L’atome comme tel n’existe que dans le vide. C’est ainsi la mort de la nature qui en est devenue la substance immortelle; et Lucrèce a raison de s’écrier: Mortalem vitam mors immortalis ademit, l’immortelle mort nous a pris la vie mortelle.
Karl Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, 1841, Thèse de Doctorat en Philosophie

1912, essais en mer du Titanic
Nous avons aménagé notre monde à coups de bielles, de grues et de torchères. Pour conquérir et dominer le monde, nous avons consumé des millions d’années -le temps nécessaire à l’avènement des combustibles fossiles- en quelques décennies.
Au 19éme siècle, le chemin de fer, puis les paquebots, proposaient (simulaient) une maîtrise du monde, accessible en tous lieux dans des conditions de confort que la bourgeoisie se réservait, pendant que les soutiers nourrissaient la machine, vorace en charbon puis en pétrole. Depuis les années 1960 c’est la fusée qui nous cocoone. Grâce à elle nous pouvons nous arracher à la gravité, à la loi qui régit tous les corps. A la Loi.
C’est du moins le discours délirant que les pires représentants de l’extractivisme le plus débridé nous serinent, afin d’apparaître pour des pionniers et non pour les simples mercantis qu’ils sont. Des multimilliardaires qui ont fait fortune dans la logistique et l’entrepôt de livraison, dans la voiture -fût-elle électrique, et dans la grande surface, posent aux visionnaires, voire aux prophètes, pour préserver jusqu’à son terme un système de production et d’échange qui leur profite.
La fusée est le nouveau totem, qui supplante le train, le dirigeable et le transatlantique. Un totem venu de la science et de la technique aryennes, transposées des V2 aux moteurs de Saturne et d’Ariane [dans le beau Musée de L’Espace de Toulouse, cette histoire est explicitement rappelée, avec un hommage rendu aux esclaves utilisés dans la fabrication des V2].
En attendant Mars, pas de répit pour les sols, que nous artificialisons sans discontinuer: en une année, en France, l’équivalent de la surface de Marseille.

Autre chose est en jeu que la construction d’un parking de plus. Nous saccageons l’espace parce qu’il est la seule dimension -visible- de l’existence humaine sur laquelle nous avons une réelle prise, et emprise. L’autre dimension, celle du temps, nous échappe totalement.
Autrement dit, nous infligeons des blessures au monde, nous le vulnérons parce que nous sommes nous-mêmes vulnérables, vulnérés par le Temps, et que nous le savons sans vouloir le savoir. Vulnerant omnes, prévenaient, sinistres, les cadrans solaires: toutes les heures blessent, et ultima necat, la dernière tue. Il y a largement de quoi en devenir fou -de rage et d’angoisse, d’épouvante et d’impuissance.
Pour nier notre finitude nous nous donnons sans cesse des tâches à finir, et nous nous imposons d’en faire entrer le plus possible dans un segment temporel. C’est là que commence le martyre des espaces que nous transformons pour nous occuper, et les occuper, d’une manière irréversible.
Quand le temps est ramené au concept, la mort est immortelle.
Cette dialectique espace-temps est adossée à une économie monétaire, dotée de cet équivalent universel qu’est l’argent, qui permet de quantifier et d’évaluer, de manière fongible, le temps investi, l’espace transformé, l’artefact produit, l’énergie dépensée, de manière à faire équivaloir toutes ces réalités pourtant si dissemblables: 1 heure de travail = tant de m2 = tant de m3 = tant de charbon consommé = tant d’or.

1850, Mrs Karl Marx born baroness Jenny von Westphalen, selon ses cartes de visite, et son sauvage sanglier noir
Tout, dès lors, s’emballe: quand on monétise, il faut maximiser. La frénésie de transformation des espaces et de la matière est celle d’une course haletante au profit, à la maximisation des gains, elle-même permise par une productivité qui doit être croissante, sans terme défini. Cette course est solidaire d’une anthropologie et d’une cosmologie fantasmatiques: le monde serait une arène social-darwinienne où seul le fort s’impose.
On peut songer à Freud et à ce qu’il dit de la pulsion de mort: le vivant organique (humain) est tellement instable -une instabilité source de douleur- qu’il aspire à la grande paix de l’inorganique, et qu’il fait tout pour cela. Freud pensait en premier lieu à la Grande Guerre, mais on ne peut pas ne pas penser à cette guerre que nous menons contre les espaces, le vivant, et contre nous-mêmes.

1924, Otto Dix, Soldat blessé sur le front de Belgique
Le moment révélateur de ce phénomène, comme souvent lorsqu’il s’agit de réfléchir sur les impasses de notre modernité, est le moment nazi. L’action nazie sur les êtres, les espaces et les choses, se déploie sur un fond de conscience d’une vulnérabilité qui, à entendre les figures du mouvement, appelle urgente réaction.
L’expérience de la Grande Guerre a été celle de la mutilation, voire de la pulvérisation des corps par la puissance vulnérante du feu, de l’obus et du gaz. En Allemagne, cette expérience a résonné avec celle des civils, soumis à un blocus allié qui a entraîné famine, maladies et, sans doute près d’un million de morts allemands et autrichiens. La révélation de cette vulnérabilité, actée par la mort de masse et par le taux inédit de traumas physiques et psychiques chez les survivants, a été aggravée par l’expérience de la dislocation politique: un empire millénaire, celui des Habsbourg, a disparu dès l’automne 1918, tout comme le puissant Reich unifié par Bismarck et les monarchies, parfois millénaires elles aussi, qui le composaient. L’expérience de la dislocation, du démembrement, de la désagrégation suivait une homothétie du corps physique -de chaque individu frappé par la guerre- et du corps politique, lui aussi frappé de péremption, invité à disparaître et à périr.
On ne peut guère comprendre ou entendre le discours nazi, sur le fond comme sur la forme de ses propositions, sans prendre en compte l’épouvante suscitée par cette désagrégation des corps -des corps virils néantisés par les conditions de la guerre moderne, du corps social et politique emporté par les révolutions, l’armistice et la paix. Sur la forme, l’art oratoire nazi ressortit au cri, voire au glapissement. Le ton et le volume de la voix disent la peur (de la dislocation), la rage (de l’impuissance) et l’espoir déraisonnable d’une solution possible.
1936, Allemagne, un avenir radieux et des glapissements. Nous glapissons toujours, mais avec civilité.
Il n’est pas de notre propos ici de détailler ces solutions. Elles impliquent de donner la mort à des populations entières -désignées comme étant responsables du malheur allemand, ou présentées comme les ressources infra-humaines nécessaires pour les grands travaux du Reich. Quant aux espaces, à la nature, ils sont considérés comme des réservoirs de ressources à exploiter selon la logique d’un extractivisme forcené, le même qui commande de puiser dans la ressource humaine du camp de concentration, jusqu’à l’épuisement.
Bien loin d’être des précurseurs ou des praticiens de l’écologie, comme on le lit parfois, les nazis ont été les pires destructeurs de l’environnement qui soient, car tout, à leurs yeux, était subordonné à la réalisation de leurs fins. Nous en sommes encore là. Nous en redemandons.
Des extraits d’un article de Johann Chapoutot
Nuestra Señora de la Santa Muerte (Notre Dame de la Sainte Mort), ou Santísima Muerte, est un personnage du folklore populaire d’Amérique Latine. Elle personnifie la mort, de manière similaire à la Grande faucheuse dans les folklores européens. Contrairement à elle, elle est associée à des attributs positifs comme la guérison ou la protection. Les Cartels mexicains lui vouent une dévotion particulière. Diverses Églises (catholique, baptiste, presbytérienne, méthodiste) condamnent sa vénération, la considérant comme diabolique.