La Fin de toutes choses, lecture par Guillaume Badoual et Charles Roren
Je n’entends pas par le terme Critique une critique des livres et des systèmes, mais celle du pouvoir de la raison en général, par rapport à toutes les connaissances auxquelles elle peut aspirer indépendamment de toute expérience, par conséquent la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une métaphysique en général, et la détermination de ses sources aussi bien que de ses limites, tout cela suivant des principes.
Critique de la raison pure, préface à la 1ére édition, A XII.
Toute la phrase gravite autour du mot d’expérience, qui nomme cette dimension première où de la fréquentation des choses naît un savoir. Ainsi je sais d’expérience que par vent de nord la mer risque d’être froide. Mais l’expérience ainsi conçue est longtemps demeurée le premier degré, le plus bas et le plus confus d’une connaissance qui, pour accéder à sa dignité, devait s’affranchir de cette trop grande proximité de la réalité sensible pour s’élever, en toute indépendance, à la pure réflexion rationnelle. Les mathématiques témoignent à leur manière depuis le XVIIe siècle de cette supériorité de la pure raison; mais elles-mêmes demeurent en droit subordonnées à ce savoir radical -pourtant étonnamment incertain- qui, dépassant toute expérience, veut rendre raison de tout ce qui est, en son être. Ce savoir est la métaphysique, dont Leibniz donne avec sa concision habituelle, moins d’un siècle avant Kant, le mouvement ascensionnel:
… Les choses qui existent, si elles peuvent bien s’expliquer les unes par les autres comme autant d’effets par leurs causes, demeurent cependant, quant à leur existence même, sans raison. Il faut alors s’élever à la pensée, que ne soutient aucune épreuve sensible, d’un principe absolu, d’une dernière raison des choses appelée Dieu.
Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, § 7.

Or chez Kant cette odyssée menant du sensible vers un intelligible ultime, à la fois réalité et raison suprême, ne va plus de soi. Non qu’il faille s’en tenir, faute de mieux, aux certitudes bien solides du bon sens. Il s’agit plutôt de comprendre, dans un radical changement d’éclairage, que l’expérience, loin d’être une borne nous masquant par trop de proximité la vérité des choses, est ce mode d’être qui transit toute existence humaine et l’ouvre aux choses, dans une rencontre où elles se font face.
La présence du monde est première. Elle est bien en un sens limite; mais cette limite est la source qui donne au savoir humain son horizon propre. Les questions autour desquelles s’est constituée la métaphysique depuis la pensée grecque ne renvoient plus alors à une transcendance surhumaine, mais à cette ouverture à la présence du monde, en laquelle l’existence humaine est intimement questionnante.
En ce sens la “critique de la raison pure” n’ajoute rien à notre savoir. Elle exige un retournement, à la faveur duquel la philosophie cesse d’être une construction de dogmes et de systèmes pour éclairer, “dans ses sources aussi bien que ses limites”, ce qui ici et maintenant, ouvre à elle-même notre existence. A cette exigence, redoutablement simple, répond ce que Kant nomme une “révolution du mode de penser”. En quoi consiste une telle révolution reste difficile à voir. Elle n’est pas un programme. Une chose est sûre: elle demande avant tout que l’idée même de la révolution soit proprement pensée.

Nous sommes, par là justement, conduits au cœur de La Fin de toutes choses. Ce texte parle de la fin du monde et de l’éternité. Or la révolution, qui a représenté à l’âge moderne l’idée et la volonté d’un destin humain libéré de l’ordre divin, entretient un rapport secret mais essentiel avec la conception chrétienne du temps, d’un temps orienté vers son accomplissement dans l’éternité. La Fin de toutes choses est ainsi l’exemple d’une pensée qui répond inactuellement à son temps: habitée par l’événement de la Révolution française, et la question de ce qui avec elle advient, elle se retourne vers le christianisme. Mais non pour y revenir: s’approprier le sens chrétien du temps, c’est se trouver -alors que la “mort de Dieu”, de cette “ancienne et profonde conscience” dont parle Nietzsche va hanter encore toute l’histoire moderne- aux confins d’un autre horizon, où s’ouvre la “révolution du mode de penser”.
Qu’est-ce que la “fin de toutes choses”?
Nous parlons plus volontiers de la fin du monde. Dans la conception chrétienne, il s’agit du jour du jugement, ou comme le dit l’allemand, du “jour le plus jeune”: il est le dernier jour, mais aussi celui où les temps s’accomplissent et renaissent à leur vérité éternelle.
Mais nous avons cessé de croire à la fin du monde et au “jour de colère”. Il nous est difficile aujourd’hui de considérer avec une gravité autre que celle que nous accordons au passé les images du Jugement dernier qui, au tympan des abbatiales de Moissac ou de Conques, accueillaient les fidèles. Déjà suspect, aux premiers temps de l’Église, de favoriser un illuminisme douteux, le motif eschatologique est aujourd’hui tombé dans l’insignifiance. Il n’est pas même besoin de ne plus y croire: la fin du monde est le dernier de nos soucis, et il suffit qu’elle soit rejetée dans un futur indéterminé, qu’un abîme sépare de tout avenir prochain.

C’est pourquoi il faut accorder une attention proprement philosophique à l’inhabituelle expression de “fin de toutes choses” qui donne son titre à l’essai. La fin du monde, dans l’exacte mesure où elle est repoussée dans un futur abstrait, perd toute consistance; elle n’en demeure pas moins conçue comme un fait, hautement improbable. Tout autre est l’attitude à laquelle nous contraint, dans sa déconcertante radicalité, la formule que retient Kant: il ne s’agit plus de spéculer sur la probabilité d’un fait, ni de juger d’une croyance, mais d’affronter la possibilité de penser une fin de tout. Cela demande d’abord que nous reconnaissions ce qui, dans notre existence, donne son sens à cette possibilité.
L’idée d’une fin de toutes choses, dit Kant, “est étroitement liée à la raison”. Une idée est autre chose qu’une fiction de l’esprit quand à travers elle vient se réfléchir, sous une forme nécessaire, quelque chose que notre expérience nous contraint à penser. Ainsi par exemple, tout fait procédant d’une cause qui lui est antérieure, nous sommes nécessairement portés vers l’idée d’une cause première -d’une origine radicale des choses, dit Leibniz. Mais ce mouvement spontané de notre pensée, qui dépasse toute capacité d’expérience, n’est en rien une preuve; il se peut que toute idée au sens propre -et elles sont, selon Kant, peu nombreuses- soit foncièrement problématique.
D’où surgit la nécessité de penser une fin du tout comme tel, alors même que rien ne nous autorise à prévoir empiriquement une telle fin?

Une expression courante peut nous éclairer. Il nous arrive de dire que tout a une fin. Ce n’est pas qu’une manière de parler: nous savons réellement que, dans notre existence, tout doit prendre fin. Ce savoir n’a nul besoin de se justifier ou de se vérifier; en nous certitude absolue, il ne résulte pas de notre expérience mais la conditionne de fond en comble. C’est la réalité même qui s’offre à nous sous l’aspect de la finitude. La tradition philosophique qui s’ouvre avec Platon et Aristote a compris ainsi ce trait fondamental : toutes choses “d’ici” -cet ici qu’est à chaque instant autour de nous le monde- viennent en présence et disparaissent selon le rythme d’une mobilité constitutive.
Ce qui est se tient sous le jour du devenir, autrement dit du temps.
Il va de soi que toute chose est “dans” le temps. Comme telle, elle est finie. Mais la relation entre temps et finitude devient source d’énigme quand nous passons à l’idée d’une fin de tout. Prise radicalement, elle est ce moment où plus rien n’arrivera ni ne pourra arriver: “le point du temps qui achève tout temps”, dit Kant. Ainsi la fin du monde est-elle la fin du temps. Or nous ne pouvons nous représenter un tel point du temps auquel rien ne succéderait, puisqu’il nous faut nous le représenter dans le temps. En toute logique, cette pensée ne nous mène à rien, sinon à une contradiction qui rend vaine toute réflexion. Mais il se peut qu’en l’occurrence la contradiction marque le tournant d’une compréhension véritable. Elle nous oblige en effet, de façon proprement déroutante, à remettre en question la représentation spontanée que nous nous faisons du temps, et d’une “fin de tout” qui aurait lieu à un moment donné du temps.
Il appartient à Kant d’avoir franchi un pas décisif vers une compréhension de l’essence du temps. Le temps, dit-il, est la “forme du sens interne”. Disons qu’il est ce qui, au plus intime de nous, nous ouvre dans une existence se tenant en une rencontre -une expérience– de ce qui est. Plus originellement que passage -où tout passe et a une fin- le temps est ainsi don, hors duquel nous ne pouvons rien expérimenter, ni même penser quoi que ce soit. Ce don -ce présent, dit notre langue- nous donne le monde.

C’est en ce sens que le nom le plus propre du réel est, pour Kant, celui de phénomène, qui à partir du grec dit le fait de paraître en une rencontre. Alors par monde, il faut entendre autre chose que la juxtaposition indéfinie des choses -dont nous-mêmes- qui le composent. Il n’y a monde qu’à la mesure d’une existence éveillée à ce qui, dans le don du temps, lui survient en un présent. Cette existence est notre existence.
Dès lors, l’idée d’une fin de toutes choses, comme fin radicale du temps, doit, dans un retournement (au sens propre une réflexion), nous reconduire à ce rapport singulier qu’entretient notre existence avec le temps. Ce rapport est justement présent, de façon effective et concrète, dès les premières lignes de l’essai. Il y est question d’un “homme qui meurt”. La mort, le rapport humain à la mort constitue le lieu essentiel où la question de la fin de toutes choses, échappant aux spéculations vaines sur la fin du monde, trouve sa véritable orientation.
Sans doute notre existence s’achève-t-elle dans le temps. Mais il nous faut comprendre que dans l’événement de la mort c’est en un certain sens l’entier du temps qui est aboli, de sorte que la fin de toutes choses et notre propre mort ne sont qu’une seule et même possibilité, dont nous ne pouvons soutenir la pensée qu’en nous arrachant à la représentation courante du temps.

La “langue de la piété”, la langue religieuse, témoigne de ce rapport intrinsèque sous la forme qui lui est propre: celle du mystère. En mourant, dit-elle, “l’homme sort du temps pour entrer dans l’éternité”. Le monde, “ce monde-ci” -ainsi parle l’Évangile johannique- est essentiellement fini dans et par la mort de l’être qui, vivant dans la présence du monde, est ouvert à la possibilité d’en penser l’absence.
Sans doute nous est-il loisible de ne pas croire à la “vie éternelle”. La question est ailleurs. Il importe peu que l’idée d’un passage du temps à l’éternité ait ou non une réalité. Il se peut même qu’il faille clairement renoncer à toute tentative d’en former une quelconque représentation, pour que l’idée d’éternité soit proprement pensée.
La fin du temps voit s’ouvrir l’éternité. Kant, reprenant le texte de l’Apocalypse, remarque que nous nous figurons nécessairement cette ouverture en une suite d’événements, alors qu’au sens propre, là où il n’y a plus de temps, aucune succession ne peut se concevoir. Car à quoi pense-t-on lorsqu’on pense à l’éternité? Non pas à un temps indéfiniment prolongé puisqu’on sait, même confusément, qu’un temps infini ne fera jamais l’éternité. Celle-ci est inimaginable, l’imagination ne pouvant faire abstraction du temps. L’éternité ne commence pas plus qu’elle ne finit. Elle est l’absence de tout avant et de tout après: à rigoureusement parler, nous ne pouvons concevoir qu’elle ait lieu.
Parce que le temps est la condition interne de toute représentation, nous ne pouvons en former qu’un concept négatif, par lequel nous pensons une fin de tout temps.

Pourquoi la raison forme-t-elle malgré tout ce concept, et pourquoi fraie-t-elle le passage, objectivement inconcevable, du temps à l’éternité? Kant répond: parce qu’elle doit nécessairement concevoir une “durée ininterrompue de l’homme”. Cette durée, ajoute-t-il, considérée comme grandeur, est absolument incomparable avec le temps.
L’idée d’éternité est donc ce point où l’existence humaine se saisit en excès sur la représentation de sa propre durée factuelle. Au regard de cette idée elle advient à la pensée de son propre fondement, qu’aucune visée objective ne peut saisir, de sorte que cette pensée est en même temps un abîme.
Car concevoir une durée de l’existence incomparable avec le temps n’est pas se représenter une vie perpétuelle. “Une telle vie, s’il peut se faire que ce soit là une vie, ressemble forcément à l’anéantissement.” Soutenir philosophiquement la pensée de cet abîme c’est, dans une explication avec la théologie également éloignée de la soumission dogmatique et de la polémique, prendre l’exacte mesure de cette question: pourquoi l’être dont l’existence est temps s’entend-il lui-même comme irréductible à sa condition temporelle?

Ces deux questions dirigent une interprétation critique où l’eschatologie chrétienne doit venir trouver son fondement “dans les limites de la simple raison”. C’est en effet d’abord non par un acte de foi, mais “à l’habitant doué d’intelligence d’un monde sensible” que nous présupposons une détermination intemporelle de notre être, au regard de laquelle prend sens l’idée d’un passage du temps à l’éternité. Ce que Kant nomme le “monde sensible” recoupe ainsi exactement le “temporel”. L’intemporel est à l’opposé le suprasensible. Mais cette opposition, fidèle dans sa structure à la tradition métaphysique, revêt chez Kant un sens nouveau, où l’idée du supra-sensible ne conduit plus à dépasser ce que notre être peut avoir de “trop humain”, mais se fait jour au contraire dans une compréhension radicale de la manière proprement humaine d’être au monde.
Ouverts en une expérience où toutes choses adviennent “phénoménalement” dans l’horizon du temps, rien ne nous est donné qui nous conduise au-delà de ce vis-à-vis du monde. Rien, sinon nous- mêmes, dans une appréhension de ce que nous avons destinalement à être. Mais comment l’entendre?
Le passage à une détermination suprasensible de notre être nous l’effectuons, dit Kant, “dans une visée morale”. Est moral ce dont nous avons conscience que cela doit être, indépendamment de ce qui, dans le cours physique des choses, le rend ou non possible. Ce qui doit être, nous devons le faire, de sorte que cela s’impose en un impératif absolu.
Ainsi le fondement suprasensible de notre être n’est ni l’âme par opposition au corps, ni l’esprit par opposition à la matière. Entendre ce que dit Kant exige de maintenir à distance toute représentation de cet ordre.
Le suprasensible n’est autre que la présupposition en nous de la possibilité effective d’agir moralement, dont le fondement problématique (parce que nous ne pouvons en avoir aucune connaissance objective) se réfléchit dans l’idée d’un destin indépendant du cours physique des choses dans le temps.
C’est donc une nécessité subjective, fondée dans l’intelligence de notre être moral, qui s’expose dans l’idée théoriquement inconcevable de l’éternité.

Le caractère nécessaire de l’idée d’éternité n’exclut pas, mais au contraire implique qu’on reconnaisse en elle une limite absolue de la représentation. Cet excès du pensé sur le connaissable, nous n’en prenons véritablement la mesure qu’au regard de cette limite qu’est pour nous l’expérience, disqualifiant du même coup toute tentative de saisir subrepticement -en un mouvement que Kant nomme ailleurs illusion transcendantale– quelque chose d’un prétendu “mystère” de l’éternité.
L’attente du dernier jour est attente d’un jugement dernier; en cela elle possède, dit Kant, une “réalité pratique objective”. Le “dualisme” qu’implique la notion même de jugement -séparant l’éternité heureuse des élus de celle, malheureuse, qui échoit aux damnés- répond en effet au “jugement de notre propre conscience”. Parce que l’obéissance à la loi morale est inconditionnée, elle ne dépend pas des éventuelles qualités de caractère qui peuvent naturellement nous incliner vers le bien. Rien ne nous autorise, sur la base d’une connaissance de notre nature, à juger de la “valeur de notre propre personne”. La moralité n’est jamais acquise à la manière d’un don naturel, pas plus qu’elle ne s’exerce par calcul, en vue d’une reconnaissance ou de notre salut dans l’autre monde. En elle nous nous conformons à un pur principe dont rien, dans les conditions objectives de notre existence, ne peut confirmer ou infirmer la valeur. Nous devons agir de façon bonne, sans savoir si nous sommes réellement bons: c’est pourquoi seule l’idée d’un jugement absolu, insondable et ultime peut lui correspondre.

Le jugement final est terrible. Ne pouvant juger nous-mêmes de notre bonté morale, nous devons plutôt supposer qu’ayant toujours à être meilleurs, le cours fini de notre vie reste dominé par une faiblesse irréductible. L’attente d’une fin épouvantable repose, dit Kant, sur “l’opinion que l’espèce humaine est, dans sa constitution, si profondément corrompue”. Cette corruption s’oppose moins à la loi morale qu’elle n’en forme le contrepoint nécessaire; Kant, dans son essai sur la religion qui à bien des égards constitue le pendant de La Fin de toutes choses, l’envisage sous l’aspect d’un mal radical. Si la raison d’un commencement temporel du mal en un être qu’on suppose “originellement disposé au bien” -ce que l’Écriture nomme péché originel– reste insondable, nous pouvons l’interpréter comme la possibilité, inséparable de la loi morale et donc essentiellement présente en nous, d’une transgression de cette loi.

Si l’interprétation du mal comme désaccord radical avec soi est tournée vers la doctrine chrétienne du péché, elle doit d’abord être entendue dans sa teneur proprement métaphysique. La conscience du mal et l’attente du Jugement dernier sont l’écho dramatique du hiatus irréductible qui surgit entre la considération de ce que nous sommes du point de vue phénoménal (en tant que “choses dans le monde”) et la présupposition du suprasensible en nous.
Ce hiatus, dans la perspective de La Fin de toutes choses, est le fondement nécessaire d’une moralité conçue dans sa possibilité pure, indépendamment de toute morale empirique ou révélée. L’attente d’une fin de tout et d’une justification ultime, dit-il, repose en dernier lieu sur ce que nous dicte la raison: que “la longévité du monde n’a de valeur que autant que les êtres raisonnables qui s’y trouvent répondent à la finalité de son existence”. Pris comme tel, le monde est un drame “privé de dénouement”: il est neutre. Cependant nous devons agir au regard de la loi morale comme si devait lui répondre un sens final du monde, et régner entre le cours des choses et notre propre destin une unité d’accomplissement.
C’est là non une certitude, pas même une espérance, mais un besoin de la raison qui, ajoute Kant, ne peut valoir que subjectivement et jamais comme un dogme. Car sitôt qu’il prétend s’autoriser d’une réalité quelconque, ce besoin dégénère en illusion. A l’opposé, il découvre son véritable sens lorsque se révèle qu’il a sa source dans le hiatus ouvert entre l’ordre inconditionné de la loi morale et le cours objectif des choses. Ce hiatus est en un sens un abîme pour la raison. Pourtant c’est seulement dans l’épreuve de cet abîme que nous accédons, en tant qu’“êtres raisonnables”, à une vue essentielle de ce qu’est à elle-même notre existence.
Cette épreuve est indissociable de la raison, entendue comme possibilité que s’ouvre en nous une intelligence de ce qui est dans son entier.

Le sens proprement moderne du tragique, nous n’y accédons qu’en comprenant les rapports qui se dessinent entre le sensible et le suprasensible, le temps et l’éternité, à partir du conflit où ils se déploient originellement. Dans ce conflit notre présence au monde s’entend elle-même comme irréductible au fait de notre existence dans le monde.
Mais Kant n’affirme pas, en un dualisme aussi absurde qu’intellectuellement confortable et que scolairement répandu, que l’homme est un être physique -mortel- doublé d’un être moral promis à l’éternité. L’idée d’une relativité du temps par rapport à l’ordre inconditionné du suprasensible ne signifie pas que nous dépassions l’horizon du temps, au-delà duquel, à rigoureusement parler, rien ne peut arriver; il se peut qu’elle soit plutôt l’épreuve, à même notre présence au monde, de sa temporalité fondamentale.
Alors l’attente eschatologique se trouve moins justifiée que retournée vers la pure possibilité en nous de l’attente, comprise comme rapport insigne au temps. Attendre c’est en effet, non seulement être dans le temps, mais y faire face, dans une attitude qui n’a rien de passif, étant au contraire liée à un regard qui anticipe et voit venir. Un tel regard est en nous la possibilité d’agir.
N’oublions pas ce que dit Kant: le rapport à l’éternité prend sens dans une visée morale. Or la moralité est la dimension où se manifeste un agir qui n’est lui-même le résultat de rien d’antécédent, qui veut purement faire advenir ce qui doit être. Le fondement de cet agir est en nous le fait de la liberté.