et meilleure culture. L’univers commença à céder, d’abord aux agriculteurs, puis aux techniciens, aux négociants et aux explorateurs. L’humanité accéléra vers l’antipode machinistique, indifférente au désir naturel de l’esprit de conserver son contraire aussi. Aujourd’hui, nous approchons de la fin. La voix intérieure murmure Tu es allé trop loin et tu as dérangé le monde. Tu as renoncé à trop de choses pour contrôler la Nature. La définition d’un Hobbes est peut-être fondée: cela sera l’enfer que nous aurons mérité pour avoir compris trop tard la vérité.

Mais j’hésite. Je fais une autre suggestion: c’est le savoir même ayant conduit le dilemme jusqu’au paroxysme qui contient la solution. Imaginez que vous ramassez une poignée de terre et de feuilles en décomposition et que vous l’étalez sur un linge blanc, à la manière d’un naturaliste de terrain, pour l’examiner de près.
Ce monticule anodin contient plus d’ordre et de richesse de structure, et d’histoire particulière, que les surfaces entières de toutes les autres planètes sans vie. C’est une forêt vierge miniature dont l’exploration pourrait occuper presque toute une vie. Séparez les adhérences des radicelles à l’aide de pinces, et vous mettrez à jour …

 Biophilie

Albert Bierstadt

A suivre …