Tu cueilleras le rameau d’or et tu pourras parler aux bêtes …

Platon fait dire à un personnage de son dialogue, Le Politique, que tout animal qui pourrait être doué de langage, une grue par exemple, diviserait les vivants entre les grues et tous les autres, pris en bloc, indistinctement, dans un seul et même genre. Y compris l’homme. Cette séparation aberrante résiderait dans le logos, dans la faculté de raisonner et de parler, et dans l’auto-vénération inhérente à celui qui parle: le sujet se campe et se drape dans l’unicité de son espèce, et son narcissisme de classificateur lui fait rejeter à l’extérieur, pêle-mêle, le fatras de tous les autres animaux.

Nîmes Romaine

C’est dans la même veine que le présocratique Xénophane avait écrit ce huitain, traduit par Jean-Paul Dumont en alexandrins:

Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions Avaient aussi des mains et si, avec ces mains Ils savaient dessiner et savaient modeler Les œuvres qu’avec art seuls les hommes façonnent, Les chevaux forgeraient des dieux chevalins Et les bœuf donneraient aux dieux forme bovine: Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence Imitant la démarche et le corps de chacun.

Les animaux et les dieux … Vous vous rappelez peut-être le texte de Roland Barthes sur Ignace de Loyola, qui s’intitule Comment parler à Dieu? Eh bien! J’aurais suggéré que le même abîme de non-sens risque de s’ouvrir devant celui qui demande comment faire parler les bêtes et comment en parler? Si je n’avais pas pensé à cette phrase de Claudel: Dieu nous parle par les prières que nous lui adressons.

Car, pour ce qui est du parler des bêtes, cette notation: peut-être suffit-il de leur parler, semble d’une profondeur inouïe, nous invitant à un exercice spirituel dont il y a lieu de se demander s’il ne pourrait pas s’apparenter à la traduction.

Aux origines de notre histoire langagière veillent deux bêtes mythiques, deux archétypes d’animaux qui furent subitement, divinement doués de parole. C’est dans la Bible, au chapitre XXII des Nombres, l’ânesse de Balaam et, dans l’Iliade, au livre XIX, le cheval d’Achille, Xanthe.

Allemagne, XVIéme siècle

Pour lire l’histoire de l’ânesse, j’emprunterai la traduction de Sébastien Castellion. Cette langue du XVIe siècle, qui de surcroît se veut paysanne et quasi enfantine, convient merveilleusement à un tel récit.

Dont le matin quand Balaam fut levé, il sella son ânesse et s’en alla avec les barons moabites. Mais Dieu fut courroucé de ce qu’il y allait, si se mit l’ange du seigneur au chemin pour l’empêcher, comme il chevauchait son ânesse accompagné de ses deux valets. Et quand l’ânesse vit l’ange du seigneur qui se tenait au chemin et tenait son épée dégainée en sa main, elle se détourna du chemin et alla au champ. Et comme Balaam la frappait pour la faire aller au chemin et que l’ange du Seigneur se tenait au sentier des vignes, et qu’il y avait muret deçà et muret delà, l’ânesse, voyant l’ange du seigneur se joignit au mur et étreignit le pied de Balaam au mur, dont il la battit encore de plus fort. Adonc l’ange passa encore plus outre et se tint en un lieu étroit là où n’y avait passage pour se détourner d’un côté ni d’autre. Dont l’ânesse, voyant l’ange du Seigneur, se coucha dessous Balaam, de quoi Balaam eut si grand dépit qu’il la frappa d’un bâton. Adonc le Seigneur ouvrit la bouche de l’ânesse, dont elle dit à Balaam: Que t’ai-je fait que tu m’as déjà battue trois fois? Et Balaam dit à l’ânesse: C’est pour tant que tu te truffes de moi. Et plût à Dieu que j’eusse une épée, car je te tuerais tout à cette heure. Et l’ânesse dit à Balaam: Ne suis-je pas ton ânesse que tu as toute ta vie chevauchée jusqu’à présent? Ai-je accoutumé de te faire ainsi? Nenni, dit- il. Alors le Seigneur ouvrit les yeux à Balaam, si vit l’ange du Seigneur qui était au chemin et avait son épée dégainée en sa main.

L’autre animal prophète qui préside à nos Commencements est Xanthe, l’un des deux chevaux d’Achille. Il répond à l’aurige guerrier qui l’interroge sur l’issue de la bataille, lui demandant tout simplement s’il ne serait pas tué au combat. Je cite dans la traduction de Paul Mazon:

Et dessous le joug, Xanthe, coursier aux jarrets frémissants, lui répond. Brusquement il baisse la tête et toute sa crinière, échappant au collier, retombe, le long du joug, jusqu’à terre: la déesse aux bras blancs, Héré, vient à l’instant de le douer de voix humaine. Oui, sans doute, une fois encore, puissant Achille, nous te ramènerons. Mais le jour fatal est proche pour toi. Nous n’en sommes point cause, mais bien plutôt le dieu terrible et l’impérieux destin. Nous saurions, nous, à la course aller de front avec le souffle de Zéphyr, le plus vite des vents, dit-on; mais ton destin à toi, est d’être dompté de force par un dieu et par un homme. Il dit, et les Erinyes arrêtent sa voix.

Balaam, France, XVIIIéme siècle, détail: Ne suis-je pas ton ânesse …

Mais il est temps de justifier le titre donné à cette prise de parole, Le rameau d’or. Avant que sir James Frazer n’intitule ainsi un livre qui fit date, car, inventant les concepts de totem et de tabou, il fondait l’anthropologie des religions; avant que Michelet, dans sa préface à l’Histoire de France, ne dise, à mots couverts, de ce branchage miraculeux qu’il était la clé du travail historien comme résurrection des morts; et avant que Dante n’attribue à une verghetta le pouvoir d’ouvrir, sans qu’elle résiste, une porte de l’Enfer, c’est Virgile qui, dans l’Enéide, a donné la première occurrence littéraire de la légende italique de l’aureus ramus.

Oracle de la Sibylle au vers 133 du livre VI:

Si tantus amor menti, si tu as un si grand désir, une si grande avidité de traverser deux fois les eaux du Styx et de voir deux fois le noir Tartare, et qu’il te plaise de tenter cette folle entreprise, apprends d’abord ce que tu as à faire. Il y a, caché dans un arbre opaque, un rameau dont les feuilles et la tige flexible sont d’or. Il n ’est point donné de pénétrer dans les profondeurs secrètes de la terre avant d’avoir détaché ce rameau à la chevelure d’or de l’arbre qui l’a produit. Cherche-le donc des yeux au fond des bois, et quand tu l’auras découvert, cueille-le selon le rite, avec la main, car il viendra de lui-même volontiers et facilement si les destins t’appellent.

Et, un peu plus tard, Énée s’écrie: Ah! si le rameau d’or sur son arbre se montrait à nous dans les grands bois.

A peine avait-il parlé que deux colombes, justement, descendirent en volant du ciel sous les yeux mêmes du guerrier et se posèrent sur le sol vert. Il s’arrêta, observant les indications que lui fournissent les oiseaux. Elles se posent toutes deux à l’endroit souhaité, au haut d’un arbre, d’où l’éclat de l’or, tranchant sur les rameaux, resplendit à la vue. Énée saisit la frondaison d’or.

Turner, Le Rameau d’Or, 1834

Ces colombes, envoyées par Vénus, font songer aux Actes des Apôtres. Un jour de fête traditionnelle, la Pentecôte, devant des juifs venus à Jérusalem de toutes sortes de pays, et parlant toutes sortes de langues, l’Esprit Saint descendit en effet, sous l’aspect d’une colombe, et les onze apôtres se mirent alors à annoncer le nouveau message, en parlant leur pauvre araméen de pauvres petites gens. Mais tous ceux qui étaient présents les comprirent, chacun dans sa propre langue.

Énigme d’un même oiseau qui vient avertir qu’un mystérieux charisme va être accordé à des mortels: pouvoir, dans la littérature latine, de briser le silence des morts, pouvoir, dans la littérature grecque néo-testamentaire, d’une réparation d’après Babel.

Mais c’est dans l’œuvre de Michelet et dans l’une des préfaces de son Histoire de France que j’entends cueillir le rameau d’or susceptible d’initier au secret des animaux. Pour évoquer le talisman qui fait de lui un historien, il évoque à la fois l’incantation d’un rituel, l’eau lustrale, le don des larmes, tous ces préalables qui, permettant de passer et de repasser à travers les morts, lui donnent accès aux peuples disparus.

Je réveillai en eux cent mille choses évanouies. Certains chants de nourrice dont j’avais le secret étaient d’un effet très sûr. À l’accent, ils croyaient que j’étais un des leurs. On le met en garde, dit-il, contre le danger de ce rapport aux disparus: Faites au moins comme Énée qui ne s’y aventure que l’épée à la main pour ne pas être pris de trop près. Triste conseil! riposte Michelet … Que je traduis par:Triste oubli du rameau d’or qui a précédé l’usage de la lame!

Parce que c’est précisément en se plaçant sous l’invocation de Virgile, ce paysan de Mantoue avec sa timidité de vierge et ses longs cheveux rustiques, qu’il nous donne à lire, dans Le Peuple, quelques pages, parmi les plus belles, dont la langue française ait honoré les bêtes: bêtes qu’il a pensées non pas seulement comme des animalia muta mais comme des infantes, des enfants voués à l’ineffable.

L’animal, sombre mystère! … Monde immense de rêves et de douleurs muettes! Regardez sans prévention leur air doux et rêveur, et l’attrait que les plus avancés d’entre eux éprouvent visiblement pour l’homme … Ne diriez-vous pas des enfants dont une fée mauvaise empêche le développement, qui n’ont pu débrouiller le premier songe du berceau, peut-être des âmes punies, humiliées, sur qui pèse une fatalité passagère? Triste enchantement où l’être captif d’une forme imparfaite dépend de tous ceux qui l’entourent, comme une personne endormie. Mais parce qu’il est comme endormi, il a, en récompense, accès vers une sphère de rêves dont nous n ‘avons pas l’idée. Nous voyons la face lumineuse du monde, lui, la face obscure; et qui sait si celle-ci n’est pas la plus vaste des deux?

On découvre chez Virgile et Michelet l’évocation d’une secrète analogie entre les animaux et les morts, entre les endormis que sont les animaux et les à demi vivants que sont pour nous les morts. Autres qu’il est difficile, voire dangereux d’approcher. Avant de les rencontrer, il faut se munir d’un mot de passe, d’un schibboleth, d’un rituel, d’un instrument orphique, ce qui n’exclut cependant pas l’effort et l’endurance …

Denis Diderot: ils dorment et nous veillons

Par Jean Simon Berthelemy

C’est pourtant dépourvus, en apparence du moins, d’instruments d’entremise que les devins Apollonius de Tyane, Mélampous et Tirésias pouvaient comprendre les cris des bêtes et le langage des oiseaux. Bien qu’ils aient le plus souvent interprété ces sons comme annonciateurs d’événements à venir, on présente ces mages comme très différents des autres augures qui, prenant les auspices selon des codes répertoriés, déchiffraient les cris des corneilles et observaient le vol des oiseaux. Maintenant, est-il si sûr que ces thaumaturges n’aient pas disposé de quelque médiation analogue au rameau d’or? Des épisodes singuliers avaient partagé leur vie entre un avant et un après, événements fondateurs de leurs pouvoirs et qui étaient, pour Mélampous comme pour Tirésias, mystérieusement associés à un serpent.

Le devin Mélampous avait, enfant, offert des funérailles sur un bûcher à une femelle de serpent, qui avait été tuée. Les petits de ce serpent, qu’il avait élevés, avaient purifié ses oreilles avec leurs langues en témoignage de reconnaissance et cette onction de salive baptismale l’avait rendu apte à comprendre le langage des animaux. De même, dans un des récits le concernant, l’aveugle Tirésias avait été femme, puis était redevenu homme, après avoir séparé avec un bâton, deux serpents qui s’accouplaient. Or, c’est de sa cécité ainsi que de sa transsexualité qu’il tenait son prodigieux pouvoir de comprendre ce que disaient les bêtes. Du serpent considéré comme un rameau d’or …

Ce rapport énigmatique de la sexualité humaine à l’animalité doit être mis en regard des narrations concernant la nomination des animaux dans la Bible.

Il y a une grande hétérogénéité, dans la Genèse, entre les deux récits de la création. Le livre I, plus arrogant quant à la supériorité de l’homme -ce dernier étant créé à la ressemblance de Dieu- et quant à l’autorité que son pouvoir de les nommer lui donne sur toutes les autres créatures, diffère beaucoup des livres II et III, dans lesquels il est écrit que Dieu forme l’homme par son haleine à partir de la poussière, comme le seront par la suite les autres créatures. Ne voulant pas que l’homme reste seul, Dieu forme les animaux et les amène devant lui pour voir comment il les nommera. Mais, comme, malgré tout, des êtres trop peu semblables à lui ne suffisent pas à l’arracher à sa solitude, la femme est formée à partir d’un de ses cartilages. Dans le livre I, l’homme est créé couple, et les animaux lui sont très inférieurs, alors que dans le livre II, il est créé mâle, et les animaux entretiennent avec lui un début de communauté. De façon assez proche, du reste, dans l’épopée de Gilgamesh, le jeune héros, tant qu’il est vierge, entretient des relations fraternelles avec les animaux. Mais, dès qu’il a connu l’amour, c’en est fini.

L’androgyne chez Porphyre

Très rares sont les philosophes qui ont prêté parole aux bêtes. Un auteur grec du IIIéme siècle de l’ère chrétienne, Porphyre, philosophe, disciple de Plotin, a consacré quelques pages de son Traité de l’abstinence –abstinence de nourriture carnée, végétarisme- à critiquer les philosophes stoïciens qui refusaient aux animaux le logos. Les stoïciens distinguaient le logos intérieur, endiathetos, la raison, qu’ils tenaient pour parfait, du logos proféré, prophorikos, la parole, qu’ils jugeaient déficient. Et ils privaient les animaux de l’un et l’autre de ces discours. Or, objecte Porphyre, reprenant cette distinction, les animaux, puisqu’ils se font entendre, ne sont dépourvus ni de l’un ni de l’autre de ces logos. Ils possèdent aussi bien le langage proféré, la parole, que le langage intérieur, la pensée.

Puisque les sons émis par la langue sont un discours, de quelque manière qu’ils sonnent, que ce soit à la manière des Barbares ou à celle des Grecs, à celle des chiens ou à celle des bœufs, les animaux qui font entendre des sons participent au discours. Et si nous ne les comprenons pas, qu’importe? Les Grecs non plus ne comprennent pas la langue des Indiens, et, de même ceux qui ont été élevés en Attique ne comprennent pas les Scythes ou les Thraces ou les Syriens.

Je propose une distinction, sinon une opposition, entre deux sortes d’auteurs: ceux qui font parler les bêtes et ceux qui en parlent. Car, après tout, ce parler des bêtes, on peut l’entendre en deux sens. Comme un génitif subjectif: les bêtes parlent, disons que nous les faisons parler. Ou bien, comme un génitif objectif: nous parlons d’elles. Je placerai ceux qui font parler les bêtes, du côté de la mimésis, de l’allégorie, de la prosopopée, et ceux qui parlent des bêtes du côté de la diegesis, du récit, de la narration, de la description.

Madame de La Sablière, Château de Bussy-Rabutin

Et La Fontaine? Il parle des bêtes, et il les écoute … Car, même s’il prête à ses bêtes une langue élégante -et tous les aniamux sont beaux- ce disciple de Gassendi, philosophe épicurien du XVIIIéme siècle, ne cesse de nourrir ses fables de récits traduits de Plutarque par Amyot et repris par Montaigne, vantant la loquacité, l’intelligence, la moralité des animaux. C’est véritablement des bêtes qu’il parle, et ce sont elles que, malgré tout, il fait parler. Le fameux Discours à Madame de la Sablière, sa protectrice, ce manifeste anti-cartésien en vers, portant sur l’âme des animaux suffît à prouver son engagement en leur faveur. Et puis, comment dire? Depuis l’institution de l’école laïque et obligatoire et jusqu’à un avant-hier qui s’éloigne à toute vitesse, les petits écoliers de ce pays, qu’ils soient de la ville ou des champs, ne pouvaient voir certains animaux sans se réciter une fable, ils connaissaient les bêtes par cœur. La plupart auraient pu comprendre le mot de la marquise de la Sablière, congédiant ses domestiques: Ce soir, je n’ai gardé avec moi que mes trois animaux, mon chien, mon chat et mon La Fontaine.

Je ferai enfin deux citations, à l’ordre de l’animalité.

Première citation. Dans son roman, intitulé Anton Reiser, un écrivain du XVIIIéme siècle, Karl Philip Moritz, raconte, au sujet d’un jeune garçon, que souvent …

Il demeurait des heures entières à considérer par exemple un veau, avec sa tête, ses oreilles, son museau et ses narines; il s ’en approchait le plus possible, à le toucher, comme il faisait pour des inconnus et s’égarait parfois jusqu ’à se demander s’il ne lui serait pas possible éventuellement de pénétrer peu à peu par la pensée dans l’être intime d’une telle bête. Tous ses efforts tendaient à comprendre la différence qui le séparait de l’animal et, à certains moments, il était tellement plongé dans l’observation de ce dernier qu ’il croyait réellement avoir vécu durant un bref instant la vie secrète de cette créature.

Deuxième citation:

La musique adopte le comportement des animaux: comme si, en s’identifiant à leur monde fermé, elle cherchait à atténuer la malédiction qui les frappe. Elle offre une voix à ceux qui n’ont pas de langage par une imitation sonore de leurs manières: elle s’effarouche elle-même, se risque à nouveau au-dehors avec une prudence de lièvre. Quand le cor du postillon retentit, la musique traduit en même temps, en toile de fond, le silence de la vie animale et voudrait ne pas étouffer cette musique qui traduit ce silence de la vie animale.

Pablo Picasso

Ce sont deux articles de Walter Benjamin qui ont inspiré à Adorno ces pages sur le désensorcellement de la vie animale: La tâche du traducteur et Sur l’origine du langage en général, deux textes extrêmement critiques quant à la conception courante du langage. Ce que découvre Benjamin et qu’il nomme la traductibilité constitue une expérience dans laquelle il voit bien plus que la simple transmission d’un contenu ou d’un style: il y aperçoit l’expression d’une vie de l’œuvre que le traducteur fait mûrir. Car, selon lui, toute manifestation de la vie peut être conçue comme pur langage. Cette parenté d’essence entre la vie et le langage suggère que les différences entre les langages des multiples êtres, des multiples vivants résident, en fin de compte, dans les media, les milieux à travers lesquels ils se communiquent. La traduction serait alors le passage d’un langage dans un autre par une série de métamorphoses continues. Le flot ininterrompu de cette communication court à travers la nature entière, depuis les existants les plus bas jusqu’à l’homme et, ajoute-t-il, jusqu’à Dieu … C’est ainsi que tout langage supérieur, celui de l’homme et, a fortiori, celui de l’artiste peut être considéré comme une traduction de tous les autres.

Pourquoi faut-il traduire? Parce que la Nature, disons l’animalité, est traversée par un langage muet, et qu’on ne sait si sa mélancolie vient de sa mutité ou sa mutité de la tristesse de recevoir son nom et d’être connue par cet inconnaissable qu’est pour elle le parler humain.

En guise de troisième citation à l’ordre de l’animalité, je vous lirai un texte de quelqu’un qu’à cause de ce texte, je tiens pour la plus grande traductrice, en langue française, du parler d’une bête, Marguerite Duras. Après avoir vu le film que Barbet Schroeder a intitulé: Koko, le gorille qui parle, elle avait donné un article au quotidien Libération.

Cette grande animale encore enfant de couleur noire est d’une laideur si belle; Koko, tel est le nom qu ‘elle porte, comme on dirait négro ou raton -alors moi je l’appellerai Africa, par exemple. Pourquoi, lorsque Africa remplit l’écran le remplit-elle à ce point, de cette façon incomparable, définitive et que rien, aucune analyse, fut-elle la plus pénétrante, ne pourrait, semble-t-il, témoigner de la souveraineté de son image, de sa présence, de cette différence si proche d’avec nous, la plus proche de nous sur l’autre rive du monde. Elle est aussi séparée de nous que de ceux qui la précédent. Et nous, nous sommes aussi séparés d’elle que du vide qui est devant nous. S’il faut une image, ce serait peut-être celle-ci un fleuve. Sur une rive l’anthropos, seul. Sur l’autre rive, l’anthropoïde. Africa, également seule. Nous nous regardons. Entre nous un milliard d’années. Il se passe ceci aussi que cette solitude d’Africa dans la chaîne des espèces est déjà notre solitude.

Marguerite Duras évoque alors les massacres de grands singes et se demande si l’on ne devrait pas plutôt enseigner à Africa la méfiance de l’homme. Puis elle reprend:

Quand, Africa est là, enfant gigantesque, encombrée de sa force, cette Garbo des premiers âges, qui ne sait pas être une Garbo, la vérité, c’est ça: Africa porte avec elle, en même temps quelle, une immensité, l’espèce, et dans son innocence et dans sa tragédie. Ne voit pas bien, Africa. Distingue mal. Quand le matin on lui demande: Comment ça va? il arrive qu’elle réponde sad. On lui demande pourquoi sad, elle dit qu’elle ne sait pas pourquoi elle est sad aujourd’hui. Africa trace sad sur son visage en langage sourd-muet, les deux doigts sur le chemin des larmes, ces lignes droites qui tombent des yeux vers le centre du monde. Merveille: Africa ne sait pas qu’elle est triste d’une tristesse qui nous est commune à elle et à nous, qu’elle est triste de tristesse mélancolique, de mélancolie au-delà de tout savoir.

Élisabeth de Fontenay

Traduire le parler des bêtes