3 L’Homme n’a pas d’essence

Dans le dernier chapitre de L’animal que donc je suis, Derrida discute la thèse de Heidegger selon laquelle l’animal se distingue de l’homme en étant pauvre en monde tandis que l’homme, lui, est décrit comme formateur du monde. En exposant et en contestant les arguments de Heidegger qui entourent cette thèse, Derrida trouve des éléments de cette autre logique qu’il cherche. Voici le passage de Heidegger cité par Derrida:

L’éveil (Weckung) ce n’est pas constater un étant qui se trouve être là (kein Feststellen eines Vorhandenen) … Mais c’est laisser s’éveiller ce qui dort (sondent ein Wachwerdenlassen des Schlafenden).

Au lieu de lier le rapport entre le sommeil et le réveil à la présence ou à l’absence de la conscience, Heidegger le complique en utilisant le mot allemand Stimmung. Ce terme est mal traduit en français par tonalité, car le sens de Stimmung est le rapport aux autres -au monde- un rapport qui tend à disparaître dans le mot tonalité. C’est pourquoi je préférerais traduire Stimmung comme accord plutôt que comme tonalité.

Penser le réveil comme accord implique qu’un rapport au monde est déjà à l’œuvre dans le laisser s’éveiller ce qui dort. Il s’agit d’aider à se réveiller une attitude qui serait déjà là chez ceux qui dorment et qui consiste en un certain rapport aux autres, et au monde comme ensemble de ces rapports.

Alors qu’après l’éveil au sens de woke, le monde et moi sommes changés …

Dans son cours de 1929 publié sous le titre Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger insiste sur le fait que l’animal serait pauvre dans ses rapports au monde, en étant captif ou pris (benommen) dans ses relations aux autres -relations déterminées selon Heidegger uniquement par des considérations d’utilité. En revanche, Heidegger attribue à l’homme la capacité essentielle de se mettre à la place des autres -c’est-à-dire d’exister au sens fort élaboré dans Être et temps.

Cette délimitation prétend dépasser par la notion de Dasein les distinctions (bourgeoises? juives?…) entre conscience et inconscient, tout en séparant plus que jamais les non humains des humains. Les non-humains doivent certes, pour la nourriture ou la médecine, être mis à mort (mal dit, ils ne connaissent pas la mort), mais avec humanité: les humains sont humains! Le Dasein, comme ex-tase de l’Être, et des abattoirs aseptisés pour les non-humains … Un religiosité positiviste a convenu à la Nouvelle Allemagne, un temps.

Dieu ne peut vouloir que les malades et les souffrants se reproduisent.

Derrida se demande alors si la prétendue prise des animaux dans un rapport exclusivement utile ne se trouve pas aussi chez les hommes et donc si ce trait constitue bien le critère essentiel qui distingue les animaux et les humains.

Le pouvoir de se déplacer en d’autres tout en les laissant être, présuppose un être qui peut se passer de toute utilité, des intérêts des autres comme des siens, mais aussi des miens en tant que je les interprète. Voilà ce qui est exigé pour que les hommes puissent être distingués comme des étants capables par essence de laisser les autres exister, tels qu’ils sont -ce que les animaux, selon Heidegger, ne peuvent pas faire.

Cette prétention heideggerienne de pouvoir accéder à un laisser-être des autres tels qu’ils sont repose sur deux présupposés:

-L’homme a une identité immanente essentielle.

-La vie animale est bornée par l’utile.

Derrida répond à ces préjugés (positivistes!) en se demandant, dans la lignée des critique de l’amour-propre chez les moralistes du Grand Siècle, si l’homme peut vraiment accéder à un laisser-être des autres tels qu’ils sont.

Précisément, au sujet d’étants ou d’expériences très déterminantes -la mort étant évidemment le grand exemple …- est-ce qu’on peut libérer le rapport du Dasein de tout projet vivant, utilitaire, de tout dessein vital, de telle sorte que l’homme puisse, lui, et lui seul, laisser être l’étant? Car c’est cela le rapport à l’étant en tant que tel … C’est-à-dire où on ne l’appréhenderait pas à partir de notre propre perspective, de notre propre dessein … Montaigne, Nietzsche, tant d’autres … auraient dit non: tout est en perspective … Le plus respectueux de l’essence de ce qui est tel qu’il est, est pris dans un mouvement qu’on appellera du vivant: quelle que soit la différence avec les animaux, cela reste un rapport animal …

Merci à Samuel Weber

Reconfigurer la frontière entre l’homme et l’animal, la longer, explorer ses entours … Aller de l’empathie à la com-passion, de la compassion aux passions, des passions à la Passion, aller des vivants au Vivant … Voilà des choses à faire, c’est-à-dire à refaire.

Zurbaran, Agnus Dei

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