Mort en 1980, marié à l’anthropologue Margaret Mead, Gregory Bateson fut un anthropologue, un théoricien de la cybernétique et de la schizophrénie. C’est en 1927 qu’il commença en Nouvelle-Guinée, chez les Iatmul, les recherches qui devaient, après un détour par des études sur l’alcoolisme à l’hôpital des Vétérans de Palo Alto, le conduire à l’idée de double contrainte (double bind), ordre et contrordre semant la zizanie dans le fonctionnement psychique.
Chez les Iatmul, le contrordre se montre dans des cérémonies où les oncles maternels se déguisent en femmes cependant que les tantes paternelles se déguisent en hommes. Dans ce cas -comme dans presque toutes les sociétés initiatiques- le traumatisme de la double contrainte, que Bateson appelle génialement le traumatisme du non-sens, a une fonction précise de structuration de l’adolescent, à seule fin de le faire passer à l’âge adulte. Rien à dire.
Mais les très anciennes techniques de torture n’ont jamais procédé autrement. Pour pouvoir disposer entièrement de la personne qu’il torture le bourreau la dépersonnalise. Il se trouve que les techniques de torture et les rites d’initiation traditionnels usent du même traumatisme du non-sens. Une différence importante se fait jour d’entrée de jeu: l’initiation laisse souvent des cicatrices rituelles, tandis que la torture moderne est blanche, sans traces physiques.
Techniques: privation des besoins naturels, dormir, respirer, manger, boire. Isolement total ou totale promiscuité. Privation de lumière ou au contraire éclairage violent et permanent. Absorption de substances hallucinogènes faites pour désorienter. Simulacres de mort imminente par exécution. Douleurs physiques, dosées en fonction de la résistance du torturé. Injures. Injures sur les parents, profanation des objets de culte du torturé. Tâches aléatoires et absurdes. On aura reconnu ça et là les tortures infligées par les nazis, certains officiers français pendant la guerre d’Algérie, les directeurs de la prison où moururent ceux de la bande à Baader et où faillit mourir Florestan, le héros du Fidelio de Beethoven (privation de lumière, épisode authentique des tortures de Carrier à Nantes pendant la Révolution française), les Serbes, les Inquisiteurs, les Khmers rouges, les Gardes rouges, les présidents Sékou Touré en Guinée, Moussa Traoré au Mali, Pinochet au Chili, etc … Sans insulter l’avenir, on peut dire que cette liste n’est pas achevée.
Ce sont des psychothérapeutes qui maintenant réparent les torturés soumis au traumatisme du non-sens. Nathalie Zajde raconte une narco-analyse pratiquée en 1976 par le professeur Bastiaans, sur un survivant d’Auschwitz, Yéhiel Dinour, en cinq séances sous LSD. Depuis trente ans, celui qui se désignait par son matricule cauchemardait toutes les nuits. Les délires induits par la drogue firent apparaître les flammes des crématoires actionnées par les démons de la Kabbale, Asmodée, Azael, Shamhazaï, qui se comportaient comme les grands-prêtres d’un judaïsme perverti.
Confronté par le thérapeute à sa propre interprétation, et malgré la présence d’un théologien, le matricule 135633 arrêta sa cure, décidant de garder la mémoire d’Auschwitz: il dormit sans cauchemars, encore hanté de jour par l’enfer qu’il avait vécu jusqu’à sa mort en juillet 2001.
C’est un semi-échec. En revanche, Nathalie Zajde raconte une séance d’ethnopsychiatrie qui se déroula sous l’autorité de Tobie Nathan, en présence d’une équipe de thérapeutes nés dans des pays très divers, et parlant de nombreuses langues. Celui qu’il faut traiter est un enfant de dix ans, Julien, frère de Vorachea, les deux étant nés d’un couple cambodgien, ce qui explique la présence d’un médiateur laotien parlant le thaï et le khmer. Les autres enfants du couple sont restés chez eux. Julien porte sur le corps des traces de brûlures, et l’on soupçonne le père de maltraitance.
Monsieur S., le père, commence à raconter son histoire avec une grande émotion. Lui et sa femme sont khmers d’origine thaïlandaise; menacés par les Khmers rouges, ils se sont enfuis sur la route de la Thaïlande avec leurs enfants, et n’ont plus de nouvelles de leur famille. Mais en chemin, monsieur S. a été capturé et torturé par les Khmers rouges, avant de finalement rejoindre la Thaïlande, où ils ont vécu dans un camp de réfugiés, dans lequel est née Vorachea, l’une des sœurs de Julien. En 1983, ils sont arrivés en France et leur fils Julien est né.
Julien, devant lequel son père fait ce récit, ignore absolument tout de ce passé. Le médiateur laotien remarque que monsieur S. porte des amulettes, signe qu’il est un initié bouddhiste. Il porte même sur le mollet droit un tatouage rituel en forme de serpent. Ces amulettes et ce tatouage donnent lieu à des obligations et à des interdits. Si l’on ne les respecte pas, les enfants tomberont malades. De fait, Julien et ses deux parents font régulièrement des cauchemars; monsieur S. pique des colères contre Julien, et pendant ces colères, il le maltraite comme il a lui-même été maltraité. Pourtant, monsieur S. emmène ses enfants à la pagode, prie pour laver les âmes et protège ses fils avec des talismans, que Julien n’arrive pas à garder.
Alors Tobie Nathan soulève le pantalon de Julien et découvre sur le mollet droit de nombreuses cicatrices. Il interprète et prescrit: Papa a une protection sur la jambe, et toi, des cicatrices. Puis, s’adressant à monsieur S.: Je crois qu’il est temps que vous emmeniez votre fils à la pagode et que vous demandiez à un bonze de lui faire un tatouage.
En fait, puisqu’il a été initié, monsieur S. rêve de faire lui-même ce tatouage, au lieu de blesser son fils pendant ses crises de colère. Julien n’aura plus seulement ses cicatrices, mais le tatouage de l’initié. À la fin de la séance, la famille S. est apaisée.
On voit comment disparaît la paradoxale coïncidence entre l’initiation et la torture. L’une et l’autre fabriquent des traumatismes de non-sens. Mais dans le cas de la torture, c’est pour extorquer des renseignements, ou pour aliéner des résistants, dans le cadre d’une guerre. Au contraire, dans une initiation, le traumatisme de non-sens sera passager, au sens propre, puisque après une rude épreuve comparable à la torture, l’initié aura changé de statut, de structure, et aura acquis une part essentielle de sa propre culture.
Une feuille de papier à cigarettes a plus d’épaisseur que ce filet de sens et de sécurité qui transforme une torture en acquisition de connaissances: et si cela échoue, le non-sens triomphera. Nous sommes loin des légères grivoiseries des milieux bourgeois de la Vienne 1900; loin de Freud. C’est pourtant lui qui a trouvé l’idée d’inconscient, et sans lui, le traitement de la torture ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Ce n’est certainement pas la faute de Sigmund Freud s’il était trop vieux pour aller au front pendant la Première Guerre mondiale, et encore beaucoup plus vieux quand il fut racheté par la princesse Bonaparte à l’orée de la Seconde Guerre mondiale. Il ne connut pas ces fronts-là.
Catherine Clément.
Fresques d’Angkor
Dirigeants Khmers rouges