Comment le symbole nous fait voir l’invisible …

L’opération de pensée qui engendre le symbole n’est pas un procédé particulier et accessoire, mais un mode fondamental de la connaissance humaine.

Il y a un mode symbolique de connaissance et celui-ci est un des deux modes de la connaissance intuitive, le second n’étant autre que le mode schématique de connaissance sur lequel a particulièrement insisté la première Critique. La connaissance intuitive, prise globalement, s’oppose à la connaissance discursive en ce qu’elle aboutit à une présentation du concept et non à une affirmation simplement conclue. Et cette présentation intuitive peut se réaliser soit par la voie du schématisme, c’est-à-dire par la démonstration, soit par la voie du symbolisme, c’est-à-dire suivant une simple analogie. Et puisque l’imagination est la faculté de la présentation, elle intervient dans les deux cas comme acte consistant à rendre sensible, mais en procédant différemment. Selon le mode schématique, l’imagination présente directement le concept, un concept, précisons-le, saisi par l’entendement, donc déterminé, en fournissant un schème qui réalise son incarnation intuitive. L’imagination travaille ici sous la législation de l’entendement et c’est par là que se caractérise précisément le jugement de connaissance au sens précis du terme, à savoir une des deux formes du jugement déterminant, l’autre étant le jugement pratique dans lequel l’entendement fournit un type conformément à la loi de la raison. Selon le mode symbolique l’imagination présente indirectement un concept que la raison seule peut penser et auquel aucune intuition sensible ne peut convenir, et cela, par la médiation d’une analogie.

Qu’est-que cette analogie qui est comme le symbole en acte et comment l’Imagination fonctionne-t-elle dans ce cas?

L’imagination qui intervient ici, et il faut y insister, est toujours l’imagination productive, celle même dont Kant déclarait dans la Première édition de la Critique de la Raison pure qu’elle est un art profondément caché dans la nature humaine, et non pas l’Imagination simplement reproductive. Mais l’opération de l’imagination productive est ici plus complexe que dans la démonstration et en quelque sorte double: dans la présentation indirecte d’un concept par l’analogie, la faculté de juger effectue une double opération, qui consiste à appliquer en premier lieu le concept à l’objet d’une intuition sensible et en second lieu à appliquer la simple règle de la réflexion sur cette intuition à un tout autre objet, dont le premier n’est que le symbole. Ainsi l’analogie consiste à conférer à une Idée (un concept indéterminé de la Raison) qu’on ne peut par définition schématiser (c’est-à-dire présenter par une intuition qui lui corresponde directement) le schème d’un autre concept choisi de telle sorte qu’il y ait ressemblance entre les règles de réflexion les concernant tous deux.

Par exemple, pour représenter symboliquement l’Idée d’État despotique gouverné par une volonté singulière absolue, on évoquera une simple machine, soit un moulin à bras. L’opération de la faculté de juger est bien ici double: en premier lieu on a appliqué le concept (indéterminé) à un objet sensible qui n’a rien à voir directement avec lui: il ne s’agit donc pas du schème de ce concept; mais cet objet n’a pas été choisi au hasard, car on s’aperçoit (et c’est le deuxième moment de l’opération) qu’en réfléchissant sur cet objet, notre imagination est entraînée dans une sorte de mouvement ascendant (tel est le propre du jugement réfléchissant) à partir de cette intuition sensible singulière jusqu’au concept indéterminé (donc non schématisable directement) d’État despotique, car la forme, sinon le contenu, dégagée par la réflexion entre le mode de fonctionnement des deux objets est identique. En d’autres termes, s’il n’y a aucune ressemblance entre un État despotique et un moulin, par contre, il y en a une, dégagée par la réflexion, entre leur causalité: le moulin à bras est donc le symbole de L’État despotique.

Seule la théorie du Symbolisme permet de dégager cette forme spécifique d’imagination qui s’épanouira de façon autonome dans l’expérience esthétique. Il s’agit bien là, répétons-le, d’un mode de l’imagination productive, mais qui se distingue du schématisme par la fonction réfléchissante. L’imagination réussit ainsi à nous présenter indirectement des Idées moyennant une analogie ascendante et réflexive. Ceci veut dire concrètement, si nous reprenons l’exemple de Kant plus haut cité, que le propre de ce qu’on pourrait nommer l’imagination symbolique est de nous permettre de saisir sous le rapport primaire et sensible du moulin aux grains qu’il moud un autre rapport qui ne peut pas être donné directement, le rapport entre l’État despotique et les hommes qu’il gouverne.

Mais prenons un autre exemple, celui-là non emprunté à Kant, afin de mieux assimiler cette opération symbolisante. La représentation empirique de la balance symbolise l’idée de justice. Il y a certes hétérogénéité entre l’idée de justice et l’intuition de la balance (tandis qu’il y a homogénéité entre le concept de cercle et l’image intuitive du cercle tracé sur le tableau), aussi la balance n’est-elle pas le schème de la justice, mais les règles de la réflexion sur la justice et la balance sont semblables: en réfléchissant sur la représentation sensible de balance et sur l’idée de justice, on peut remonter au même concept de pesée, l’une et l’autre ayant pour fin d’établir des équivalences.

On dira donc que la balance est le symbole de la justice, parce que, sous le rapport primaire de la balance à la pesée d’objets matériels est donné indirectement le rapport de la justice aux équivalences qu’elle établit. L’important pour caractériser l’imagination ici en jeu est en quelque sorte le changement de plan qu’elle fait effectuer à l’esprit, le passage du Visible à l’Invisible, ou, plus généralement du Sensible au Supra-sensible.

Les analyses mémorables de Ricœur sur le symbole …

renouent explicitement avec ces textes de Kant, et avec ceux de Hegel qui soulignait la dualité de deux sens hiérarchisés comme essentielle au symbole. En effet, tandis que dans la proportion mathématique qu’Euclide nommait précisément analogia et qui se définit par l’identité de deux rapports, a/b=c/d, la pensée se meut en quelque sorte horizontalement, le second rapport étant donné objectivement au même titre que le premier, le symbole recèle dans sa visée une intentionalité double, la seconde s’édifiant en quelque sorte perpendiculairement à la première et nous entraînant au-delà du plan objectif vers l’ineffable ou le supra-sensible:

Dans le symbole, écrit Ricœur, je ne peux pas objectiver la relation analogique qui lie le sens second au sens premier; c’est en vivant dans le sens premier que je suis entraîné par lui au-delà de lui-même. En effet, à la différence d’une comparaison que nous considérons du dehors, le symbole est le mouvement même du sens primaire qui nous fait participer au sens latent et ainsi nous assimile au symbolisé, sans que nous puissions dominer intellectuellement la similitude. Le symbole est donnant parce qu’il est une intentionalité primaire qui donne le sens second.

Arcabas, La Fuite en Égypte, fresque, église de Saint-Hughes de Chartreuse, détail

Et quand Ricœur ajoute que le symbole donne son sens en transparence ou en énigme, et non par traduction comme dans la simple comparaison, voire même dans la commune métaphore, il rejoint l’essence même du symbolisme selon Kant.

En effet, le symbole est avant tout ce dépassement d’un sens premier explicite vers un sens second implicite parce qu’indicible. Il y a activité symbolique proprement dite dès qu’il y a présence d’un sens premier susceptible de donner de l’élan à cette imagination que Kant nomme à juste titre créatrice. D’où cette précision importante apportée par Kant lui-même, importante pour comprendre la généralité du symbole en Art notamment: il y a symbole même si l’intuition sensible qui constitue le sens premier appartient à la présentation directe (donc schématique) du concept, car l’essentiel réside précisément dans ce caractère d’une présentation sensible qui donne à penser au-delà de tout concept déterminé et élargit esthétiquement ce dernier jusqu’à l’infini. Ainsi il y a symbole poétique non seulement quand le poète donne une forme visible aux Idées de la raison que sont les êtres invisibles, mais même lorsqu’il peint des choses dont on trouve des exemples dans l’expérience.

Le poète ose donner une forme sensible aux Idées de la raison que sont les êtres invisibles, le royaume des saints, l’enfer, l’éternité, la création, etc … Ou bien encore à des choses dont on trouve au vrai des exemples dans l’expérience, comme la mort, l’envie et tous les vices, ainsi que l’amour, la gloire, etc … Mais en les élevant alors au-delà des bornes de l’expérience, grâce à une imagination qui s’efforce de rivaliser avec la raison, dans la réalisation d’un maximum, en leur donnant une forme sensible, dans une perfection dont il ne se trouve pas d’exemples dans la nature … (CJ, § 49).

Arcabas, le Cantique des Créatures: la distinction entre art figuratif et art abstrait n’a pas de pertinence.

Disons, en termes modernes, qu’un Art, même représentatif, conserve toute sa valeur esthétique, à condition de réussir à se hausser au rang de symbole. C’est ce que précise admirablement le texte kantien suivant, un des plus aptes sans doute à nous faire comprendre ce qu’est un symbole:

Lorsqu’on place sous un concept une représentation de l’imagination, qui appartient à sa présentation, mais qui donne par elle-même bien plus à penser que ce qui peut être compris dans un concept déterminé, et qui par conséquent élargit le concept lui-même esthétiquement d’une manière illimitée, l’imagination est alors créatrice et elle met en mouvement la faculté des Idées intellectuelles (la raison) afin de penser à l’occasion d’une représentation bien plus (ce qui est, il est vrai, le propre du concept de l’objet) que ce qui peut être saisi en elle et clairement conçu.

Ce mouvement d’illimitation du concept, suscité à partir d’une image sensible et qui est la caractéristique fondamentale du symbole saisi dans son principe dynamique, est particulièrement évident dans le domaine esthétique, dont le privilège est de pouvoir métamorphoser les apparences les plus quotidiennes en symboles qui donnent un élan infini à l’imagination.

Raymond Court

Adrian Borda