Un soir qu’il avait travaillé très tard, Berny bâilla, s’étira, et se dit qu’il était temps qu’il aille se coucher. Mais il savait que s’il n’arrivait pas à oublier son travail, il ne dormirait pas de la nuit. Aussi avait-il pris l’habitude de descendre jusqu’au bord du lac en fumant sa pipe; mais, ce soir-là, il pleuvait si fort qu’il décida d’allumer la télévision.
L’écran s’illumina, deux hommes apparurent; ils semblaient en conversation, mais il ne put rien entendre, et l’image manquait de netteté. Il essaya de régler le son et de mettre l’image au point, mais finit par y renoncer en se disant que son récepteur ou la station locale de retransmission fonctionnait mal. Il éteignit.

Quelques jours plus tard, après avoir terminé la dactylographie d’un rapport, il alluma de nouveau la télévision. Au bout d’une minute, il entendit une voix d’homme confuse et inarticulée, et quand l’écran s’illumina, il ne put voir que de vagues ombres le traverser dans tous les sens. Il était sur le point d’éteindre quand une main passa sur l’écran, très nette et très claire, et semblant tâtonner à la recherche de quelque chose. Immédiatement après, elle fut remplacée par la tête d’un homme très âgé qui fit un clin d’œil, tourna la tête pour dire quelque chose que Berny ne put comprendre, et disparut en glissant, un peu comme un poisson dans un aquarium, pensa Berny. Encore des bruits indistincts, des ombres fuyantes, et ce fut tout.
Le jour où il m’emprunta mon téléviseur portatif, Berny avait acquis la certitude qu’il avait affaire à un phénomène très singulier. Les ombres étaient revenues sur son écran et il voulait savoir si elles apparaîtraient aussi sur un autre poste. Il les alluma tous les deux après le bonsoir final de notre station locale. Deux minutes plus tard, des ombres commencèrent à apparaître sur les deux écrans. Soudain, Berny se leva d’un bond. C’étaient bien les ombres et les visages qu’il avait déjà vus, mais ils différaient sur chacun des écrans!

Voilà qui excluait la possibilité d’avoir capté un programme lointain, ou alors il fallait supposer qu’il y en avait deux! Quand les ombres disparurent et que le son s’éteignit progressivement avec son ronronnement habituel, il coupa le courant et alluma sa pipe. Il n’y avait que deux solutions. Des expériences, locales ou éloignées, dont Dick n’avait pas entendu parler, ou… ou toute autre chose. Il allait vérifier très soigneusement la première possibilité.
Mais Berny s’était trompé sur toute la ligne. Il s’en aperçut quelques jours plus tard, quand le son lui parvint plus fort qu’à l’ordinaire. Il était prêt à diminuer l’intensité quand il entendit très distinctement une voix étrange qui semblait caqueter. Et presque aussitôt, une autre voix lui répondit sur un ton plus aigu. Une seconde plus tard, l’écran s’éclaira, et il vit très distinctement deux hommes qui parlaient. Visiblement, ils étaient japonais. L’un d’eux se retourna, montra l’écran du doigt, et ils s’avancèrent tous les deux en direction de Berny. Une simple anomalie technique lui avait permis de capter un programme japonais. Les deux hommes sur l’écran s’étaient arrêtés de parler et regardaient vers la caméra. L’un d’eux dit quelque chose et pointa l’index vers Berny.

Puis il fit semblant de prendre un verre imaginaire et de boire. Simple coïncidence, pensa Berny en jetant un coup d’œil vers le verre de lait posé à côté de lui, et, cherchant ses allumettes dans sa poche; mais le petit homme sur l’écran fouillait dans la sienne, et quand Berny, les sourcils froncés, eut trouvé ses allumettes et eut commencé à allumer sa pipe, le petit homme le singea avec une pipe imaginaire. L’autre Japonais, qui était resté spectateur de la petite scène, se mit à rire et dit quelque chose; aussitôt, trois ou quatre personnes, dont une ou deux portaient des robes très simples, vinrent emplir l’écran, les yeux fixés sur Berny.
Le verre de lait, la pipe, leur façon de le regarder et de parler de lui, tout cela ne pouvait avoir qu’un sens: il se trouvait placé à l’un des bouts d’une expérience fantastique. Est-ce que vous m’entendez? demanda Berny, qui sursauta au son de sa propre voix. Ils le regardèrent tous fixement, puis l’un d’eux dit quelque chose très vite et un vieil homme qui portait des lunettes vint au centre de l’écran et dit très distinctement: Parler anglais?
Oui, dit Berny, très surexcité. Est-ce que vous m’entendez?
Attendez, s’il vous plaît … Ils firent tous un petit salut.
Il n’attendit pas longtemps. Il resta stupéfait en voyant apparaître devant lui sur l’écran une jeune fille assez belle, vêtue d’une robe blanche très simple, qui s’avançait en rejetant ses longs cheveux sur un côté de la tête. Elle jeta un coup d’œil sur les hommes qui l’entouraient, et avança jusqu’à ce que ses deux mains étroites semblent toucher l’écran. Elle avait certainement entendu leur conversation, car elle regarda Berny. Les hommes s’étaient rassemblés autour d’elle et continuaient à parler. Elle attendit patiemment qu’ils aient fini, puis, les yeux rivés sur Berny, elle lui dit dans un anglais absolument parfait:
Parlez-vous anglais, s’il vous plaît?

Oui. M’entendez-vous? Qui êtes-vous? Où êtes-vous?
Elle le regarda d’un air triste, et ils se mirent à parler tous en même temps. Apparemment, vous nous entendez, mais nous ne vous entendons pas. Avez-vous compris?
Oui, dit Berny en faisant un signe de tête. Il fonça à son bureau, prit un stylo à encre rouge et écrivit en capitales sur une grande feuille: Pouvez-vous lire ceci? Qui êtes-vous?
Oui, nous vous lisons très bien, répondit-elle quand il eut placé son message devant l’écran. Nous … Mais elle fut interrompue par le caquetage d’une demi-douzaine de voix surexcitées autour d’elle. Levant les yeux vers Berny, elle dit simplement: On me dit que nous allons répondre à vos questions le moment venu. Nous voulons d’abord savoir qui vous êtes et où vous êtes.
Êtes-vous prisonnière? Tapa rapidement Berny pendant qu’elle prenait conseil des autres. La jeune fille regarda le message et sourit. Non. Ces hommes sont des sages et ils sont très intelligents. C’est grâce à eux que nous avons pu entrer en communication avec vous. Il m’est difficile de vous expliquer où nous sommes, parce qu’à vrai dire, nous ne sommes nulle part. En attendant, je peux vous dire mon nom, Mr. Marsden. Elle jeta un coup d’œil en arrière par dessus son épaule. Je m’appelle Mary Seymour, et je suis originaire de Hull, dans le Yorkshire.

… Où en étais-je? … Ah! Les hommes qui m’entourent sont des Japonais. Quelques-uns de ceux qui furent tués juste au centre de l’explosion de la bombe atomique de Nagasaki. J’y étais aussi, et je fus, pour parler comme vous, tuée dans les mêmes circonstances. Le résultat de tout cela est au moins aussi difficile à expliquer, mais le professeur qui est avec nous suggère que nous avons été transférés ou changés en un état à quatre dimensions dans un univers à cinq dimensions. Le professeur dit qu’il peut vous donner une preuve par l’absurde. Par exemple, vous pourriez facilement vérifier l’existence réelle de deux au moins de ceux qui sont ici et qui étaient très connus à Nagasaki. Le professeur dit que vous pourrez trouver des photos de lui dans de nombreux ouvrages à Tokyo, et aussi qu’il a figuré sur la liste des victimes de la bombe de Nagasaki. Il dit qu’il était très connu dans les milieux scientifiques pour ses travaux sur l’œil. Il ajoute que, lorsque vous aurez vérifié tout cela, ce qui devrait aller très vite, le simple fait que vous ayez pu converser avec nous dans votre téléviseur sera une preuve de plus, une preuve encore plus convaincante.
Et vous, Miss Seymour? Puis-je trouver quelque part une photo de vous et des renseignements sur votre vie?

Oui! J’ai une tante qui vit encore à Hull. Je sais qu’elle détient une photo de moi où je suis vêtue en infirmière; cette photo date du début de mon apprentissage à l’hôpital de Hull. Vous devriez pouvoir retrouver ma trace très facilement. Vous découvrirez que j ai été expédiée à Singapour, et qu’à l’arrivée des troupes japonaises, j’ai été portée disparue. Je fus amenée au Japon, avec deux autres infirmières. L’une d’elles vit d’ailleurs toujours, je peux vous donner son nom et son adresse, elle confirmera ce que je vous ai dit. Nous nous sommes quittées à Yokohama.
Berny resta debout toute la nuit, mais la lumière tremblotante de son écran ne composa aucune forme. Le haut-parleur ronfla et craqua jusqu’à l’apparition de l’horloge avec son habituel accompagnement de musique, à six heures le lendemain matin. Pendant toute une semaine, Berny passa ses nuits devant son téléviseur, attendant en vain le retour de Mary. Sans pouvoir imaginer comment, il n’était pas tout à fait certain qu’il n’avait pas été joué. D’ailleurs, même dans ce cas, quelqu’un avait fait une découverte scientifique prodigieuse. Cependant, il doutait que quelqu’un ait pu aussi bien jouer le rôle de Mary Seymour; son visage avait exprimé avec une vérité poignante sa douceur et la simplicité de son drame.

Tombait-il amoureux d’une ombre entrevue une seule fois sur son écran de télévision? Mary existait-elle ou non? Elle lui avait dit qu’elle n’était pas un fantôme, mais elle lui avait laissé entendre qu’elle n’était plus une personne humaine. Quand il s’assit devant son petit déjeuner, Berny avait pris une décision: il vérifierait l’histoire de Mary Seymour. Il demanda un congé pour se rendre à Hull. En rentrant à Ray Falls, trois semaines plus tard, Berny avait acquis une certitude: Mary Seymour avait réellement existé. A Hull, la directrice de la Royal Infirmary lui avait confirmé que Mary Seymour avait effectivement été infirmière de l’établissement. Sans même consulter ses archives, elle lui avait dit que Miss Seymour était partie pour Singapour avec un groupe de médecins et infirmières, tout au début de la guerre et elle lui avait montré la plaque de marbre sur laquelle le nom de Miss Seymour avait été inscrit. Le premier A. Seymour qu’il avait trouvé dans l’annuaire du téléphone avait été le bon. Oui, Mrs. Anne Seymour avait bien eu une nièce qui avait disparu pendant la guerre. Pouvait-il passer la voir? Très volontiers. La vieille dame avait confirmé tout ce qu’il savait déjà et, sous le prétexte de vérifier la liste des Anglais présents à Singapour au début de la guerre, il était parti avec la preuve qu’il n’avait pas rêvé. Cette preuve était une photo de Mary Seymour, vieille de vingt ans, et c’était bien la même jeune fille qui lui avait parlé à travers l’écran de son téléviseur.
Avant même de défaire ses valises, Berny s’assit à son bureau pour classer ses notes. Il n’avait plus aucune hésitation. Il allait rédiger un rapport aussi précis, aussi documenté et aussi complet que possible. Il le soumettrait au professeur Holmes, le directeur général de l’Institut. Il était certain que Holmes le croirait, mais même au cas où il lui déconseillerait de le publier en alléguant qu’il était trop fantastique, Berny était résolu. Il publierait son rapport, dût-il le faire imprimer par le journal local. Il s’arrêta et considéra la photo de Mary Seymour. Puis, il se leva et prit un cadre sur une étagère, en enleva une vieille photo et y glissa celle de Mary. Au lieu de replacer le cadre sur l’étagère, il le posa sur le téléviseur. Il regarda sa montre, alluma l’appareil et, une minute plus tard, avant même que l’écran ne se fût illuminé il comprit aux bruits qu’il entendit, crissements de pneus, avertisseurs de police, coups de revolver, qu’il avait droit à un film policier. Il baissa le ton et revint à son bureau.

Il dut travailler un bon moment car au moment où, fatigué, il bâilla, s’étira et tourna la tête, Mary était sur l’écran en train de lui parler.
Mary! dit-il dans un souffle… Il bondit et mit toute la puissance.
… Ne veux pas. Nous savons que vous préparez un rapport sur nous, mais vous nous supplions d’abandonner ce projet.
Mary, je sais maintenant que tout ceci est vrai. Où sont les autres?
Ils ne veulent plus apparaître sur votre écran. C’est douloureux… et… deux de nos amis ont été détruits la dernière fois.
Comment vivez-vous? Que faites-vous?
C’est impossible à expliquer. Voyez-vous, toutes les choses simples et toutes les choses qui ont un sens pour vous n’existent absolument pas ici. Par exemple, nous n’avons pas de forme. Nous sommes, tout simplement.
Je pense que vous savez que je vous aime? Est-ce que je compte pour vous, Mary?
Oui. Pour être juste, selon vos… vos critères, je… je pense que moi aussi je vous aime, Berny.

Pendant le reste de la nuit, Berny resta éveillé à travailler. Il réfléchit beaucoup et écrivit beaucoup. Entre autres, il avait achevé, le matin venu, une lettre dactylographiée de trois pages pour Mary Seymour.
Si une bombe atomique a pu vous mettre là où vous êtes, et vous y mettre intacte, nous devons trouver le moyen de refaire l’opération inverse. C’est pourquoi je dois faire un rapport sur tout cela tout de suite pour permettre aux hommes les plus doués de travailler sur cette question.
Elle n’apparut pas le lendemain soir, ni le suivant. Le troisième soir, juste après la fin des émissions régulières, elle parut soudain, tenant serré contre un côté de son visage quelque chose qui ressemblait a un foulard.
Mary! Qu’est-ce qui s’est passé? Regardez-moi! dit Berny en s’approchant de l’écran.
Berny, mon chéri … Je n’aurais pas dû venir. Je commence à en ressentir les effets, et on craint que je me désintègre lentement si je continue à paraître sur votre écran. Je préférerais que vous vous souveniez de la Mary qui est sur la photo. Il faut que je parte, Berny. Vous me comprenez, n’est-ce pas? Et rappelez-vous que je suis près de vous, parce que, du moins en termes terrestres, je vous aime.
Berny se pencha sur l’écran, elle vint tout près, embrassa la surface de verre et s’évanouit.

Berny laissa aller son travail à la dérive pendant les semaines qui suivirent. Ce qui ne passa pas inaperçu et le professeur Holmes, l’ayant convoqué dans son bureau, lui demanda s’il avait des ennuis. Oui et non, monsieur … Je … je travaille sur un rapport … quelque chose d’entièrement … et …
Bon. En tout cas, ne vous tuez pas au travail, Marsden, et prévenez-moi quand vous aurez fini. Je serais content d’en prendre connaissance.
Il avait fait faire copie de la photo de Mary et il en agrafa une à son rapport qui était maintenant achevé. Il le relut avec soin, hésita encore une semaine et, s’étant finalement décidé, il tapa sur sa machine un mot pour Mary. Il avait essayé une ou deux fois de parler à haute voix, et, tout assuré qu’il fût de sa présence à proximité, il s’était senti capable de continuer. Il relut son billet:
Mary, je vais essayer de vous faire revenir sur terre. Pour y parvenir, il me faut des meilleurs savants, et c’est pourquoi, comme vous le savez sans doute, j’ai fait un rapport complet de notre aventure. Je sais que vous ne m’approuvez pas, mais je suis sûr que vous me comprenez. Un jour, peut-être, vous m’en serez reconnaissante.
Berny alluma son téléviseur à 23 h 30 et regarda patiemment la fin d’un film, les dernières nouvelles, le dernier bulletin météorologique, et le bonsoir final de la speakerine. Une heure plus tard seulement, la lumière scintilla plus vivement et il se trouva face à face avec un homme chauve qu’il n’avait jamais vu.
Docteur Marsden, je me suis porté volontaire pour apparaître ici ce soir, et on m’a accepté parce que je parle anglais. Miss Seymour nous a parlé de vos plans. Nous ne sommes pas d’accord. Pour deux raisons: d’abord, nous ne voulons pas reprendre notre forme antérieure, et ensuite, les expériences que vous pourriez entreprendre peuvent avoir des suites fatales pour nous. Miss Seymour est d’accord avec nous. Pour être francs, nous avons peur des expériences que vous envisagez. Nous avons donc décidé de vous offrir quelque chose en échange de votre silence. Vous pouvez nous rejoindre sans trop de difficultés si vous le voulez. Et justement, Miss Seymour me prie de vous faire savoir que si, malgré son désir de vous voir conserver votre forme actuelle, vous décidez de nous rejoindre, elle n’y mettra pas opposition.

Comment dois-je m’y prendre?
Pour vous, ça ne doit pas présenter d’obstacles majeurs. Placez-vous au centre d’une explosion atomique. Nous savons que vous n’êtes pas employé au service des explosions nucléaires, mais vous pourrez certainement vous arranger pour participer à un prochain essai. Avertissez Miss Seymour si vous vous décidez, et nous prendrons les dispositions nécessaires pour qu’elle vous retrouve.
Berny eut tôt fait de s’apercevoir que le fonctionnement des divers dispositifs de sécurité rendait pratiquement impossible l’approche d’une bombe. En faire exploser une accidentellement semblait encore plus difficile. D’ailleurs, il abandonna très vite cette idée, parce qu’elle signifiait un grave danger pour beaucoup. C’était loin d’être aussi facile que le messager avait semblé le croire. Pourtant, un matin, il trouva un moyen. En parcourant des papiers qui avaient été mis par erreur sur son bureau, à l’Institut, il apprit qu’un de ses collègues, le professeur Brenden, était sur le point de faire exploser une grenade A expérimentale. C’était une grenade à main, qui, selon son inventeur, provoquerait une explosion nucléaire miniature capable de détruire absolument tout dans un rayon de quelques mètres. Elle présentait l’avantage de n’entraîner aucune retombée radio-active, et par suite, il était possible quelques secondes après l’explosion d’occuper le terrain sans risque d’exposition aux radiations. Quand on avait enlevé la goupille de sécurité, tout choc supérieur à deux kilos actionnait le détonateur.
Berny savait que s’il portait un intérêt trop manifeste aux travaux du professeur Brenden, les règles de sécurité à l’intérieur de l’Institut étaient telles qu’il serait interrogé et que, par mesure de précaution, une enquête serait ouverte et son secret peut-être éventé. Ayant examiné toutes ces éventualités, il ébaucha un rapport concernant les moyens de réaliser des explosions très limitées, la charge nucléaire pouvant être contenue dans une balle de fusil. Cette explosion ne serait dangereuse que dans un rayon de quelques dizaines de centimètres. Il était bien conscient des vraies difficultés qui faisaient obstacle à son projet, mais dans ce rapport préliminaire, il esquissa à grands traits les moyens de les surmonter. Le rapport achevé et remis à ses supérieurs, Berny n’eut pas a attendre longtemps. Le professeur Holmes entra un matin dans son bureau:
Vos idées sont intéressantes, Marsden. Vous semblez même plus avancé que Brenden. Dites-moi, que penseriez-vous d’une collaboration avec Brenden? Il va commencer ses premiers essais. Vous pourriez lui être très utile.

En quelques jours, Berny apprit tout ce qu’il voulait savoir. Il amorcerait l’une des grenades de Brenden, l’emporterait dans un entrepôt spécial, fermerait la porte blindée et ferait sauter la grenade à ses pieds. Il aurait préféré la faire exploser en plein air, mais il savait qu’il n’arriverait pas à tromper les détecteurs automatiques et les compteurs Geiger disposés à toutes les sorties de l’Institut. Quand il fut assuré qu’il ne lui restait plus qu’à choisir son moment, Berny rentra chez lui et rédigea une lettre pour Mary, lui expliquant comment il comptait s’y prendre, et lui demandant de faire paraître un messager à la télévision, ce soir-là. A minuit quinze, treize heures exactement avant l’heure qu’il avait choisie pour son expérience, le même personnage chauve qui lui était déjà apparu se montra sur l’écran.
Miss Seymour vous demande toujours de renoncer. Mais elle m’a dit de vous assurer qu’au cas où vous réaliseriez votre expérience, elle vous attendra.
Et il disparut.
Berny commit une erreur tragique. Il aurait dû jeter un coup d’œil sur les autres entrepôts souterrains. Dans l’un d’entre eux étaient stockées trois bombes tactiques de moyenne puissance. Dieu merci, une seule explosa; elle était sans doute toute proche de la grenade de Berny. Malgré la relative faiblesse de cette bombe, Ray Falls fut durement touché.
Six mille quatre-vingt-trois personnes moururent instantanément. Et sur les cent vingt-deux mille trois cent quarante-neuf personnes qui furent exposées aux radiations, huit pour cent seulement ont des chances de survivre. La partie est de la ville fut entièrement détruite, tant par l’explosion que par l’incendie gigantesque qui s’ensuivit.

Comment puis-je savoir ce qui est arrivé à Berny? C’est ma femme qui m’a tout raconté.
J’ai fait sa connaissance peu après la catastrophe, et elle resta très longtemps notre principal suspect. J’avais, quant à moi, la conviction que ç’avait été un accident. On l’avait trouvée dans les ruines de l’Institut de recherches. C’est la première équipe de sauveteurs qui la découvrit. On l’emmena à l’hôpital pour la soigner d’une profonde brûlure, qui a d’ailleurs considérablement rétréci la partie droite de son visage. Elle était gravement choquée et avait totalement perdu la mémoire. Elle croyait s’appeler Mary, mais n’en était pas sûre, et malgré nos efforts, nous ne réussîmes jamais à l’identifier. Ce qui intriguait les médecins, plus encore que la perte de sa mémoire, c’est le fait qu’elle n’avait absolument pas souffert de la radio-activité intense qui tua tant de gens et qui en tue encore tant chaque jour. En tant que responsable de la sécurité, je la vis beaucoup, et elle sembla s’attacher à moi. (Elle disait que je lui rappelais quelqu’un).
Quand, enfin, je lui proposai un soir de m’épouser, elle accepta très simplement. Après notre lune de miel, je vins vivre avec elle dans notre cottage du bord du lac, que j’avais hérité de mon frère Berny. Nous y arrivâmes un soir, et le lendemain matin, pendant le petit déjeuner, elle aperçut brusquement le téléviseur. Je crus qu’elle allait s’évanouir. Immédiatement, elle recouvra l’usage de sa mémoire. Maintenant, nous menons une vie très calme et nous sommes très heureux.
J’ai mis en pièces le téléviseur, parce qu’il la rendait inquiète. D’ailleurs, nous évitons toujours de nous approcher des récepteurs de télévision, dans la mesure du possible.