La Nuit des Temps

Il y a 100 millions d’années, un ornitholeste chassait le diplodocus dans la dense forêt du jurassique. Cet ornith était une femelle dinosaure carnivore qui avait la bougeotte. Elle avait à peu près la taille d’un être humain, mais son corps était si svelte qu’elle en pesait à peine la moitié. Elle avait de puissantes pattes arrière, une longue queue qui lui permettait de garder son équilibre et des dents en forme de cônes pointus. Sa peau était couverte d’un fin duvet de plumes mar­ron, qui constituait un camouflage précieux dans ces parties de la forêt où elle et les siens avaient évolué, devenant des chasseurs de charognes et d’œufs. Elle ressemblait à un gros oiseau mal plumé.

Mais son front avait quelque chose de quasi humain, avec sa haute boîte crânienne qui coiffait bizarrement une face étroite, assez semblable à un museau de crocodile. Elle avait, autour de la taille, une ceinture à laquelle était accroché un fouet enroulé sur lui-même. Dans sa longue main préhensile elle tenait un outil, une sorte de pieu. Elle avait aussi un nom, que l’on aurait pu traduire par Celle-qui-Écoute, car, tout enfant déjà, elle dis­posait d’une ouïe exceptionnelle. Celle-qui-Écoute était une femelle dinosaure avec un gros cerveau, qui fabriquait des outils et qui avait un nom. C’est au jurassique que vécurent les plus grands animaux que la Terre ait jamais portés. Et des chasseurs armés de pieux empoisonnés les avaient pourchassés.

Celle-qui-Écoute et son compagnon se glissaient silencieusement à travers les ombres vertes à l’orée de la forêt, se déplaçant avec une coordination muette qui leur donnait l’air d’être les deux moitiés d’une seule créature. Depuis des générations, en remontant jusqu’à l’écarlate stupidité de leurs ancêtres, cette variété de carnivores avait toujours chassé en couple. Et c’est ce qu’ils faisaient à présent.

Paléolithique occidental

Les forêts de cette époque étaient dominées par des araucarias et des ginkgos immenses. Dans les espaces dégagés, le sol était couvert de fougères, d’arbrisseaux et de buissons de cycas en forme d’ananas. Mais il n’y avait pas de plantes à fleurs. C’était un monde plutôt fade, qui avait quelque chose d’inachevé, un monde brun et gris-vert, un monde sans couleurs, où se dépla­çaient les chasseurs.

Celle-qui-Écoute fut la première à percevoir l’ap­proche d’un troupeau de diplodocus. Elle l’entendit dans ses os, sous la forme d’un doux martèlement. Elle s’agenouilla immédiatement, écartant les fougères et les épines de conifères, et colla sa tête au sol. Le bruit était un grondement assourdi, comme celui d’un lointain tremblement de terre. C’étaient les voix les plus graves des diplodocus -Celle-qui-Écoute les appelait les voix-du-ventre– des vibrations sourdes qui portaient à des kilomètres à la ronde. Le troupeau de diplodocus avait dû quitter le bosquet où il avait passé la nuit, si froide, ces longues heures de trêve où chas­seurs et chassés glissaient dans une immobilité sans rêve. On ne pouvait attaquer les diplodocus que lors­que leur troupeau se déplaçait, dans l’espoir d’en sépa­rer un jeune vulnérable, ou un invalide.

Le compagnon de Celle-qui-Écoute s’appelait Stego, parce qu’il était entêté, aussi difficile à détour­ner de son chemin qu’un puissant -mais notoirement stupide- stégosaure. Il demanda: Bougent-ils? Oui, répondit-elle. Ils bougent.

Les chasseurs carnivores avaient l’habitude de tra­vailler en silence. Aussi communiquaient-ils grâce à une sorte de langue à clics accompagnée de gestes de la main et d’inclinaisons du buste -mais sans la moindre expression faciale, puisque ces omiths avaient le faciès rigide, comme tous les dinosaures.

Japon, fin du néolithique dit Jomon, basé sur la sylviculture et la pêche plus que sur l’agriculture. Le seul animal domestiqué est le loup.

Celle-qui-Écoute et Stego prirent à leur ceinture leur fouet en cuir de dinosaure. Le fouet levé, le pieu prêt à frapper, ils rampèrent à travers les dures brous­sailles, les arbrisseaux et les fougères qui pullulaient à l’orée de la forêt. Même si les diplodocus les repé­raient, ils ne réagiraient probablement pas, le pro­gramme évolutif des diplodocus ne prévoyant pas de procédure particulière pour l’arrivée d’une paire de prédateurs aussi minuscules.

Il y eut, à l’aide de subtils mouvements, hoche­ments de tête et échanges de regards, une conversa­tion silencieuse.

Celle-là, dit Stego.

Oui. Faible. Jeune.

Je vais courir vers le troupeau. Avec le fouet. Pour leur faire peur. Séparer la petite.

D’accord. Laisse-moi y aller d’abord …

Cela aurait dû être la routine. Mais, alors que les orniths approchaient, les coelurosaures se dispersèrent et les ptérosaures prirent lourdement leur envol.

Stego siffla entre ses dents. Celle-qui-Écoute fit volte-face. Elle se retrouva nez à nez avec un autre ornith.

En fait, il y en avait trois. Un peu plus grands que Stego et elle. C’étaient de belles bêtes, chacune dotée de son propre type de crête, dont les écailles épineuses et colorées couraient du sommet de la tête à la base du cou. Celle-qui-Écoute sentit sa propre crête se héris­ser, en réaction à un très ancien instinct.

Ces orniths étaient nus. Ils n’avaient pas de ceinture d’écorce tressée à la taille, comme Celle-qui-Écoute; ils ne portaient ni fouet, ni pieu, et leurs longues mains étaient vides. Ils ne faisaient pas partie du peuple de chasseurs de Celle-qui-Écoute. C’étaient de lointains cousins -des orniths sauvages- cette variété à petit cerveau dont Celle-qui-Écoute et les siens étaient issus.

Elle bondit, la gueule grande ouverte, et siffla. Par­tez! Allez-vous-en! Les orniths sauvages ne bougèrent pas d’une écaille. Ils regardaient Celle-qui-Écoute, bouche bée, en remuant légèrement la tête d’avant en arrière.

Celle-qui-Écoute ressentit une pointe d’inquiétude. Naguère, ces trois-là auraient fui à leur approche; les sauvages avaient depuis longtemps appris à craindre la morsure des armes maniées par leurs cousins plus futés. Là, la faim l’emportait sur la peur. Il y avait sans doute un bon moment que ces brutes épaisses n’étaient pas tombées sur un troupeau de diplodocus, leur principale source de nourriture. Ces habiles opportunistes espéraient certainement s’approprier ce que Celle-qui-Écoute et Stego étaient partis chasser.

La forêt recouvrait toute la surface du monde, et on commençait à s’y bousculer. La nuit, les orniths regagnaient leur forêt ancestrale, où ils avaient jadis chassé les mammifères, les insectes, et cherché les nids de diplodocus. Ils s’épar­pillaient par petits groupes, postaient tout autour du campement des sentinelles armées jusqu’aux dents.

Au cœur de cette froide nuit, Celle-qui-Écoute n’ar­rivait pas à fermer l’œil. Elle regardait le ciel où une aurore boréale sculptait des formes lumineuses, vertes et pourpres. À cette époque, le champ magnétique de la Terre était trois fois plus puissant qu’à la nôtre, et lorsqu’il piégeait les vents solaires, les aurores boréales s’étendaient parfois d’un pôle à l’autre. Mais ces lumières scintillantes ne signifiaient rien pour Celle-qui-Écoute.

Elle se réfugia dans le souvenir des jours heureux et simples où, comme leurs ancêtres, elle allait avec Stego en quête d’œufs de diplodocus. L’astuce consis­tait à repérer un endroit de la forêt, pas trop éloigné de la lisière, qui paraissait désert, et où le sol était cou­vert de feuilles. Les orniths, qui avaient l’ouïe fine, n’avaient qu’à poser l’oreille sur le sol pour entendre, avec un peu de chance, les crissements éloquents des bébés diplodocus dans leurs œufs. Celle-qui-Écoute avait toujours préféré rester près de son nid, jus­qu’à ce que les bébés diplodocus commencent à percer leur coquille et à sortir leurs petites têtes de la boue couverte de débris.

Pour l’esprit inventif de Celle-qui-Écoute, ce n’étaient pas les jeux qui manquaient. Elle pouvait tenter de deviner quel bébé apparaîtrait ensuite. Ou s’amuser à voir en combien de battements de paupière elle pouvait éliminer le nouvel arrivant, après qu’il eut entrevu la lumière du jour. Elle pouvait même, pour varier les plaisirs, laisser sortir de leur coquille tous ces bébés d’un mètre de long, mal assurés sur leurs pattes, dodelinant de la tête et de la queue, et dont la seule priorité était de fuir dans les profondeurs de la forêt. Elle pouvait alors laisser un bébé atteindre les broussailles -enfin, presque- le ramener en arrière et lui arracher les pattes une à une, ou lui sectionner la queue d’un coup de dent, et tout en la rongeant, le regarder se débattre jusqu’à la fin de sa courte vie. Tous les carnivores intelligents jouaient. C’était une façon d’apprivoiser le monde, et la façon dont les pro­ies se comportaient permettait d’aiguiser ses réflexes. Pour leur époque, les orniths étaient des carnivores particulièrement intelligents.

Un jour, une vingtaine de milliers d’années aupara­vant, l’un d’eux -une femelle- avait imaginé un nou­veau jeu. Elle avait pris avec une de ses pattes préhensiles un bout de bois qui traînait là, et s’en était servie pour tapoter les œufs encore intacts. La génération suivante avait transformé ce bâton en crochet pour extraire les embryons, et en pieu pour les transpercer de part en part.

Celle d’après avait testé ces nouvelles armes sur de plus grosses proies: de jeunes diplodocus, de moins de cinq ou six ans, qui ne faisaient pas encore partie d’un troupeau mais qui constituaient déjà une belle prise dont la viande valait bien celle de plusieurs cen­taines d’embryons. Au même moment, un langage rudimentaire avait vu le jour, permettant aux meutes de chasseurs de communiquer entre elles.

Une sorte de course aux armements avait suivi. A cette époque où les proies étaient immenses, les efforts des orniths consistant à mettre au point des outils et un système de communication plus sophistiqués, et une société mieux structurée, furent rapidement récom­pensés par de meilleures et plus grosses prises. Le cer­veau des orniths se développa rapidement, leur permettant de fabriquer des outils mieux adaptés, de développer leur société et de perfectionner leur lan­gage -et ce cerveau, meilleur et plus gros lui aussi, exigea à son tour d’être mieux nourri, ce qui requérait de nouveaux outils. C’était un cercle, vertueux celui-là, qui se reproduirait plus tard, dans la longue histoire de la Terre.

Les orniths s’étaient maintenant répandus partout dans la Pangée, en suivant leurs proies qui sillonnaient le supercontinent en tous sens, le long des immenses voies ancestrales à travers la forêt. Mais tout changeait. La Pangée était en train de se diviser, sa colonne dorsale s’affaiblissait. De pro­fondes crevasses, larges comme des vallées, pleines de cendres et de lave, commençaient à s’ouvrir. De nou­veaux océans, formant une croix, se créaient: un jour, l’Atlantique séparerait les Amériques de l’Afrique et de l’Eurasie, tandis que le puissant Téthys, à l’équa­teur, dissocierait l’Europe et l’Asie de l’Afrique, de l’Inde et de l’Australasie. Et la Pangée serait divisée en quatre.

Beaucoup plus tard: l’Autre Voie

C’était aussi une époque de changements clima­tiques, aussi rapides que drastiques. La dérive des continents donnait le jour à de nouvelles montagnes, qui arrêtaient les précipitations; des forêts moururent, d’immenses déserts naquirent. Génération après géné­ration, leur terrain d’action se restreignant et la végéta­tion n’ayant pas le temps de se remettre de leurs passages dévastateurs, il y eut de moins en moins de grands troupeaux de sauropodes.

Les orniths s’en seraient peut-être mieux sortis si leur civilisation avait été moins rigide. Peut-être, s’ils avaient appris à dresser les grands sauropodes -ou bien simplement à les ménager en ces temps diffi­ciles- auraient-ils survécu plus longtemps. Mais tout en eux criait leur origine de chasseurs et de carnivores. Même leurs mythes rudimentaires étaient pleins d’his­toires de chasses, et de légendes où il était question d’un équivalent du Walhalla. Ils étaient des chasseurs capables de fabriquer des outils, et ils ne seraient jamais rien d’autre, jusqu’au jour où il n’y aurait plus rien à chasser.

Toute l’histoire de la grandeur et de la décadence des orniths s’était jouée en quelques milliers d’années à peine, ce qui n’était qu’une mince strate de temps par rapport aux quatre-vingts millions d’années durant lesquelles les dinosaures régneraient encore. Les orniths confectionnaient leurs outils à partir de maté­riaux périssables -bois, fibre végétale, cuir. Ils ne découvrirent jamais les métaux, ils n’apprirent jamais à tailler la pierre. Ils ne faisaient même pas de feux, ce qui aurait peut-être permis de retrouver des traces de leurs foyers. Ils n’existèrent qu’un court moment; et les fines couches de roches ne garderaient aucune trace de leur crâne anormalement développé. Une fois disparus, les orniths ne devaient rien laisser aux archéologues humains -si ce n’est l’énigme de la bru­tale extinction des grands sauropodes. Celle-qui-Écoute et les siens dis­paraîtraient pour toujours.

Le cœur percé d’une soudaine détresse, Celle-qui-Écoute lança son pieu dans l’océan. Il disparut dans un étincellement d’eau bleue.

Que leur a-t-il manqué?

Un sanctuaire!

Oh pas pour faire société, ou pour jurer le Contrat Social ou pour chanter le vivre-ensemble. Grands dieux non! Pour faire la fête, pour le potlach, les chants, l’érection de totems, la merveilleuse ivresse, les parures et les maquillages qu’on compare entre clans, les animaux gravées dans le bois et la pierre, les sacrifices, où la bête est offerte aux Puissances …

Un burning man. Pré-historique. Post-historique. Et donc forcément en amont un monde profus d’herbes folles, de graminées à fumer, de champignons à préparer, d’animaux autour de nous, et avec nous, et en nous, en étoiles …

Les orniths étaient venus trop tôt. Notre Mère la Terre n’était pas prête pour l’hominisation. La chasse, rien que la chasse, dans les fougères et les prêles, où la parole ne sert qu’à échanger des informations … Ce n’était pas une vie, de toute façon. Il n’en reste rien, sinon le rêve, qui s’efface au réveil, d’une quasi-culture qui n’aurait connu que l’utile et la dévoration. A jamais balbutiante. Les constructeurs de Babel étaient reptiliens.

Mais non, impossible.

D’ailleurs ils n’ont jamais existé.

Une histoire racontée autour d’un feu, avec un vieux bourbon apporté par Stephen Baxter