–Comment concevoir la différence anthropologique? Écoute: par opposition à l’homme, l’animal ne croit pas que le monde a toujours été là et le restera à jamais …
–Eh bien l’animal a raison! Il est pourtant vrai qu‘elle passe, la figure du monde.
-Oui, l’animal a raison, mais il n’a pas la Raison. Les mondes passent, mais pas le Monde, ce que la Bête ne sait pas, ne croit pas et n’espère pas. Rappelle-toi la formule heideggerienne: l’homme est le seul être pour qui dans son être il en va de l’Être … Et cette autre maxime célèbre et élégante: la réalité est le couple que Je forme avec le monde.
-Quelle élégance! Comme les animaux ne sont pas des Je, des Ego, ils ne seraient pas dans la réalité. Diable! Où sont-ils? Pas de Monde pour eux! Des mondes, à la rigueur … Des niches, dans mon Réel: toutes tes grandes manœuvres ontologiques pour en arriver là (à moins qu’on en soit parti): la réalité est ma propriété. Pour pouvoir coloniser l’avenir, tu dois dénier une âme aux bêtes.
-Tu dramatises! Justement. Mais non, il doit être possible, puisque c’est nécessaire, d’habiter la Terre sans coloniser les vivants, les peuples et les bêtes. Tel était le projet cartésien. Et personne ne nie l’évidence: les animaux sont des quasi-sujets. Tu sais comment, à partir de là, Lucia Zaietta définit l’Être: une auto-différenciation, qui imprime un style à chacune de ses individuations. Chaque sujet, chaque vivant, chaque individuation, chaque variante, sera à la fois singulière et générale, particulière et l’Être même … Mais te reste toujours à penser cette variante extraordinaire, qui seule parcourt les mondes, espère un Monde.

Réaffirmer la différence radicale de l’homme (qu’on la voit dans le langage, la raison, la conscience de soi, la politique, la morale, l’histoire, le travail, la culture, la technique, le rire, le tabou de l’inceste, le sens du beau ou de la mort …) n’est en rien nier que nous sommes issus d’un processus évolutif. Il faut donc faire droit aux grands récits de l’anthropogenèse: comment l’homme est devenu ce qu’il est. On peut raconter, à la suite d’Aristote, la conquête de la station droite telle qu’André Leroi-Gourhan en renouvela naguère l’exposé: son animal bipède s’affranchit de toute animalité grâce à sa main préhensible bonne à toute technologie, à sa bouche capable de vocaliser sans frein, et à son corps de mammifère prolongé par un corps social faisant ainsi de l’homme, non pas du tout un animal comme les autres, mais au contraire une sorte d’animal hors de soi. Autre récit fondateur: l’homme comme l’être du manque, dans le droit fil du Protagoras de Platon, faisant de l’homme cet animal dé-spécialisé, grâce aux deux phénomènes connexes de la domestication et de la néoténie.
En fait, quel que soit le critère choisi de l’hominisation, chacune de ces caractéristiques excède son enracinement dans la seule architecture somatique, ne pouvant se comprendre que par référence à un environnement chaque fois visé comme indéfini -indéfiniment explorable, manipulable, connaissable.

Comment l’attitude dite par Husserl naturelle, celle qui nous fait croire spontanément, à nous autres hommes, que nous sommes au monde et qu’il y a bien un monde, commun à tous, un seul et total, quoique indéfini, comment cette attitude qui nous semble en effet naturelle mais qui est loin de l’être pour les autres êtres naturels est-elle possible? Car c’est le réalisme qui est au fond étrange; c’est lui qu’il faut expliquer. Comment peut-il surgir à partir de l’idéalisme (ou si l’on préfère du phénoménisme) animal, puisque aucun animal n’est au monde mais qu’il vit dans son milieu selon le perspectivisme propre à son espèce? Tout percept animal est en effet de part en part catégorisé, c’est-à-dire organisé depuis une signification fonctionnelle précise.
Le voir animal est donc toujours un voir comme: un animal voit tel être comme une proie, comme une menace, comme un obstacle, comme un point d’appui, etc…, sans qu’on puisse clairement distinguer le percept du concept, conformément à la fonction biologique de la perception. Certes, la perception humaine peut elle aussi primitivement s’éprouver comme un voir de quelque part, au milieu d’un monde dont je suis primitivement le centre. Mais cette inhérence du vivre à un point de vue ne représente que le sous-bassement proprement vital d’une vie d’homme, car je sais que je peux faire dialoguer mon point de vue avec d’autres, dans la discussion; je peux faire le choix du choix et de la curiosité, contre le repli sur actuellement donné. C’est ce qui fait du voir humain une multiplicité perspective comme dit Merleau-Ponty, c’est-à-dire la possibilité toujours donnée à notre point de vue de se déprendre de lui pour s’échanger avec d’autres. Et si nous ne percevons pas comme les animaux, c’est aussi parce que, la sensibilité est pour nous intégrée dans la sphère véritative ou rationnelle du langage.

C’est au langage qu’il convient donc, toujours et encore, de revenir lorsqu’il s’agit de la différence anthropologique. Il faut insister sur la spécificité de la structure prédicative. Parler l’humain, c’est dire quelque chose de quelque chose, selon la formule remontant à Aristote; c’est poser quelque chose comme étant (c’est-à-dire comme existant dans le monde et comme étant commun aux interlocuteurs) afin de pouvoir en prédiquer quoi que ce soit. Avant même de pouvoir se contredire l’un l’autre, on doit pouvoir s’entendre sur ce dont on parle. Il n’y a pas de désaccord explicite entre humains sans cet accord implicite préalable. Et l’un et l’autre ensemble, cet accord toujours nécessaire et ce désaccord toujours possible, sont la condition de toute communication humaine. Il n’y a rien, dans les langages animaux (sifflements-signatures des cétacés, danse des abeilles, expressions des émotions chez les mammifères, signaux ritualisés des primates) qui s’apparente à cette structure fondamentale. Bien entendu, certains systèmes de communication (chant des oiseaux ou des baleines) peuvent avoir une syntaxe; certains peuvent renvoyer sémantiquement à quelque chose. Mais il leur manque pour être un langage d’articuler la sémantique sur la syntaxe; c’est en effet la structuration parallèle de la syntaxe et de la sémantique qui autorise la production d’un ensemble ouvert (en principe infini) de messages nouveaux, portant sur des états de choses indéterminés.
Comment le monde humain devient-il à la fois, par le double jeu de la perception et du langage, un monde réel et commun? Nous devenons nous-mêmes en nous déprenant de nous-mêmes, par décentrement progressif. Car c’est au fond une seule et même chose pour nous de reconnaître l’altérité d’autrui et la transcendance du monde, plus tard la réciprocité des ego et l’objectivité de l’objet. Ainsi en va-t-il par exemple de l’attention conjointe, c’est-à-dire de la conscience d’un voir en commun qui suppose la capacité de détecter les intentions de l’autre et implique l’accès à des états mentaux qui ne sont pas les miens, comme de la possibilité de s’identifier au congénère comme agent intentionnel.

Il convient d’insister sur l’importance du geste d’indication (le pointing). Le fait de montrer du doigt est pour l’enfant aussi évident à faire qu’à comprendre et il demeure opaque pour le chimpanzé. Il constitue une véritable barrière anthropologique: le geste d’indication nous situe d’emblée dans un espace intersubjectif, où les points de vue dialoguent les uns avec les autres et où les différents aspects de la chose se corrigent les uns les autres. Ce pointing, spontané chez l’enfant, devient véritablement déclaratif dès 12 mois, alors qu’il demeure seulement impératif chez le chimpanzé à qui on s’est efforcé difficultueusement de l’enseigner. C’est le premier geste authentiquement signifiant. Car l’ostension vise ainsi la chose même et à l’adresse de tous. Il s’agit donc bien d’une conduite qui récapitule notre humanité même. Par ce premier geste, au moment même où il fait ses premiers pas de bipède, le petit d’homme manifeste qu’il n’est plus ce vivant centré sur soi, ce vivant qu’il n’a au fond jamais été puisque, animal, nul homme ne l’a jamais été. C’est là le signe qu’il devient ce qu’il est, cet être capable de contempler, de voir la chose pour rien, elle qui est là pour tous et pour personne.
Il faut donc, finalement, rompre avec ces conceptions, au fond idéalistes, qui définissent l’homme par la conscience de soi. Il faut soutenir le contraire: L’homme se fait homme en se déprenant de lui-même, en direction de l’être comme en direction des autres. Ce qu’il conquiert n’est pas le soi mais tout au contraire l’oubli de soi; non pas la présence à soi mais le monde en sa présence. Mais après tout, peut-on se demander, est-ce si différent? Car que serait une conscience de soi qui ne passerait pas par cette médiation de l’altérité (que ce soit celle de l’objectivité ou celle d’autrui, si toutefois il est possible de les distinguer) sinon une conscience si adhérente à son acte qu’elle ne pourrait se différencier de son objet et serait donc vide de tout soi?

L’essentiel tient donc plutôt en ceci: un animal ne croit pas que le monde existe, qu’il a toujours été là et le restera à jamais, après le bref passage de sa vie sur terre. Par opposition, l’homme est un vivant décentré, donnant au monde ou à l’être une primauté absolue -je peux mourir, le monde restera de toute éternité ce qui existe, il est l’existant, je suis ce qui un jour s’est mis à exister, et un jour n’existera plus.
Photographies de Laurent Baheux
Nous colonisons l’avenir est un livre de David Van Reybrouk