L’émancipation ouvrière restait la pensée de la classe ouvrière conçue comme collectif, une pensée fondée sur des conditions douloureuses d’existence, sur des traditions et une culture propres. En travaillant sur les archives, j’ai découvert un paysage très différent.
Ceux qui avaient donné consistance au mouvement ouvrier n’entendaient pas être les représentants légitimes de leur classe, de sa culture et de ses traditions, mais étaient d’abord des individus qui mettaient en question une certaine identité ouvrière. Là où j’attendais une espèce de culture autonome enracinée dans le métier et une condition de vie, je découvrais une fascination pour la parole littéraire et la culture de l’autre, la volonté d’exister à part entière comme des individus partageant le même monde. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans La Nuit des prolétaires à travers ces ouvriers qui, après avoir travaillé tout le jour, pensent et créent la nuit.
Les bourgeois et les hommes de lettres pourtant bienveillants jugeaient que les ouvriers n’avaient pas à faire des alexandrins, de la grande poésie, mais des chants pour le travail et les fêtes populaires. C’était une manière de les enfermer dans leur identité.
J’ai été saisi par le fait qu’il ne s’agissait pas de se libérer par la connaissance, car ces ouvriers avaient parfaitement la connaissance de leur situation, mais de se penser capables d’un autre mode de vie que celui d’êtres dominés. L’émancipation vise à se donner dès à présent un mode d’existence, de perception, de pensée de citoyens à part entière de l’humanité.
Ma démarche était donc en complète contradiction avec la tradition de l’histoire sociale. L’histoire avait voulu se transformer en se pensant comme histoire des larges masses et histoire de la vie matérielle et pas seulement histoire des princes.
Mais en prétendant être l’histoire d’en bas, elle enfermait l’histoire de ces populations dans la vie matérielle.
Tout le discours historique fonctionnait comme une philosophie expliquant pourquoi les gens à l’époque et à la place où ils étaient ne pouvaient penser que ce à quoi ils pensaient.
Quant à la sociologie de Bourdieu, elle explique que si les gens sont dominés, c’est aussi parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont dominés. Si les ouvriers sont exclus de l’enseignement supérieur, c’est parce que l’école leur fait croire qu’ils sont inclus alors qu’en réalité il leur manque les manières d’être qui conduisent au succès. Quand ils ne réussissent pas bien, ils pensent donc que c’est parce qu’ils ne sont pas doués et ils s’auto-excluent. Il s’agit toujours d’interpréter la sujétion en termes d’ignorance, de méconnaissance.
Dans La Distinction (1979), Bourdieu expliquait de même que chaque classe sociale a les goûts et le mode de comportement qui correspondent à sa condition. Mais dès le XVIIIe siècle, les classes dominantes s’inquiétaient de ce qu’il y avait trop de gens du peuple qui voulaient lire, écrire, adopter des comportements qui n’étaient pas adéquats à leur classe. J’ai mis l’accent sur l’importance de ce que l’on pourrait appeler une révolution esthétique, dans l’émancipation ouvrière.
L’émancipation ouvrière commence quand l’ouvrier en bâtiment peut porter sur le bâtiment un regard qui n’est pas seulement celui de l’ouvrier travaillant pour un patron, ou du pauvre travaillant à la maison des riches.