Tchernobyl Herbarium. Fragments d’une conscience en éclats rassemble des tirages-contacts de plantes contaminées à Tchernobyl, réalisés par Anaïs Tondeur entre 2011 et 2016. Ces images sont capturées au seuil du visible. Elles invitent, avec les textes du philosophe américain Michaël Marder, à penser, signifier, symboliser, la conscience que cet événement a fragmentée.

Le cosmos vu d’une fleur de lupin: un point de vue, ou de sensibilité, et pourtant tout l’Univers –pars totalis
L’activité végétative se dissimule par ses modes d’apparaître en se présentant toujours sous couvert d’une forme de passivité, et donc en ne se donnant jamais à voir pour ce qu’elle est. En dépit de son apparente immobilité, la plante présente trois des quatre types de mouvement répertoriés par Aristote dans le De Anima, dans la mesure où elle est capable de se mouvoir en changeant d’état, en croissant, en se corrompant, sans pour autant pouvoir modifier sa position dans l’espace. Aristote ajoute immédiatement que si l’âme n’est pas mue par accident, c’est par nature que le mouvement devra lui appartenir, esquissant ainsi la possibilité théorique de l’existence d’une âme végétative.
Dire que la plante se meut de manières adaptées à son être et dire qu’elle a une âme ne relève que d’une seule et même idée. Encore bien vivace chez Fichte, qui considère l’âme des plantes comme le premier principe de mouvement dans la nature, quoiqu’entièrement passif, déterminé du dehors, cette idée est devenue totalement obscure pour un esprit du XXéme siècle, ayant perdu toute familiarité avec l’ontologie de l’existence végétative.
Parmi la pluralité de définitions de l’âme données par Aristote dans le De Anima, l’une des plus concise est celle de l’âme comme principe de vie animale, arkhê ton zôn. Elle est une arkhê de la vie animale au sens où elle agit comme sa première manifestation et comme une autorité qui organise et régit son développement ultérieur, le guidant, selon les termes de Plotin, sans effort ni bruit vers son épanouissement le plus propre.

Toutefois, cette définition -conforme au principe aristotélicien de l’entéléchie- n’induit-elle pas le refus de la possibilité d’une âme des plantes en situant la psyché dans la sphère de l’animalité? En conséquence, il sera désormais nécessaire de brouiller les frontières entre les catégories de plante et d’animal, de les subsumer ensemble sous la catégorie de vie animale. Ou bien nous faut-il faire l’hypothèse que la plante a déjà semé le chaos et l’anarchie dans la hiérarchie métaphysique en usurpant une arkhê qui ne lui appartient pas, qui est propre à l’animal?
Afin de rétablir le bon ordre dans la métaphysique, on en vient à traiter la vie des plantes comme une question de degré: en tant qu’êtres vivants, on les considère comme partageant plus de caractères avec les choses inanimées qu’avec d’autres êtres vivants. En admettant que la plante soit un animal, elle est un animal déficient, impassible et insensible, incapable de changer de position dans l’espace: Il semble que les plantes vivent, écrit Aristote, sans avoir le sentir ni le déplacement en partage.
Pseudo-Aristote (très probablement Nicolas de Damas) accentuera davantage, dans le De Plantis, ce langage de la privation, allant jusqu’à attribuer aux plantes une âme sans vie: Or la plante ne fait pas partie des êtres dépourvus d’âme, puisqu’elle possède une partie de l’âme; et elle n’est pas non plus un être vivant (zôon), puisqu’elle ne possède pas la sensation. L’auteur du De Plantis pousse la logique de la réduction de la vie jusque dans ses conséquences extrêmes, et il ne subsiste pour lui dans la plante que les lambeaux d’une âme non animale et inanimée. La plante n’est plus un être vivant mais un être imparfait, ateles pragma, qui tend vers son accomplissement dans sa destruction productive et son utilisation à des fins humaines supérieures comme l’alimentation, la production d’énergie et la construction d’abris. Être une plante, dans la logique du De Plantis, revient à comporter un défaut ontologique en raison de la position des êtres végétatifs au bas de l’échelle téléologique, mais également parce que ces êtres ne correspondent pas complètement aux principales catégories métaphysiques comme la chose ou l’animal.

La croissance végétative ne connaît pas de fin intrinsèque, pas de limite, ni de sens de la mesure ou de la modération; en un mot, elle est monstrueuse. La vie de la plante consiste en une pure prolifération dénuée de sens et de clôture, une réplication de soi dans une autre plante (ou partie d’une plante: la différence entre individu et partie ne s’applique pas ici) qu’elle engendrera. Il nous faut alors nous attarder sur une autre conception de la croissance sans limites des plantes, issue de la philosophie allemande, à savoir la critique hégélienne du mauvais infini comme une série qui ne s’achève pas dans une totalité.
Dans la deuxième partie de L’Encyclopédie, consacrée à la philosophie de la nature, on trouve la conclusion implicite selon laquelle la linéarité de la croissance végétative et l’incapacité constitutive de la plante à revenir sur elle-même l’empêchent de posséder une quelconque forme d’âme. La relation et la référence à soi-même forment un cercle intérieur de l’âme, cercle qui se tient à l’écart de la nature inorganique. Mais, en tant que la plante n’est pas encore telle, il lui manque l’intériorité qui serait libre. Le caractère inachevé de la ligne tendant à l’infini (en l’occurrence, au mauvais infini) sans se refermer sur elle-même dans la circularité d’un retour condamne la plante à tendre vers l’extériorité sans établir la moindre intériorité, dimension que Hegel associe à la psyché.
L’approche instrumentale qui découle d’une telle conception comprend tout à la fois la justification de la déforestation et la défense des forêts comme poumons de la planète, étant donné qu’aucun des deux arguments ne tient compte de la vie végétative en tant que vie, indépendamment des fins externes qu’elle pourrait être appelée à servir. Aristote lui-même aurait contesté cette instrumentalisation éhontée d’un être doté d’une âme. Pour lui, l’âme constitue le premier principe et la cause finale, ce qui signifie que dans les êtres vivants, l’âme est vouée à la spontanéité naturelle. Le corps d’une plante existe pour son âme (et donc pour la plante elle-même), et non pour notre bénéfice. accomplissant avec plus ou moins d’excellence les actions qui incombent à sa nature -dans ce cas, la génération, la croissance et la nutrition.

Mais si, avec Hegel, on oublie l’existence de l’âme végétative, que l’on réduit par-là la plante à une pure et simple matérialité, à la parfaite illustration d’une nature dénuée d’esprit et d’identité, on justifiera rationnellement la destruction de son corps au profit de l’Esprit, lequel a été jusqu’à présent séparé de cette plate corporéité: L’essence calme de la nature dépourvue d’un Soi … dans son fini … s’offre à la vie ne se préoccupant que de soi; cette nature atteint, dans l’utilité qu’elle présente de pouvoir être mangée et bue, son accomplissement suprême; car elle y est la possibilité d’une existence supérieure et y vient aux confins de l’être-là spirituel .
Soulever la question de la vie végétative d’un point de vue phénoménologique, la tirer de sa dissimulation et la mettre en lumière, consiste déjà à la transgresser. Pour entrer en contact avec le mode d’existence des plantes, il faut acquérir un goût pour ce qui est dissimulé et retiré, y compris pour les différentes significations de cette existence, tant insaisissables qu’inépuisables. Le mode d’existence fugitif typique de la vie végétative imite l’activité de la phusis elle-même, laquelle, selon le fameux fragment n° 123 d’Héraclite, aime à se cacher, kryptesthai philei. La vie cryptique des plantes désigne par métonymie la nature autodissimulatrice de la phusis, terme dérivé en grec de la racine phuo– et du verbe phuein, générer, grandir, qui fait allusion au monde de la végétation.

Établir un parallèle entre le tout de la nature et la plante constitue une entrée en matière prometteuse pour la philosophie de la vie végétative. Chez Heidegger, l’émergence de la nature, ou la nature en tant qu’émergence, en tant que déferlement, est en même temps une retraite, un retrait donateur et une inépuisable générosité. La phusis, avec son mouvement pendulaire de décèlement, révélation et dissimulation, est l’autre nom -bien qu’incomplètement ontologisé- de l’Être, qui à la fois est et n’est pas identique à tout ce qui est dans l’Être et dont le sens est perdu à chaque tentative de le nommer. La vie et l’âme, de manière analogue, émergent d’abord dans la plante seulement pour s’en retirer après sa réification, l’inflation de sa dimension de chose et l’oubli de son caractère unique sur le plan ontologique. Mais, tandis que Heidegger donne un sens positif au mouvement négatif du retrait de l’être, en le présentant comme le revers inévitable de la vérité comme désabritement (a-letheia), les observations anciennes concernant le caractère cryptique de la vie dans la plante donnent lieu à sa déconcertante fétichisation.
Il convient de noter ici que l’écueil du fétichisme est inévitable dans toute approche ontologique de la vie végétative. Pour l’esprit fétichiste, bien que les plantes ressemblent à de simples choses, elles engendrent un mystérieux excès par rapport à d’autres entités inanimées. Cet excès, exceptionnel et miraculeux au sein d’un ordre réifié, est traité comme digne de vénération. Les premiers cultes religieux de la fertilité représentent bien entendu la version la plus littérale de la vénération de quelque chose dans l’objet qui rend cet objet vivant et n’est pas tout à fait situable dans une vision de la réalité substantialisée, rigide et concrète. Enveloppée dans le mythe, la vie végétative est rendue encore plus numineuse et obscure, de sorte que sa signification est entièrement escamotée, rendue obscure et indiscernable. Alors que la phénoménalisation complète de la vie ne laisse aucune marge à l’interprétation, car elle dévoile tout au grand jour, sa nouménalisation fétichiste, symétriquement, interdit l’interprétation, dans la mesure où elle empêche complètement l’émergence de sens. Comme en témoigne l’existence végétative, la vie -perçue onto-phénoménologiquement- est le processus de la venue au jour qui n’est pas entièrement victorieux de l’obscurité.

Aussi abstraite qu’elle puisse paraître, la dénégation philosophique de la vie végétative et de sa vivacité a eu des effets bien réels et tangibles sur l’approche humaine de l’environnement naturel, de sorte que les bois ne sont traités comme rien de plus qu’une masse de bois produite dans une énorme usine de taille planétaire.
En effet, l’amalgame entre les bois et le bois n’a rien d’accidentel; il présuppose la totalité de l’histoire conceptuelle de la matière. La matière acquit le statut de notion rigoureuse dans la pensée d’Aristote, laquelle intégra le terme désignant familièrement le bois, hulé, dans le vocabulaire philosophique naissant. Mais alors que pour Aristote, la hulé était encore pénétrée de la dignité de la causalité matérielle, pour la conscience scientifique moderne, elle ne désigne rien de plus qu’un matériau informe attendant l’imposition d’une forme depuis l’extérieur. Une telle histoire conceptuelle nous montre qu’il a suffi ensuite de projeter la notion appauvrie de matière sur sa source pré-philosophique (hulé ou bois) pour former un cercle vicieux nous confortant dans l’idée que les bois ne sont que du bois qui attend d’être anobli, comme le dirait Hegel, sous forme de maison, de page d’un livre ou de bûche dans la cheminée.
Hegel postulait une identité immédiate entre la vie intérieure de la plante et sa vitalité extérieure. Si les plantes ont quelque chose comme une âme, on peut y lire comme dans un livre ouvert, pour ainsi dire, puisque la vitalité en général qu’elle [la plante] possède … ne s’y trouve pas à la manière d’un état dont la vie interne de la plante serait différenciée. Face à cette attribution aux plantes d’une absolue superficialité, d’une absence de profondeur, comment est-il possible que quelque chose soit caché? Une énigme comparable se trouve au cœur de la version ontologique de la phénoménologie élaborée par Heidegger, qui pense la dissimulation de l’Être non pas dans les profondeurs, mais à même les surfaces de l’ontique. Plutôt que de chercher un sens profond, à la manière d’une archéologie du savoir, l’herméneutique rend explicite ce qui a toujours déjà été vaguement compris, ce qui est trop proche de nous pour être considéré comme questionnable. Ce qui est caché ou distant s’avère pour nous le plus évident, considéré comme allant de soi, jamais remarqué à cause de sa familiarité intime. Au lieu de préserver un secret profondément enterré, le caractère dissimulé de la vie végétative renvoie à son évidence non interrogée, à ce qui survit en dépit du fait qu’il ne peut être assimilé et élucidé par des déterminations métaphysiques.

Le principe de vie est encore trop faible dans la plante, dont l’âme n’est ni différenciée du point de vue de ses capacités ni assez distincte de son extériorité, de son environnement. Mais ce qui constitue une faiblesse aux yeux de la métaphysique est en soi un facteur de force, à la fois parce qu’elle permet une résistance passive offerte à la pensée hégémonique de l’identité et parce qu’elle offre une forme d’indépendance vis-à-vis de la fiction d’une origine unitaire. Parmi les anciens, Plotin est le penseur le plus ouvert à l’impureté originaire de l’âme des plantes, qu’il décrit tantôt comme une ombre de l’âme, tantôt comme un écho d’une puissance.
Le sens communément attribué à la métaphore de l’ombre et de l’écho convient à l’hypothèse plotinienne selon laquelle la terre elle-même, étant vivante et dotée d’une âme, est la cause de la germination des graines cachées en son sein et qu’elle est dès lors plus proche de l’origine de la vie que la végétation qu’elle nourrit et porte. L’animisme antique, dans sa recherche d’une origine plus pure, est proche ici de la métaphysique. Il existe pourtant une autre manière d’hériter des formules de Plotin, de les renverser en situant la répétition et la similitude -l’ombre et l’écho- à la source de la vie conçue comme une reproduction dont l’origine est différée à l’infini. L’écho et l’ombre de l’âme ne sont alors plus de pâles copies, mais les représentations les plus fidèles de la psyché vivante dans le processus incessant du devenir.
Pour s’assurer que l’âme de la plante ne soit pas définitivement perdue dans l’objectification massive de la vie végétative qui s’accélère aujourd’hui, en ce début de XXIéme, il est indispensable de transposer les catégories que Heidegger réservait au Dasein (autrement dit à l’existence humaine) à la nature dite objective. Cette transposition ne sera pas une simple translation, puisqu’elle ne saurait ignorer la différence qualitative qui existe entre la vie humaine et celle des plantes. En s’appuyant plutôt sur la notion de trace, elle se demandera: quels sont les aspects de l’analyse existentiale de Heidegger qui pourraient survivre à leur attribution à la nature végétative? Comment et sous quelle forme pourraient-ils être maintenus? Que signifierait un tel maintien?

Et qu’est-ce qui, de l’âme des plantes, vit en nous?
La double question de la survie mutuelle de l’âme des plantes dans les êtres humains et des qualités du Dasein au sein du monde de la végétation relève de cette économie d’une présence faible, car elle repère des traces de la plante dans l’humain et des traces de l’humain dans la plante. Nous ne pouvons nous empêcher de sentir une pointe de mystère dans ces questions qui demandent que nous discernions l’altérité végétative constitutive en nous, et qu’en même temps nous abandonnions l’illusion que le Dasein et le comportement ontologique sont des prérogatives exclusives des êtres humains, par opposition à toutes les autres manifestations de la vie qui seraient simplement ontiques.
Michaël Marder: Plant-Soul, dans Environmental Philosophy 8, 2011.
Traduit par Antoine Daratos et repris dans Philosophie du végétal, où on trouvera les références des citations. Quelques extraits.