Si le XIXéme siècle était un tableau, cette toile de grand format serait de couleurs très fortes, de valeurs très contrastées, et ce n’est pas la lumière naturelle, celle qu’ont tant aimée beaucoup de ses peintres, de Constable ou Valenciennes aux impressionnistes et à Cézanne, qu’on y verrait partout resplendir. Plus souvent le rouge des incendies, plutôt le pourpre du sang versé dans toutes les guerres que ces années ont connues, guerres civiles de l’Europe, opérations coloniales aux marges bien cachées des grandes nations, plus même encore, comme un sanglot coupé par un sang écumeux, ce chant rougeâtre d’un coq qui est pour Baudelaire le chiffre dans le brouillard de Paris d’une nouvelle misère: de la misère moderne.
Jésus s’endort dans la tempête
Et affronté à cette couleur, traversée de noir, mais comme une réaction et certes pas la valeur prédominante, un vert pour rappeler la vigueur de ce que nous nommons la nature, vert des forêts, des prairies, vert des amours enfantines, vert qui oppose la vérité de la vie à la déraison de l’esprit, à ses inutiles violences, mais sur quoi passent donc de grandes ombres. Comme chez Delacroix, qu’a si bien compris l’auteur des Phares, quand il se fait le peintre d’un lac de sang, ombragé par un bois de sapins toujours vert. Ces sapins dureront, ils survivront aux longs hivers de l’histoire humaine, mais ils bordent un lac qui semble retiré de la vie. Et que de mauvais anges dans ce ciel, près de notre terre, pourtant! Que de fanfares étranges dans la musique, en cela cloche fêlée! Ces fanfares, il est facile d’imaginer que ce sont, sonneries de combats indécis, proclamations de victoires à jamais vaines, les mêmes que peut entendre au loin, dans La Cloche fêlée, le blessé qu’on oublie au bord d’un lac de sang -à nouveau ces mots, cette image- sous un grand tas de morts; et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts. Ce vers saisissant découvre ce qui gît sous les figures parfois si belles et dans les clartés parfois si heureuses que le XIXéme siècle offre aussi à notre attention. Sous ce qu’il a préféré voir, trop souvent, sous ce qu’on se hâte de célébrer, il y a, durement sacrifié, cet être presque sans nom dont la vie pourtant à jamais unique a été tenue pour rien par les factions qui partout et aveuglément se sont heurtées, en France, en Europe, depuis la Révolution.
Mais ce dernier vers du grand poème, indication destinée à tout rapporter à son accablante évidence, montre aussi que ce blessé qui, dans la douleur et l’angoisse, n’est plus que sa conscience de soi, a beau avoir été oublié par ceux qui écrivent l’histoire, il ne l’a pas été par celui qui a écrit La Cloche fêlée. Et quand nous pensons au siècle des Fleurs du mal nous pouvons constater que dans ce temps où le pouvoir n’en finissait pas d’être despotique et la misère croissante il y a eu une suite ininterrompue de grandes voix pour prendre en charge celle que la société étouffait chez qui ne profitait pas de ses multiples richesses, et réclamer en son nom un partage des biens mais aussi le droit à pleine conscience et exercice de soi.
Médée
Le XIXéme n’a pas manqué de ces esprits qui se souvenaient de l’être et des droits de la personne. Il n’abonda pas seulement en projets de réorganisation sociale, il se fit aussi une plongée sous les pensées explicites vers des besoins et des intuitions qui, longtemps peu conscients d’eux-mêmes ou intimidés, pourraient, s’ils étaient reconnus, donner sens plus satisfaisant à une existence aussi bien, cette fois, personnelle que collective: recherche de la vraie vie, mémoire retrouvée de ce Je qui sous le Moi est un autre. Et Rimbaud, qui nous a légué ces mots, n’est en ceci qu’un des plus récents réclamants dans une longue suite en laquelle la poésie prédominait naturellement, puisque c’est elle qui a le plus ce besoin d’en finir avec les mensonges: étant très en profondeur dans chaque vocable ce retournement de la pensée contre les discours en place que l’on peut nommer la parole.
Le Romantisme français déjà fut avec Hugo, qui le proclame, Vigny qui l’approfondit, un exercice de la parole. Puis Aurélia, Les Fleurs du mal, Une saison en enfer, Les Moralités légendaires, mirent en évidence et son possible et son énergie. C’est de cette façon que la poésie au XIX éme siècle, aussi mal vues aient pu être ses audaces par les prudents ou nantis, reste en accord avec le meilleur de la revendication de son temps, ces historiens par exemple, ainsi Michelet qu’aimait Rimbaud comme il faut le faire.
Odalisque
Et d’ailleurs même ceux qui régentaient alors la conscience d’une façon répressive n’avaient pas idée que celle-ci n’eût pas droit à son espérance, même s’ils ne se souciaient pas d’en écouter le cri ou s’arrangeaient pour ne pas l’entendre. On étouffait la parole, on n’en déniait pas le fait. Ce sont les corps qui furent victimes au XIXéme siècle, beaucoup moins la dimension intérieure qui veut en faire plus que de la simple matière. Là même où, agressant des sociétés d’Afrique ou d’Asie, on méprisait des cultures, on en asservissait les porteurs, c’était pour en rester à l’idée traditionnelle d’un être humain que Dieu a doté d’une âme, quitte à décider de voir comme non humains ceux dont on pouvait faire des esclaves.
Mais bientôt tout changea. La Guerre Civile de 1914-1945 ne tua pas seulement des dizaines de millions d’hommes. Pour la première fois dans l’histoire, la parole fut en danger d’être éradiquée de l’esprit. Quand le nazisme met en place ses camps d’extermination il est clair qu’il ne s’agit plus seulement de tuer, de façon plus ou moins rapide ou cruelle, mais de pousser les captifs à cesser de croire, avant leur mort, aux représentations, aux valeurs, aux souvenirs, qui, quels qu’ils soient, rendent inconcevable, par exemple, d’arracher à un proche semblablement affamé une ombre de nourriture.
L’intention est de dépouiller de leur signification les choses et les images qui, du fait d’un long travail dans les mots, faisaient du dehors du monde un lieu de partage; d’inciter à désespérer d’une façon si extrême que ce serait l’expérience même de l’espoir, ce fondement de la vie, qui disparaîtrait de l’esprit.
Jeune orpheline au cimetière
Preuve serait faite que l’on peut vider l’humanité de sa différence d’avec la nature, retourner l’esprit comme un gant. Ne survivraient à cette démonstration que ceux qui par vocation ou par épouvante renonceraient d’eux-mêmes à une ambition apparue pourtant avec le langage, ou qui même en avait été la cause. Et il y avait là de la logique, du point de vue d’un vouloir qui risque à chaque instant de se glisser dans la pensée par concepts. Les concepts sont de l’abstraction, de l’intemporel, ils ne peuvent donc se ressourcer de façon pleine et directe dans les intuitions d’un être humain qui trouve le meilleur de sa vérité dans son immersion dans le temps et le sentiment de sa finitude. Et la peur devant celle-ci peut donc grandir dans une pensée qui ne sait plus reconnaître qu’eux et la porter à rêver d’un système de notions, de figures, de représentations, de valeurs, qui se refermerait sur sa forme propre, se donnant alors pour le réel même, offrant à qui croirait pouvoir s’y réduire une illusion d’être. Sur quoi ceux qui rêvent ainsi vont craindre que d’autres systèmes ne contredisent leur ambition, il va leur falloir non la discussion, puisqu’on ne raisonne pas, dans ces spéculations, sauf pour les bâtir, mais l’Extermination.
C’est la parole comme telle que l’idéologie poussée à son comble veut effacer de l’esprit, réduit à la répétition de quelques stéréotypes. Et ce comble, par chance, est inaccessible, la finitude est à l’œuvre dans les affirmations les plus forcenées pour en inquiéter les dogmes, même si ce n’est que sous forme de contradictions, de fantasmes, mais le rêve de totale substitution d’une utopie à la vie n’a jamais cessé de couver dans la société et -c’est cela ce qu’il faut constater, devant l’événement majeur du XXéme siècle- il y a dans les temps modernes de quoi encourager ces chimères, les faire se précipiter, armées de grands moyens, dans le devenir historique pour y prendre de court la voix intérieure qui les dénonce.
Autoportrait
Une apparence d’aide, en effet, pour ces projets de simplification de la vie, les florissantes sciences exactes, pour autant qu’elles habituent à ne voir dans les phénomènes de la nature et même les êtres, humains ou non, que leurs aspects quantifiables. La perception symbolique en est affaiblie, des raisonneurs tenaillés par les vœux de leur inconscient pourront donc se vouer à des symbolismes grossiers, à croire ces illusions absolutisables. Cependant que la dissipation des mythes qui soutiennent les religions déconcerte la parole chez ceux qui la gardaient vive.
Le nazisme est né dans ces conditions. Et il n’a pas triomphé. Il s’en était pris aux Juifs parce qu’à travers les siècles ceux-ci avaient démontré, de la façon la plus redoutable pour toute idéologie, qu’une culture persécutée peut tenir tête à ses ennemis par sa parole vivante, incessamment critique, chercheuse de vérité, autant que par le corps de ses observances. C’était aux Juifs d’abord d’avoir à constater avant de mourir qu’ils devaient renoncer à leur être même, mais ils ne le firent pas, et ce qu’eux et les autres victimes de cette tentative de meurtre de la conscience montrèrent, les quelques-uns qui survécurent aux camps, c’est que la parole la plus exsangue n’y avait pas consenti à se démettre. Pensons aux témoignages de Primo Levi, de Robert Antelme. De cette voix qui du fond d’un groupe dans un baraquement demande, à celui qui lit à ses compagnons un poème, de le faire à plus forte voix, aussi affaibli soit-il, parce qu’on ne l’entend pas assez bien.
Roméo et Juliette
Le démoniaque ne peut entrer dans la demeure du sens. Mais il a frappé à sa porte des coups qui l’ont secouée fort, et c’est ce heurt qu’il faut garder à l’esprit, le reconnaissant l’épicentre d’ébranlements qui ne peuvent manquer de se produire à nouveau. L’agression contre la parole, ce fut que quelques affirmations aussi aveuglées que brutales tentèrent de se constituer en réalité de substitution. Et pour cela il leur fallait en passer par les mots courants de la langue, qui furent effectivement détournés de leur sens usuel, intimidés, pervertis, et ne résistèrent à cet assaut qu’au prix d’une blessure peut-être longue à guérir.
Mais cette captation du vocabulaire n’aurait-elle pas été plus difficile à concevoir et à entreprendre, si à tout le moins quelques grands vocables avaient mieux su garder vive, dans leurs strates alors encore nombreuses, une expérience suffisamment poussée de la réalité hors langage? Sous leurs niveaux conceptualisables, ceux où se rencontrent les signifiés qui se coordonnent en des formulations précisables et se détachent ainsi du plein de leur réfèrent, n’a pas disparu pour autant ce pouvoir qu’a le mot d’évoquer la chose comme elle apparaît au regard, c’est-à-dire avec ce qu’elle a de surabondance dans ses aspects, littéralement d’infini.
Et comme cet infini -dans un arbre celui des feuilles, des branches, des accidents de l’écorce, dans un visage le mouvement de émotions- n’est perceptible qu’en se montrant comme ce qui assure une différence, comme ce qui fait d’un être une particularité, c’est la qualité d’absolu de chaque existence qui apparaît ainsi dans la profondeur d’un mot pleinement vécu. Grande possible vie du langage: grâce à laquelle l’autre être humain que tant des pensées tendent à réduire à l’état d’objet quantifiable, est reconnu comme, oui, précisément cela, un être, dans un monde qui devient un lieu partagé et doté de sens par ce partage. Le mot actif en sa profondeur interdit l’idéologie, se prête à l’élan de la parole.
Pietà
C’est à lui qu’ont œuvré Hugo, Baudelaire, ces poètes du XIXéme siècle dont je disais qu’ils avaient préservé, chacun à sa façon, cet élan. L’enracinement des mots plus bas que la sorte de réalité qu’ils balisent, leur libre respiration de cet au-delà que tout de même ils pressentent, leur mémoire de cette nuit où s’origine toute lumière, c’est donc une nécessité pour l’esprit. Que cet humus fasse défaut à la langue, et la société est en grand péril, la parole ne trouvant plus à la seule surface des vocables de quoi entreprendre ou même simplement concevoir la transgression des dogmes qui est sa tâche. Peut-être le déferlement sur la société allemande des aspects les plus extérieurs du rapport au monde en un temps, après 1918, de guerre absurde perdue, d’économie en crise profonde, de sciences dites exactes imposant leur vocabulaire aux sciences humaines, a-t-il joué alors un rôle néfaste.
Mais voilà qui prouve aussi qu’existe un moyen de lutter contre le péril qui pèse sur la parole: cette écoute des mots qu’est la poésie. Car qu’est-ce d’autre que celle-ci sinon le besoin de restituer à chacun d’eux, et d’abord et surtout à ceux qui disent la condition humaine en son environnement naturel, ces en plus du monde ou de l’existence dont le conceptuel se sépare? L’émotion qui s’empare de nous à l’écoute de certains vers, sa cause n’est pas le sentiment qu’ils expriment, le désir qu’ils rêveraient satisfait, la pensée qu’ils formulent éloquemment, c’est, bien plus intimement à l’esprit, la rencontre qu’ils nous permettent de la réalité de par-dessous le langage: cet infini que je rappelais à l’instant qu’il y a dans la moindre chose, cette valeur absolue qu’elle prend de ce fait même à nos yeux: désignations l’une et l’autre de l’unité de tout ce qui est par-dessous les fragmentations de la pratique ordinaire. La poésie est la mémoire de l’Un dans les langues qui en décomposent l’approche.
A l’Opéra
Beaucoup ont cru, quand conscience fut prise des camps d’extermination, que ce que ces exactions avaient de totalement indicible rendait dérisoire ce que les poèmes semblent dire ou paraissent croire à propos des choses sérieuses de la vie. Devant ce gouffre on a dit la poésie vouée à des illusions sans substance, coupablement détournées de la lucidité nécessaire. Et il est bien vrai que beaucoup de ce qu’ont été les poèmes avant 1944 n’est plus recommençable après cette date. Une foi dans la vie qui ne se soumettrait pas à critique, qui pas après pas dans son désir d’avancer ne chercherait pas les points du sol qui ne se dérobent pas, ce lyrisme factice ne peut qu’être tenu pour naïveté et mensonge.
Mais il ne faut pas confondre les poèmes avec la poésie. Et il serait désastreux que l’emprise du conceptuel sur l’esprit ait également pour effet de faire manquer de voir dans les vrais poèmes leur effort pour se dégager des rêves qu’ils ne peuvent pas ne pas être et qui assurément en troublent la vérité. Une lutte, pour préserver la parole des empiègements que sont leurs illusions à chacune, voilà ce que sont les plus grandes œuvres. Si cette lutte est souvent échec, elle garde vifs un besoin et une exigence qui de faillir ainsi n’en sont que plus exemplaires des conditions réelles de l’être au monde, cependant que leur recommencement, qui si souvent n’a de cesse, est une stimulation et un encouragement pour tout acte de la parole. La poésie n’est pas la désignation d’une beauté ou d’un bien que la personne ordinaire ne saurait voir dans son époque ou son lieu, elle ne peut se permettre d’être célébration que pour des instants fugitifs de l’humble bonheur qu’il peut y avoir à vivre, mais ce qu’elle est, en son fond, c’est la lucidité qui à la fois constate l’insuffisance de ses vues et entreprend de les réparer, le négatif qui réaffirme le positif, bref, l’espérance qui ne désarme pas, en cela la parole même.
Yves Bonnefoy, 2003