La torture va de l’usage de la gégéne à la gestion des ressources humaines … L’analyse vaut pour toute institution.
L’institution dit au sujet: Regarde ce que tu es: une pourriture.
Ou bien le sujet se laisse nier, écraser, anéantir, acceptant de s’identifier à cette pourriture, à ce déchet, ou bien il adopte une attitude perverse: il sait qu’il est une pourriture et en tire profit, en étant couvert par l’institution. La perversion consiste à tirer profit d’être une pourriture dans une institution qui tire elle-même sa loi de sa pourriture; la victime étant là pour incarner le fait que les bourreaux ou les pourris savent bien qu’ils sont des pourris, mais ne peuvent pas le dire.
Entre ces deux possibilités, être la victime de l’institution, ou être le pourri qui en tire sa jouissance, quelle place y a-t-il? La place de quelque chose qui ne repose sur rien, en particulier pas sur une représentation du père -Pourquoi m’as-tu abandonné?- ni de la loi. Pareille résistance ne repose sur rien qui lui appartienne (au sujet), elle est un non préservé en lui par ce qu’il n’a pas.
Le rangement du sujet sous le signe de la déjection est le point par où s’implante l’institution du discours vrai. Et ce discours institué se transmet en produisant sans trêve, chez des sujets, sa condition de possibilité, à savoir l’aveu bienfaisant, et de surcroît véridique, qu’ils ne sont que des pourritures. À cette loi retorse de la transmission d’une doctrine noble, on peut rattacher une procédure extrême qui a toujours proliféré sur les bords des institutions de vérité et qui, bien loin de décroître, tel un phénomène archéologique de l’histoire, ne cesse de se développer pour devenir de plus en plus une pratique administrative régulière, une routine politique: la torture.
La torture, en effet, cherche à produire l’acceptation d’un discours par l’aveu d’une pourriture. Ce que le bourreau veut obtenir de sa victime en la torturant, ce ne sont pas des renseignements. La torture n’est pas non plus un châtiment. Le bourreau veut réduire le torturé à n’être que ça, une pourriture, à savoir ce que le bourreau est lui-même et ce qu’il sait qu’il est, mais sans l’avouer. La victime doit être la voix de cette saloperie, partout déniée, qui partout soutient la représentation de la toute-puissance du régime, c’est-à-dire l’image glorieuse d’eux-mêmes que ce régime fournit à ses adhérents par le fait de les reconnaître.
Mais cette voix doit être à la fois entendue et refoulée: entendue parce que, à dire la pourriture du sujet, elle garantit ou rétablit une appartenance- mais cela en secret, pour ne pas compromettre l’image d’où l’institution tient son pouvoir d’assurer à ses adhérents le privilège d’être reconnus. Elle sera exigée, mais pour être chuchotée dans les couloirs intimes de l’institution. Cri murmuré, obtenu par un supplice qui doit faire peur sans faire scandale, légitimer le système sans l’ébranler.
La victime est apte à cette opération, précisément parce qu’elle vient du dehors. Elle apporte l’aveu qui est nécessaire au fonctionnement interne de l’institution mais qui, en même temps, peut être exorcisé comme le fait d’un adversaire. Il est vrai aussi qu’elle est l’ennemi. L’étranger ou le rebelle à l’institution témoigne d’une ambition qui n’y est pas tolérable (sinon hypocritement): en effet, d’une manière ou d’une autre, il suppose à un discours politique (un projet révolutionnaire), religieux (une visée réformiste), voire analytique (une parole libre) -le pouvoir de refaire l’institution.
À cette prétention de reconstruire l’ordre de l’histoire à partir d’une parole contestatrice, la torture oppose la loi de l’institution, qui affecte à la parole le rôle inverse de n’être qu’une confession emboîtée sur une adhésion.
La torture, c’est l’initiation par excellence à la réalité des pratiques sociales. Elle a toujours pour effet une démystification des discours. Elle est le passage de ce qui se dit du dehors à ce qui se pratique au-dedans. Ce transit, moment pendant lequel il s’agit pour le bourreau de produire de l’assentiment à partir d’une extériorité, trahit donc, mais dans l’obscurité, de nuit, le jeu de l’institution. Alors que les projets utopiques (révolutionnaires) supposent à un dire la force de déterminer un pouvoir, ou à l’institution la capacité de devenir l’articulation visible d’une vérité dite ou à dire, alors que ces projets conservent donc une structure évangélique, la torture restaure la loi de ce qui se passe effectivement. La voix n’y est plus prophétique, portant devant soi la transgression d’un désir.
Le torturé est surpris de se trouver devant une loi qu’il n’attendait pas. Car finalement, on ne lui demande pas de déclarer vrai ce qu’il tient pour faux. L’institution ne repose pas sur la reconnaissance de la vérité qu’elle montre au-dehors et en théorie (du dedans, qui donc la pense comme vraie?), mais sur la reconnaissance de leur saloperie par ses adhérents. Aussi le sujet saisi par l’appareil de la torture est-il placé non devant la valeur ou l’horreur d’un système -terrain sur lequel il serait fort- mais devant une faille et une pourriture intimes -terrain sur lequel il est faible. La révélation de sa propre saloperie, que le supplice cherche à produire en l’avilissant, doit lui retirer, à lui comme à ses bourreaux et aux autres, tout droit à la rébellion. Par ce retournement de situation et par cet usage inversé de la parole (qui ne met plus en question l’institution, mais le sujet), la machinerie de l’humiliation espère faire accepter à la victime le nom dont ses bourreaux l’appellent: pourriture.
Le torturé peut se trouver anéanti, instrument passif du pouvoir, ou tout se permettre, utilisateur cynique de son secret: ces deux figures existent parmi les ministres du système -ceux qui vérifient la révélation en se conformant au nom et ceux qui l’exploitent en la couvrant d’un beau nom.
Une autre issue se présente pourtant, qui n’est plus une résistance appuyée sur la pureté d’une militance ou sur la majesté d’une cause, et qui n’est pas davantage le jeu des pourris dans l’institution de la puissance. Elle s’indique en un mouvement qui n’est ni de dénégation ni de perversion. Ce serait quelque chose comme: Je ne suis que ça, pourriture, mais qu’importe? D’être pourriture n’entraîne pas nécessairement pour le sujet qu’il s’identifie à ça ou à une institution qui le couvre.
Du réel survit à cette défection: une histoire, d’autres sujets.
Peut-être même n’y a-t-il de réel que ce qui n’apparaît plus susceptible de fixer une identité ou de valoir une reconnaissance.
Dans leurs récits, des torturés indiquent en quel point de défaillance advient leur résistance. Ils ont tenu, disent-ils, pour avoir supporté (peut-être même faut-il dire: toléré) la mémoire de camarades qui, eux, n’étaient pas des pourritures; pour avoir gardé présente la lutte où ils s’étaient engagés, alors qu’elle survivait, intacte, à leur propre avilissement et ne les en déchargeait pas plus qu’elle n’en dépendait; pour avoir, dans le bruit des supplices, encore entendu un silence de colères humaines et une généalogie de douleurs d’où ils étaient nés et dont pourtant ils ne pouvaient plus rien défendre ni rien attendre; ou pour avoir prié, c’est-à-dire supposé une altérité, Dieu, dont aucune aide ni justification ne leur venait et à laquelle ils n’étaient d’aucune utilité ni ne rendaient aucun service -cela même qu’un ancien Rabbi vise en disant que prier, c’est parler au mur.
Cette résistance échappe aux bourreaux parce qu’elle n’est rien de saisissable. Elle s’origine précisément en ce qui échappe au torturé lui-même, en ce qui existe sans lui et lui permet d’échapper à l’institution qui ne le fait son fils adoptif qu’en le réduisant à ça, une pourriture. Pareille résistance ne repose sur rien qui lui appartienne. Elle est un non préservé en lui par ce qu’il n’a pas. Née d’une défection reconnue, elle est mémoire d’un réel qui cesse d’être garanti par un Père.