Prologue: le Dieu de la Matrice n’est pas dans la Matrice

Seule une personne de compréhension réduite désire arranger les choses en séries complètes. C’est l’incomplétude qui est désirable. En tout, mauvaise est la régularité. Dans les Palais d’autrefois, on laissait toujours un bâtiment inachevé.

Noshida No Kaneyoshi, XIVéme siècle, cité par Henri Michaux, Passages, 1937

Au lieu de la progression de dix en dix j’ai employé depuis plusieurs années, la progression la plus simple de toutes, qui va de deux en deux, ayant trouvé qu’elle sert à la perfection de la science des Nombres. Ainsi, je n’y emploie point d’autres caractères que 0 et 1, et puis allant à deux, je recommence. C’est pourquoi deux s’écrit ici par 10; et deux fois deux ou quatre par 100; et deux fois quatre ou huit par 1000; et deux fois huit, ou seize par 100000, et ainsi de suite.

Cependant, je ne recommande point cette manière de compter, pour la faire introduire à la place de la pratique ordinaire par dix. Car outre qu’on est accoutumé à celle‑ci, on n’y a point besoin d’y apprendre ce qu’on a déjà appris par cœur: ainsi la pratique par dix est plus abrégée, et les nombres y sont moins longs. Et si on était accoutumé à aller par douze ou par seize, il y aurait encore plus d’avan­tage. Mais le calcul par deux, c’est-à-dire, par 0 et par 1, en récompense de sa longueur, est le plus fondamental pour la science, et donne de nouvelles découvertes qui se trouvent utiles ensuite, même pour la pratique des nombres, et surtout pour la géométrie; dont la raison est que les nombres étant réduits aux plus simples principes, comme 0 et 1, il paraît partout un ordre merveilleux.

Ce qu’il y a de surprenant dans ce calcul, c’est que cette Arithmétique par 0 et par 1 se trouve contenir le mystère des lignes d’un ancien Roi et Philosophe nommé Fohy, qu’on croit avoir vécu il y a plus de quatre mille ans, et que les Chinois regardent comme le Fondateur de leur Empire et de leurs sciences. Il y a plusieurs figures linéaires qu’on lui attribue, elles reviennent toutes à cette Arithmétique.

Gottfried Wilhelm Leibniz

Explication de l’arithmétique binaire, qui se sert des seuls caractères 0 et 1: avec des remarques sur son utilité, et sur ce qu’elle donne le sens des anciennes figures chinoises de Fo-Hi.

Calculatrice, 1784

Que de bricolages spéculatifs autour d’un calculus rationicinator, dont la fabrication a été tentée jusqu’au XXéme siècle! Jusqu’à ce que la raison elle-même, avec les théorèmes d’incomplétude de Gödel, démontre l’inanité de ce projet totalitaire …

Fohy ou Fo-Hi (ou encore Fou Hi), empe­reur légendaire de Chine vers 3300 avant J.‑C., supposé né d’un arc‑en‑ciel, est considéré comme l’un des fondateurs de la civilisation chinoise; c’est sous son règne qu’apparaissent, dit‑on, le calendrier, la musique, l’agriculture, l’exploitation du sel, le tissage, l’écriture, etc … Fo‑Hi est également supposé être à l’origine des trigrammes du Yi‑king (ou livre des mutations), lesquels sont des combinaisons à caractère divinatoire, de lignes continues ou discrètes arrangées trois par trois. Mais on estime ordinairement aujourd’hui que le livre des muta­tions est plus récent. Les fameux trigrammes seraient en fait apparus sous la dynastie des Tcheou (XIème‑VIème siècle avant J.C.) et n’auraient été utilisés de façon vraiment autonome et systématique que sous celle des Han (IIIème siècle avant J.‑C-.IIIème siècle après J.‑C.). La légende raconte que Fo-Hi aurait tiré ces lignes de l’observation de la carapace des tortues.

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Une propriété célèbre de la progression géo­métrique double en nombre entiers est que, lors­qu’on dispose d’un des deux nombres dont tous les autres sont formés (c’est-à-dire, lorsqu’on dispose soit d’une suite de 0, soit d’une suite de 1) on peut former tous les autres nombres entiers au dessous du double du plus haut degré. Exemple: soit le nombre 100. Supposons maintenant que nous ne disposions que de uns. Nous pouvons former les nombres 1, 11 et 111, qui sont tous inférieurs au double de 100, c’est-à-dire 1000. D’où l’idée qu’on pourrait peser n’importe quelle masses ou exprimer n’importe quelle somme d’argent à l’aide (respectivement) de deux types de poids ou de pièces.

Les lois de cette arithmétique sont des plus simples. Pour l’addition, on a:

0+0=0

0 + 1 = 1 + 0 = 1

1 + 1 = 10

Pour la soustraction, on aurait évidemment:

0‑0=0

1 – 0=1

On pose la multiplication en base 2 comme une multiplication ordinaire et les calculs s’effectuent de la même façon:

Soit à multiplier 5 par 3, c’est‑à‑dire, en base 2, 101 par 11. On a:

101 11 101 101

Médaille frappée en 1697 en l’honneur de la découverte (ou de l’invention?) de la numérotation binaire

Comme l’écrit Leibniz, toutes ces opérations sont si aisées qu’on n’a jamais besoin de rien essayer ni deviner, comme il faut faire dans la division ordinaire. On n’a point besoin non plus de rien apprendre par cœur ici, comme il faut faire dans le calcul ordinaire, où il faut savoir que 6 et 7 pris ensemble font 13, et que 5 multiplié par 3 donne 15. En effet, tout ici se trouve et se prouve de source. On n’a jamais rien d’autre à faire qu’à combiner des uns et des zéros, opération, à vrai dire, élémentaire.

Les combinaisons dyadiques avaient été envisagées par le philosophe dès sa Dissertatio de Arte Combinatoria, publiée à Leipzig en 1666. Ce travail, qui s’inscrit d’ailleurs dans une longue tradition d’ouvrages consacrés à la combinatoire menait ainsi déjà à cette arithmétique binaire dont les applications ne cesse­ront de se préciser. Leibniz s’en servira pour résou­dre certains problèmes diophantiens. Il en tirera aussi des réflexions sur la preuve par 9 et sur quelques théorèmes de divisibilité.

Il ressort philosophiquement de ces considéra­tions, que, comme pour Hobbes, les opé­rations fondamentales de l’arithmétique, pour Leibniz, ne sont pas spéciales à l’arithmétique. En réalité, l’arithmétique, comme la géométrie, est un type de combinatoire: c’est une combinatoire appli­quée au nombre alors que la géométrie est une combinatoire appliquée à l’étendue, vue comme ensemble des permutations ponctuelles possibles. L’ensemble du projet pointe en direction de notre mathématique contemporaine. Il faut donc tirer, non seulement par rapport à Leibniz mais par rapport à nous, le sens profond de cette arithmétique binaire.

a) En tant que forme de combinatoire parti­culière, elle renvoie à une théorie des complexions qui comprend comme espèces aussi bien une mathé­matique des sous-ensembles qu’une mathématique des relations ‑ce qu’est, précisément, l’Ars Combi­natoria .

b) Mais la méthode tabulaire de Leibniz, partout présente, ouvre ici à une philosophie de la compli­cation, voire de la complexité. La multiplicité et la variété des nombres, comme celle des êtres, se laisse organiser, hiérarchiser, dans un ordonnancement partiel que l’algèbre ultérieure, dans la première moitié du XX ème siècle (notamment avec les travaux de G. Birkhoff sur la notion de treillis) définira dans toute sa rigueur. Ce que Leibniz formule à travers l’idée d’un ordre merveilleux se laissera mathématiquement décrire à travers les bonnes propriétés de distributivité et de complé­mentation d’un treillis booléen.

La lettre que Leibniz envoie en 1697 au Duc Rodolphe Auguste précise certains aspects méta­physiques de l’arithmétique binaire inventée par lui. Pour le philosophe, le plus difficile à accepter, dans la foi chrétienne est l’idée d’une création ex nihilo. Or rien, selon lui, ne l’imite davantage, et même, ne la démontre avec plus d’éclat, que l’arithmétique binaire, qui explique l’origine des nombres à partir de la marque du nombre un et de la nullité ou rien.

Guiseppe Castiglione (Lang Shining), vers 1750

Car tout est à prendre de rien. Un suffit. Par une sorte de raisonnement pythagoricien, qui postule implicitement que l’ordre des nombres doit être en correspondance avec celui des choses, Leibniz es­time que l’arithmétique binaire prouve en outre que la confusion dont on accuse les œuvres de Dieu est seulement apparente. En réalité, toute chose inclut en elle ces alternances et ces périodes rendues mani­festes par les nombres binaires. Toute chose, en vérité, se laisse décomposer et interpréter en une hiérarchie de dyades. La réalité se présente ainsi sous la forme d’une séquence fondamentale d’alter­natives ou de choix élémentaires. Elle est non seule­ment computationnelle mais entièrement digitalisée.

Le plus surprenant est que ce type de struc­turation était, semble t-il, connu des anciens chinois. Les trigrammes de Fo-Hi forment, en effet, un système du même type, parfaitement isomorphe à celui de l’arithmétique binaire. Les trigrammes sont des combinaisons de trois lignes superposées, soit pleines, soit brisées. La totalité des combinaisons possibles correspond donc à l’ensemble 10, 113. Soit huit trigrammes (ou cova). Par ailleurs, la combi­naison de deux trigrammes donne des hexagrammes, et la totalité des combinaisons possibles de tri­grammes deux à deux atteint le nombre de 64 (23 X 23 = 26). Les trigrammes furent d’abord considérés comme des symboles cosmologiques (Terre, ciel, eau, feu, etc.), constituant les briques du système., Les hexagrammes, eux, ont une valeur plus sym­bolique, dont le sens n’est pas fixé a priori mais dépend du contexte des juxtapositions trigram­matiques. Ainsi, la juxtaposition de k’ouen (tri­gramme terre) et de k’ien (trigramme ciel) définit un changement ou une mutation. Le Yi-king, ou livre des mutations, est le recueil qui détient le sens de tous les changements possibles dans le monde. Sa fonction, pour les anciens chinois, était celle d’un traité de divination.

Par le biais de cette isomorphie entre les dia­grammes de Fo‑Hi et l’arithmétique binaire, et compte tenu aussi de l’intérêt qu’on prêtait alors à l’Empereur de Chine pour l’arithmétique, Leibniz espérait naïvement gagner les Chinois à la cause chrétienne. Non moins naïvement peut-être, il sup­posait que Fo‑Hi, dont on croyait alors qu’il était l’inventeur de l’écriture chinoise, avait probable­ment introduit de l’arithmétique dans ce qui, pour lui, constituait une mystérieuse charactéristique avant la lettre. De sorte que l’écriture chinoise lui paraissait s’inscrire dans le mouvement général qui aboutissait aux projets de langue universelle du XVIIème siècle, auxquels lui-même participait de façon active. Ainsi, aux frontières de l’arithmétique binaire, subsistait quelques rêves historico-métaphysiques … Dissipés aujourd’hui.

Dominique Parrochia

Lang Shining, La concubine parfumée.

Quelques rêves historico-métaphysiques aujourd’hui dissipés … Il est pourtant nécessaire de les retrouver, ces rêves d’autrefois! Pourquoi? Merleau, 1959: Que chacune des vues du monde est un monde à part, que pourtant ce qui est particulier à l’un soit public à tous, que les monades soient entre elles et avec le monde dans un rapport d’expression, qu’elles se distinguent entre elles et de lui comme des perspectives -tout cela est à conserver entièrement, à reprendre dans l’Être brut, à séparer de l’élaboration substantialiste et onto-théologique que L. leur fait subir.

Dans un geste moderne, critique!, il convient de séparer la raison (et la foi) de l’onto-théologie, en n’exhaussant plus indument ladite onto-théologie (qui dans son ivresse métaphysique ne demandait que cela) au-dessus et à part de son histoire, de ses entours et de ses rêves. Détisser, pour mieux suivre les fils, pour plus de raison, c’est-à-dire de liberté. Ainsi retrouver, ou trouver, au fond de l’histoire, des jésuites proto-geeks devenus peintres à la Cour de Chine est un des bons moyens de résister à la prison numérique.

Souvenirs! Michaux encore dans Épreuves, Exorcismes:

Le parqué avec la multitude considère sa peine. Il considère sa pensée, son cœur, inutiles ici comme pain dans une poubelle. Souvenirs! Il s’en retourne à ses souvenirs. Comme en ses profondes rainures le lit du Rhin, lorsqu’il y a des dizaines de milliers d’années, il s’en venait déboucher au large de l’Écosse, ayant ramassé en chemin la Somme, la Tamise et de ci de là de moindres rivières … Souvenirs! Souvenirs de la race humaine. Souvenirs pour résister.

Sur le passé de la combinatoire, de Xénocrate et Euclide à Lulle, puis Ramus, Alsted, Kircher, etc …, cf. l’exposé très complet de H. H. Knecht, La logique chez Leibniz, essai sur le rationalisme baroque, Lausanne, l’Age d’Homme, 1981

Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques

Martin Heidegger, Le principe de raison

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