Entre les deux guerres s’était déroulé aux États-Unis un phénomène sans équivalent dans l’histoire, peu connu en Europe et auquel Jackson Pollock a participé de l’intérieur.
En attendant de jeter les bases de l’abstraction lyrique, il avait en effet, comme de très nombreux artistes, œuvré à des gravures figuratives prenant leur inspiration au plus ordinaire de la vie économique. Gravé en 1938, son Coal Miners-West Virginia représente par exemple une équipe de mineurs aux formes géométriques semblant se fondre avec le boisage de la galerie pour colmater les éboulis. Ces anonymes tournant le dos aux thèmes et aux canons bourgeois n’avaient pu apparaître sous son crayon lithographique que grâce à l’aide du gouvernement américain …

Que la rencontre d’un médium comme la gravure et d’un sujet comme la vie industrielle et sociale se soit effectuée en Amérique et non en Europe ne constitue pas un hasard. Sa réalisation reflétait les tendances esthétiques et culturelles d’un pays à l’époque collectivement tétanisé par une dépression économique et sociale faisant rage. Les estampes apparaissaient spécialement adaptées à l’éclosion d’une démocratie artistique. Leur efficacité liée à leur tirage multiple les différenciait des œuvres exclusives et elles offraient au public un accès universel et composite.
Production est le mot approprié. Un graveur doit s’activer comme un travailleur de manufacture, il lui faut se coltiner avec la matière, entamer la pierre, le cuivre, manier des acides, encrer les plaques, utiliser la presse à bras. La chaîne de fabrication exige talent et sens pratique. Toute erreur s’avère fatale. Les gravures se tirent à quelques douzaines d’exemplaires et évoquent une production de série. Des productifs pouvaient donc y illustrer des productifs, une technique de production y symboliser des sujets de production, des travailleurs y être immortalisés par d’autres travailleurs …
Plusieurs vagues d’intervention gouvernementale emboîtées se succédèrent pour soutenir les artistes. Sous une façon ou sous une autre, entre 1933 et 1943, le gouvernement fédéral employa comme salariés plusieurs milliers d’artistes. Beaucoup jeunes et inconnus, d’autres établis et célèbres. Tous étaient dans le besoin. Au total furent réalisées plus cent mille toiles, dix-sept mille sculptures, deux mille cinq cent fresques monumentales et onze mille gravures originales représentant probablement un tirage de deux cent mille épreuves. L’ensemble constitue un gisement archéologique exceptionnel quant aux aspirations collectives d’une époque. On y sent le souffle de l’Amérique souffrante et marchante dont Franklin Roosevelt avait entendu se faire l’incarnation et l’interprète. Les graveurs étaient avec lui aux avant-postes.

Certains des syndicats d’artistes seraient régulièrement accusés d’être infiltrés par des agitateurs aux intentions plus politiques qu’esthétiques. Des artistes d’obédience marxiste et communiste faisaient en effet partie de ces minorités d’intellectuels agissant pour une radicalisation d’extrême gauche. Leur déclaration d’intention d’améliorer les conditions d’existence des masses défavorisées allait dans le sens de la sensibilité américaine du moment. La majorité des artistes se rejoignait donc pour obtenir des résultats concrets et conserver les avantages acquis dans le cadre de programmes toujours menacés par la précarité des financements du Congrès.
Les syndicats d’artistes étaient animés d’idéaux socialisants, voire marxistes. Si les communistes bon teint n’étaient pas nombreux, ils exerçaient une influence charismatique en raison de leur formation politique.
Jusqu’au moment où le Komintern saborda en 1936 les syndicats sous obédience soviétique sur le territoire américain, les organisateurs de mouvements d’artistes menèrent une lutte idéologique et matérielle inspirée par leurs mots d’ordre. Ils étaient destinés à forcer l’obtention d’une assistance institutionnalisée et durable, qu’il s’agisse de logement, de nourriture, de subsides, d’assurances sociales ou de retraite. La revendication la plus courante s’avérait être Bread or Work (Du travail ou du pain) comme le rappelle la puissante lithographie de Jacob Burck, The Lord provides. Cependant si l’orientation travailliste des artistes, accordée aux visées du New Deal de Roosevelt ne faisait aucun doute, les communistes, malgré leur visibilité, ne jouaient qu’un rôle relatif dans la direction globalement prise.

L’esprit de provocation des artistes ne se privait pas de mettre en avant des revendications propres à révulser l’Amérique conservatrice. Le thème du prolétariat dressé pour contrer les forces capitalistes s’avérerait courant dans les gravures effectuées sous la bannière WPA/FAP [organismes officiels crées par le New Deal pour soutenir les artistes] …
Les sommes versées par l’administration aux artistes allaient jusqu’au montant honorable de trente dollars par semaine. Les peintres devaient en contrepartie livrer à l’administration une peinture à l’huile ou deux gouaches par mois, les graveurs fournir un nombre d’heures dans des ateliers officiels et quelques heures d’enseignement. L’application de cette règle serait libérale. La situation économique des ayants droit était en revanche strictement contrôlée. Il fallait, pour être secouru, s’avérer être chômeur privé de moyens pouvant assurer un minimum vital à sa famille. Les artistes possédant le moindre patrimoine n’avaient pas droit à percevoir d’allocation.
Munis du viatique payé par le gouvernement, les artistes s’efforcèrent de traduire en termes esthétiques les sentiments qu’ils éprouvaient devant la rencontre de l’Amérique du travail et de la crise. Leur contrat n’imposait toutefois aucun thème et respectait la liberté de leur inspiration. Le plus grand nombre des intéressés émargeant au programme de la FAP ou du WPA continuèrent à peindre ou à graver des sujets sans rapport avec l’état économique et social de l’Union. La majorité des œuvres exposées à la World’s Fair de New York en 1939 présenteraient de sempiternels paysages et portraits au classicisme des plus orthodoxes.
Cependant, avant l’expression de toute incitation collective à sortir des sentiers battus traditionnels, il existait en Amérique une prédisposition à aller sur le terrain s’inspirer de scènes insolites. Les réflexes esthétiques à nature sociale, politique ou syndicale, n’allaient pas manquer d’investir pendant la crise un espace de créativité tout trouvé dans un pays où l’industrie tenait comme aux États-Unis une place inégalée. La seconde révolution industrielle levait un paysage difficile à ignorer avec l’automobile, l’énergie électrique, les carburants fossiles, les villes tentaculaires, les panneaux publicitaires, la consommation de masse, les marques d’un capitalisme triomphant.

Se pensant infaillible, l’orgueilleux modèle de développement induisait un décor dont la promotion était si habile qu’il avait imperceptiblement installé une seconde nature. Avant le krach de 1929, la prospérité de la classe moyenne avait avantageusement occulté l’existence de laissés-pour-compte et de ratés mais l’étiage économique de la crise découvrait soudain sans ambages cette immense traînée des déshérités et des chômeurs.
The American Scene: ainsi les artistes nommaient-ils ces environnements globaux où ils décryptaient l’univers culturel du pionnier face à la nature. À la fin du XIXe siècle, leur scène commençait à accuser de premières transformations vers des formes induites par d’autres attitudes; l’école de l’Asch Can, littéralement de la poubelle, ouvrait un autre espace de réalisme social. L’art prenait en compte de nouveaux décors. En décembre 1934 la nouvelle scène américaine était explicitée en première page de Time Magazine par des artistes attachés à transcrire les mutations de l’Amérique profonde.

Edward Hopper, Grant Wood, Charles Burchfied, Reginald Marsch et Thomas Hart Benton, le premier maître de Pollock, se prévalaient d’une culture qui, bien qu’empreinte des mythes agraires de l’Ouest, commençait à entériner l’avènement industriel. Elle coïncidait avec la première vague des réalisateurs de fresques.
Nombre de graveurs et de peintres de l’entre-deux-guerres s’étaient ainsi trouvés mûrs pour transposer l’esprit pionnier à l’observation de la vie industrielle. Il leur fallait simplement s’impliquer en un nouveau paysage. La scène n’était plus la résultante du jeu des forces telluriques mais de l’action humaine. Elle se forgeait sous les effets de la révolution technologique. La poursuite de la nouvelle réalité excitait la curiosité car la nouvelle frontière était tout aussi surprenante que celle de l’Ouest.
De manière désordonnée et anarchique, liée à la richesse de ses ressources, à sa libéralité philosophique, à son gisement d’observation unique au monde, à des artistes avides d’aller avec humilité au peuple, à une fermentation politique issue du heurt des systèmes, le New Deal a donc offert, en surcroît de pécules, l’occasion aux artistes de constituer un fonds esthétique exceptionnel quant à sa perspective et parfois à sa qualité. La vague de la guerre froide a balayé cette libre prolifération.

Le New Deal a pu être ou ne pas être un succès ou un échec économique. Peu importe ici. Son volet artistique, économiquement marginal vis-à-vis des autres programmes, outre d’avoir permis à d’honnêtes artistes de pratiquer leur art, a proposé au regard, à la pensée et à la sensibilité, des itinéraires inédits, exigeants et encore ouverts.
L’admirable série New-York date de 1935