La tyrannie des bouffons combine les pouvoirs fantasques du grotesque et la maîtrise méthodique des réseaux sociaux, la transgression burlesque et la loi des séries algorithmiques. Leur but ne doit pas être sous-estimé. Détruire la légitimité de la politique, dernier obstacle à la dérégulation générale de la vie en société. Substituer alors à l’impuissance politique la prise de contrôle de tous les aspects de la vie par la gouvernementalité algorithmique.
La logique à l’œuvre dans cette forme d’hégémonie nouvelle, c’est la logique du discrédit. Face au cercle de la raison qui a conduit le monde à la crise de 2008, s’est constitué un cercle du discrédit qui a trouvé dans les réseaux sociaux sa chambre d’écho, mais aussi son format, sa syntaxe et ses codes, créant ce que l’on pourrait appeler une sous-culture de l’incrédulité. Confronté à la pandémie, le discrédit a pleinement démontré son pouvoir de nuisance et son énergétique perverse. Il a acquis la même puissance et la même vitesse de contagion que le virus lui-même et s’est répandu comme un incendie qui a gagné tous les discours autorisés, politiques, médiatiques, scientifiques, épidémiologiques.
Michel Foucault, Les Anormaux:
J’appellerai grotesque le fait, pour un discours ou pour un individu, de détenir des effets de pouvoir dont sa qualité devrait les priver. On devrait définir une catégorie précise de l’analyse historico-politique, qui serait la catégorie du grotesque ou de l’ubuesque. La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en termes plus austères, la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit, n’est pas un accident dans l’histoire du pouvoir, ce n’est pas un raté de la mécanique. Il me semble que c’est l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir.
Ce rouage est fort ancien dans le fonctionnement politique de nos sociétés. Vous en avez des exemples éclatants dans l’histoire de l’Empire romain, où ce fut une manière, sinon de gouverner, du moins de rendre acceptable la domination, que cette disqualification qui fait que celui qui est le détenteur de la maiestas, de ce plus de pouvoir par rapport à tout pouvoir quel qu’il soit, est en même temps, dans sa personne, dans son personnage, dans sa réalité physique, dans son costume, dans son geste, dans son corps, dans sa sexualité, dans sa manière d’être, un personnage infâme, grotesque, ridicule.
Le grotesque, c’est l’un des procédés essentiels de la souveraineté. Il me semble qu’il s’agit de manifester de manière éclatante l’inévitabilité du pouvoir, qui doit fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de sa rationalité, même et surtout quand il est disqualifié.

Le Joker, devenu Président, et Elon Musk sont maintenant inséparables
50 ans après ce remarquable texte de Foucault, Christian Salmon l’élargit au capitalisme moderne et propose un travail méticuleux de recherches, menées dans plusieurs pays, et sur des exemples précis.
On découvre des personnages aussi inquiétants que leurs maîtres-clowns, dont ils sont les vrais maîtres, et inconnus du grand public: des geeks, capables d’exploiter les potentialités politiques du Web et de canaliser vers les urnes, et plus encore vers le spectacle télévisuel, la colère sociale. C’est cette alliance entre pitre et technocrate, entre bouffon et informaticien, qui permet à la tyrannie des paillasses de prospérer.
Sous le désordre apparent du carnaval, la rigueur des algorithmes, résume l’essayiste.
Carnaval? Nous pouvons oublier les Saturnales et les festivités du Mardi gras: le carnaval, quand il est perpétuel, n’est plus festif et subversif, mais monstrueux. La figure d’Arlequin a toujours eu cette ambivalence. Le Novlangue orwellien a quelque chose de bouffon …

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