
Odilon Redon, La tentation de Saint Antoine
Londres, 31 mai 1899. Francis Barraud est pressé. La photographie de son tableau dans la main, il hâte le pas. William Barry Owen, directeur de la Gramophone Company, l’attend au siège de la société. Barraud n’a plus droit à l’erreur. C’est là, peut-être, sa dernière chance d’exposer La Voix de son maître, et, qui sait, de trouver acquéreur. S’approchant des bureaux de la firme, il se remémore les vains efforts qu’il a fournis ces derniers mois. Après un premier refus notifié par l’Académie royale des Beaux-Arts, les courriers qu’il a adressés à différentes revues sont restés lettre morte, sans parler de la réponse ahurissante que lui a retournée la société Edison Bell, leader sur le marché du cylindre phonographique, qui, s’appuyant sur la seule observation éthologique, a cru bon de rappeler au peintre que les chiens n’écoutaient pas les phonographes.
Si, de prime abord, la pugnacité de Barraud peut surprendre, rappelons juste le profond attachement affectif de son auteur au souvenir cristallisé dans cette image. En 1887, à la suite du décès de son frère cadet Mark, le peintre a hérité de Nipper, un petit chien de compagnie, ainsi que d’un phonographe et de nombreux enregistrements contenant la voix du disparu. Et c’est en faisant fonctionner l’appareil que Francis Barraud avait remarqué l’étonnant comportement de l’animal que représente précisément le fameux tableau: posté devant la machine, Nipper, comme magnétisé par la voix de son maître défunt, approche son museau du pavillon, persuadé d’y trouver celui qui parle.

L’objet technique destiné à reproduire la parole se tient en lieu et place du crâne habituellement représenté dans ce type d’œuvres picturales.
Achevé en 1898, le tableau de Barraud a tout d’abord été enregistré sous le titre de Chien regardant et écoutant un phonographe (Dog looking at and listening to a Phonograph), puis celui, aujourd’hui bien connu, de La Voix de son maître (His Master’s Voice). Son auteur était persuadé qu’en modifiant son tableau, il pourrait attirer l’attention de potentiels intéressés. La solution résidait, pensait-il, dans le choix d’orner le cornet du phonographe de dorures, censées apporter la lumière qui manquait jusqu’alors au tableau. Mais pour cela, impossible de travailler sans un modèle digne de ce nom. En ce jour de mai 1899, Barraud doit donc absolument réussir à emprunter à la firme Gramophone Company un appareil doté de l’un de ces fameux pavillons de bronze. Sensible à sa démarche, le directeur accepte de lui confier un exemplaire de l’une de ses machines. Il se portera acquéreur du tableau le 4 octobre suivant, après avoir obtenu du peintre que le phonographe soit remplacé par un gramophone.
Décédé en 1924, Francis Barraud incarne aux yeux du public l’homme d’un seul tableau, comme l’homme d’un seul livre, Homo unius libri, de Thomas d’Aquin, après avoir passé toute sa vie à peindre vingt-quatre répliques de son unique œuvre. Devenu au fil du temps l’emblème des marques RCA, Pathé-Marconi, puis aujourd’hui, EMI, La Voix de son maître a acquis, sur le plan économique, une renommée internationale tout en faisant sombrer son auteur dans l’anonymat.
Leurs Ingénieurs ont fabriqué une machine à évoquer les morts et les morts sont venus. Ils règnent ensemble maintenant.
Or, la destinée commerciale de cette image ne doit pas pour autant faire oublier sa portée philosophique. En apparence, le tableau de Barraud semble s’inscrire dans la tradition des natures mortes, et plus précisément celle des Vanités. Plus discrètement, on note aussi cette étrange surface brillante sur laquelle se reflètent l’image du chien et celle de l’appareil qui, selon Robert Feinstein, serait la partie haute d’un cercueil. Sans doute celui du frère disparu. Mais le respect de la tradition s’arrête ici. Car La Voix de son maître s’inscrit dans la transgression des codes de la Vanité. Et pour cause. L’objet technique destiné à reproduire la parole se tient en lieu et place du crâne habituellement représenté dans ce type d’œuvres picturales.
Le triomphe de la mort fait alors place au triomphe de la machine. Plus encore, c’est une victoire de l’invisible que figure La Voix de son maître. Comment ne pas voir à travers l’invention du phonographe l’ultime moyen de conjurer la mort? L’instrument technique fait résonner le chant des âmes défuntes en leur accordant simultanément l’immortalité. Les sonorités des voix célestes ne sont pas si éloignées de celles des corps terrestres, elles peuvent parfois, grâce à la médiation technique, communiquer à nouveau. Dans l’un de ses textes, Rilke imagine une filiation entre le sillon phonographique et les tracés naturels qu’arbore notre enveloppe osseuse:
La suture sagittale du crâne offre une certaine ressemblance avec la ligne aux denses sinuosités que grave la pointe d’un phonographe sur le cylindre de l’appareil qui, dans sa rotation, enregistre. Hé bien, si l’on trompait cette pointe et si, au lieu de la faire repasser là où elle devrait, on l’engageait sur une trace qui ne provînt pas de la traduction graphique d’un son, mais qui fût une chose existant par soi, une chose naturelle, qu’arriverait-il? Il devrait naître un son, une suite de sons, une musique …

Photographie post-mortem, vers 1860
La technique phonographique répond ainsi à une logique de revenance. Comme si le vieux rêve d’immortalité était enfin devenu réalité, celle-là même que les voix ensevelies dans les rouleaux du phonographe ne cessent de répéter inlassablement.
L’apparition des machines parlantes est contemporaine de nouvelles techniques d’embaumement. Car, après tout, ces procédés de conservation peuvent être considérés comme appartenant à une histoire du corps. Conçus pour déjouer le sort de la disparition, ils témoignent de nouveaux rapports à la mort -le désir de conserver intacte la voix des défunts n’étant qu’un prolongement d’un même désir de protéger le corps de sa décomposition inéluctable. C’est en effet au cours du 19e siècle que l’on observe de profondes mutations dans le domaine des techniques d’embaumement: l’altération des cadavres, dont l’éviscération constituait jusqu’alors la principale méthode, est abandonnée au profit de traitements chimiques plus respectueux de l’intégrité du défunt.
Le temps veut fuir, je le soumets, écrivait le poète Charles Cros à propos du phonographe. Figer le temps, rendre les paroles et les corps éternels: l’invention au 19e siècle d’un corps imputrescible est symptomatique d’une croyance à l’immortalité de l’âme parvenue à s’inscrire dans la plasticité d’une chair immuable. A bien des égards, l’embaumement est analogue au travail de studio, explique Jonathan Sterne. L’embellissement des cadavres se prolonge sous la forme d’une cosmétique des voix défuntes: Dans les deux cas, l’intériorité (le corps, l’interprétation sonore) est transformée de telle sorte quelle puisse continuer de remplir une fonction sociale après coup.
En tant que procédés d’écriture et d’enregistrement, l’embaumement et la technique d’inscription phonographique n’échappent pas à l’emprise de ce nouveau type de pouvoir sur les corps dont parle Foucault. Or, il s’agit précisément de cette même dimension politique qui semble être à l’œuvre dans le tableau de Francis Barraud: si le maître défunt peut s’adresser, par-delà la mort, à ceux qu’il a quittés, son autorité en est tout autant conservée. La trace déposée dans les sillons des cylindres fait foi, fait loi. L’écoute est affaire d’obéissance: obéir et entendre proviennent de la même racine latine, audire. Écouter, c’est se rendre disponible et, déjà, se soumettre. Voilà ce que nous rappelle la posture du chien représentée sur le tableau.
La machine d’Edison, grâce à sa formidable capacité de conservation et de transmission, constitue un agent d’extension du royaume des morts. Si la politique des vivants est à craindre, celle des spectres est tout aussi redoutable. Telle serait l’une des leçons du tableau de Francis Barraud.
L’appareil phonographique met au jour un trouble, voire un effroi. Les premières démonstrations publiques organisées en Europe donnèrent lieu à des réactions aussi vives qu’inattendues. Celle, notamment, organisée le 11 mars 1878 à l’Académie des Sciences mérite d’être rappelée. Ce jour-là, le grand amphithéâtre de l’institution est comble et l’assistance extrêmement bruyante. Rares, en effet, sont les moments où les académiciens, connus pour leur sagesse, ont témoigné d’une telle ferveur.
Leurs yeux sont rivés sur une curieuse invention: le phonographe de Thomas Edison. Le physicien Théodose Du Moncel, accompagné de Théodore Puskas, représentant de la société Edison pour l’Europe, s’apprête à faire entendre les prouesses de l’appareil. Le phénomène sur le point d’être dévoilé marquera nombre de ses premiers témoins, à l’instar de Camille Flammarion, venu, lui aussi, assister à cette démonstration publique. Les qualités magiques que certains n’hésitent pas à attribuer au phonographe inspirent d’ailleurs, à la même période, certains usages inattendus de l’appareil. Il en va ainsi des trompettes (spirit trumpets) que les adeptes anglo-saxons du spiritisme vont employer durant leurs séances, et commercialiser à grande échelle, afin de parfaire leurs communications d’outre-tombe. Ces cônes d’aluminium reprenant le principe du pavillon de phonographe se présentent alors sous la forme d’une sorte de petite chambre noire dans laquelle les véritables cordes vocales utilisées par l’esprit peuvent se matérialiser.
Rendons-nous à l’évidence: le phonographe fait littéralement entendre des voix et libère ainsi une inquiétante étrangeté mécanique. La machine instaure un système de croyances fondé sur la spectralité et la cécité quelle impose à ses utilisateurs: elle est structurellement hallucinogène. L’écoute phonographique provoque une certaine forme de malaise et propose une expérience singulière qui tend à faire s’entrecroiser plusieurs temporalités: le temps continu ou fragmenté de l’enregistrement, le temps référentiel des sons captés, le temps vécu de l’écoute, et enfin, le temps matériel inhérent à la durée de vie de l’enregistrement en tant que tel. Pour ces raisons, le phonographe ne peut être réduit aux seuls éléments mécaniques qui le constituent. Façonnant l’existence à notre insu, elle est une machine à influencer avant l’heure.
Ernst Bloch affirmait qu’Edison était à rapprocher du Docteur Faust bien plus que d’un Herbert Spencer. Il avait sans doute perçu, à travers l’électrisation de la voix, le produit d’un rituel de magie noire. Un envoûtement permis par la secrète alliance du mesmérisme et de l’électro-magnétisme. Un sortilège semblable aux cauchemars provoqués par les électriciens, ces petits démons invisibles qui persécutaient August Strindberg, lors de sa crise d’Inferno.
Auréolée de cette dimension magique, la machine d’Edison, par les phénomènes quelle autorise, contredit brutalement les principes mêmes de la philosophie classique, à commencer par celui avancé par Aristote: la voix est un certain son de l’être animé, aucun des êtres inanimés ne possède la voix, écrit-il dans son traité De l’âme. Dans ce cas, si seuls les êtres doués d’une âme possèdent une voix, comment alors appréhender ces objets techniques -le phonographe, le téléphone, la télégraphie sans fil, le magnétophone- capables de donner à entendre la voix humaine?
Il semblerait qu’une réponse à cette difficulté réside dans la relecture de l’expression machines à fantômes forgée par Gilles Deleuze. L’auteur de L’Image-mouvement se réfère à l’une des Lettres à Milena de Franz Kafka, rédigée en avril 1922, où ce dernier définissait l’écriture épistolaire comme un commerce avec les fantômes et généralisait ce trait de caractère à l’ensemble des machines à communiquer. Nous devons distinguer, écrit Deleuze: d’une part, les moyens de communication-translation, qui assurent notre insertion et nos conquêtes dans l’espace et le temps, ce sont là nos moyens de locomotion (l’automobile, le bateau, le train, l’avion, etc …), et d’autre part, les moyens de communication-expression, qui suscitent les fantômes sur notre route et nous dévient vers des affects incoordonnés, hors coordonnées (le courrier postal, le téléphone, la radio, etc … ).
Or, si l’instrument phonographique est bien une machine à fantômes, les spectres qu’il met au jour n’appartiennent pas nécessairement au passé: ils correspondent à ce que Villiers de l’Isle-Adam désigne sous le nom de présences-mixtes ou de créatures fantômes dans L’Eve future (1886). Le phonographe serait ainsi une machine élégiaque qui, du fait de son dispositif, serait à rapprocher de celui de la séance spirite pour l’évocation de l’âme des défunts. James Joyce n’appelait-il pas de ses vœux, dans Ulysse, l’installation d’un gramophone dans chaque tombe?

Que sont, au juste, ces voix phonographiées sinon des phénomènes répondant à une logique de hantise? La prouesse de la machine phonographique réside sans doute dans le fait d’avoir persuadé l’homme de la possibilité technique de s’affranchir de la mort:
Il a été dit que la Science n’était jamais sensationnelle; quelle était intellectuelle et non émotionnelle. Cependant, rien de ce qui peut être conçu n’est plus à même de créer des sensations profondes, de susciter des émotions humaines, que d’entendre encore une fois les voix familières de nos morts. La Science annonce pourtant que cela est possible, que cela peut être réalisé. En réalité, la parole est devenue immortelle.
En confiant ainsi à sa machine la tâche de réaliser le vieux rêve de l’immortalité des âmes, Thomas Edison rejoint le personnage imaginé par Villiers de l’Isle-Adam, qui n’hésitait pas à qualifier la reproduction technique des sons et des voix de spiritisme sérieux, lorsque celui-ci était parvenu à clicher l’âme d’un rossignol mort avec son appareil.

Déposée dans les sillons des cylindres et des disques de cire, la voix exerce, grâce à sa reproduction mécanique infinie, une emprise sur celui qui l’a faite prisonnière. La technique phonographique appartient à cet environnement étouffant, caractéristique des appartements cossus de la fin du 19éme siècle qu’étudie Walter Benjamin pour qui chaque objet se trouve comme surchargé des empreintes de son propriétaire:
Lorsqu’on pénètre dans le salon bourgeois des années 1880, quelle que soit l’atmosphère de douillette intimité qui s’en dégage, l’impression dominante est: Tu n’as rien à faire ici. Tu n’as rien à y faire, parce qu’il n’est pas de recoin où l’habitant n’ait déjà laissé sa trace: sur les corniches avec ses bibelots, sur le fauteuil capitonné avec ses napperons, sur les fenêtres avec ses transparents, devant la cheminée avec son pare-étincelles. Un joli mot de Brecht nous aide à sortir de là, loin de là: Efface tes traces! dit le refrain du premier poème du Manuel pour les habitants des villes. Ici, dans le salon bourgeois, c’est l’attitude contraire qui est passée en habitude.
Le phonographe déploie donc une fantasmagorie de l’espace domestique. Il est le refuge de la voix de son maître et offre à celui qui craint la disparition des traces laissées par son séjour terrestre l’illusoire consolation de pouvoir survivre à sa propre mort.
Faut-il rappeler, à ce propos, le projet avorté de phonautographe à oreille conçu en 1874 par Alexander Graham Bell et Clarence J. Blake? L’étrange appareil consistait en une oreille humaine prélevée sur un cadavre et reliée d’une part à une embouchure et de l’autre à un stylet posé sur une vitre recouverte de noir de fumée où venaient s’inscrire les vibrations de la voix. Le laboratoire de physique acoustique peut parfois devenir le lieu d’une phénoménologie magique, une antichambre aux pouvoirs occultes, comparable à la chambre noire du photographe dont Gérard Macé dit quelle est l’entrée d’un royaume où la lumière agrandit les ombres, celles de fantômes à notre image et de morts en train de naître.
Les nombreuses déclarations que fait Thomas Edison à la presse en 1920 vont donner à de telles considérations un retentissement inattendu. C’est à l’occasion du décès de l’un de ses proches collaborateurs -William Walter Dinwiddie- que l’inventeur américain décide de lever le voile sur son projet de nécrophone. Sceptique quant à la possibilité que des médiums puissent entrer en relation avec les morts, l’inventeur croit, en revanche, en la possibilité de concevoir des outils qui autoriseraient aux esprits de se manifester aux vivants. Dans le dernier chapitre de ses Mémoires et observations publiés à titre posthume en 1948, Thomas Edison développe une surprenante théorie concernant la survie de la personnalité après la mort.
Sa machine nécrophonique serait en mesure de détecter les paroles de tout défunt transformé en ce qu’il nomme des unités de vie dispersées à travers l’éther. L’appareil destiné à enregistrer la voix des morts repose sur une sorte de valve dont la conception permettrait d’amplifier toute énergie, aussi minime soit-elle, tirant ainsi son principe de fonctionnement de celui du phonographe conçu pour permettre l’amplification des vibrations sonores.
En dotant la voix d’une dimension électrique, Edison participe ainsi d’un mouvement plus vaste d’accroissement des manifestations spectrales rendues possibles par les techniques modernes de reproduction. Ainsi, l’histoire des techniques occultes de communication à distance lève le voile sur une autre nature des machines médiatiques. Il existe en celles-ci une part de spiritisme sécularisé.

Modernité: le cinématographe et le Comte Dracula, une vignette du chef-d’œuvre de Coppola
Car le phonographe et le nécrophone ne désignent en réalité qu’un seul et unique dispositif. Comme si le projet d’un instrument destiné à communiquer avec les morts n’était, en fin de compte, que le prolongement imaginaire et fantasmé de la machine parlante bien connue de son auteur. Comme si la technique phonographique était parvenue, en somme, à donner corps au vieux rêve spirite de communion des âmes.
La technique phonographique permet donc de constituer une tombe résonnante à travers laquelle les vivants entretiennent la présence spectrale des morts. L’attitude du chien Nipper écoutant, devant le pavillon de l’appareil, la voix de son maître disparu rappelle que par delà la mort, le maitre reste là.
On trouvera notes et références nécessaires dans l’article de Philippe Baudouin