L’art commence par la transmutation et continue par la métamorphose. Il n’est pas le vocabulaire de l’homme parlant à Dieu, mais le renouveau perpétuel de la Création. Il est invention de matières en même temps qu’il est invention de formes. Il se construit une physique et une minéralogie. Il enfonce les mains dans les entrailles des choses pour leur donner la figure qui lui plaît. Il est d’abord artisan et alchimiste. Il besogne en tablier de cuir, comme un forgeron. Il a les paumes noires et déchirées, à force de se mesurer avec ce qui pèse et ce qui brûle. Elles précèdent l’homme, ces mains puissantes, dans les violences et dans les astuces de l’esprit.
L’artiste qui coupe son bois, bat son métal, pétrit son argile, taille son bloc de pierre maintient jusqu’à nous un passé de l’homme, un homme ancien, sans lequel nous nous insérerions pas.
N’est-il pas admirable de voir debout parmi nous, dans l’âge mécanique, ce survivant acharné des âges de la main? Les siècles ont passé sur lui sans altérer sa vie profonde, sans le faire renoncer à ses antiques façons de découvrir le monde et de l’inventer. La nature est toujours pour lui un réceptacle de secrets et de merveilles. Toujours c’est avec ses mains nues, faibles armes, qu’il cherche à les dérober, pour les faire entrer dans son propre jeu.
Ainsi recommence, perpétuellement, un formidable autrefois, ainsi se refait, sans se répéter, la découverte du feu, de la hache, de la roue, du tour à potier. Dans l’atelier d’un artiste sont partout écrites les tentatives, les expériences, les divinations de la main, les mémoires séculaires d’une race humaine qui n’a pas oublié le privilège de manier.
De ces êtres antiques qui se dressent au milieu de nous, vêtus comme nous, parlant la même langue, Gauguin ne nous en offre-t-il pas l’exemple? Quand nous lisons la vie de celui que naguère j’appelais le bourgeois péruvien, nous voyons d’abord un financier hardi et habile, ponctuel et heureux, enveloppé par sa Danoise dans les replis d’une existence douillette et contemplant les tableaux des autres avec plus d’agrément que d’inquiétude. Insensiblement, et peut-être en vertu d’une de ces mutations qui jaillissent des profondeurs et qui crèvent la surface du temps, il prend en dégoût l’abstraction de l’argent et du chiffre; il ne lui suffit plus de dessiner, avec les seules ressources de son esprit, les méandres du risque, de spéculer sur les courbes de la Bourse, de jouer avec le vide des nombres.
Il faut peindre, car la peinture est un moyen de ressaisir cette antiquité éternelle qui l’habite et qui le fuit.
Et non pas la peinture seulement, mais toute œuvre des mains, comme s’il avait hâte de prendre une revanche sur leur longue oisiveté civilisée -poterie, sculpture, décor de tissus. C’est par les mains que son destin le tire vers les lieux sauvages, où résident encore les couches immobiles des siècles, la Bretagne, l’Océanie. Il ne se contenta pas d’y peindre l’image de l’homme et de la femme, des végétaux, des quatre éléments. Il se fit une parure, comme l’homme sauvage, qui aime à décorer son noble corps et à porter sur lui les magnificences de son art, et quand il fut aux Iles, cherchant sans cesse la plus reculée, la plus séculaire, il tailla des idoles dans des troncs d’arbres, non en copiste d’une pacotille ethnographique, mais d’une main authentique qui retrouvait les secrets perdus. Il bâtit une case toute sculptée, pleine de dieux. Les matières dont il se servait, des bois de pirogue, et jusqu’à la toile grossière et pleine de nœuds sur laquelle il peignait comme avec des sucs de plantes, comme avec des terres aux tons riches et sourds, le restituaient elles aussi au passé, l’enfonçaient dans les ombres dorées du temps qui ne meurt pas.
Henri Focillon, Éloge de la main