Par quelles voies se fera cette lente propulsion de l’unique hors de sa matrice créée jusqu’à ce que vienne l’heure où l’unique révèle l’unique, où le nouveau révèle l’origine, où le Fils révèle le Père? Le processus est celui d’une série de séparations successives, par lesquelles une nouveauté se sépare d’un commencement, lieu d’ancienneté. Heure à chaque fois décisive, crise, car la séparation n’est pas rejet mais peut le devenir et combien de fois arrivera-t-il à l’homme de n’échapper à la confusion que par la tension hostile? La route de l’histoire n’est pas droite. Elle le serait si l’homme pouvait, d’heure en heure, éviter à la fois le piège de la confusion et celui de l’inimitié, mais quand l’homme évite la confusion, il n’évite pas l’inimitié, et inversement.
La Fuite en Égypte, XIII éme siècle
Le vecteur de propulsion apparaît comme traversant toute l’histoire dès lors qu’on le reconnaît sous son nom biblique d’élection. Sa forme la plus reconnaissable est l’élection d’un peuple parmi tous les peuples. Nous donnons à entendre, disant cela, qu’une théologie du Fils monogène ne peut pas se construire bibliquement sans situer jusqu’au bout ce Fils par rapport à l’élection d’Israël. Mais il faut pour cela suivre le récit biblique de part en part et pas seulement dans ses grands moments car c’est lui le fil visible ou lisible qui relie le nouveau à l’origine, le Père au Fils. Pour cela, sont à prendre en considération et l’avant et l’après de l’élection.
Avant l’élection, Dieu choisit l’homme d’entre les vivants et, le séparant d’eux, le sépare de tout le cosmos. A la création de la première femme, après la Séparation entre l’humain et les animaux, l’Ecriture dit: c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et pourtant Adam n’a ni père ni mère. Mais il a connu la tardhema, la nuit séparatrice. Il a connu à fond la différence d’avec ceux qui proviennent de la même glaise que lui, les animaux. Séparation qui est crise: l’homme créé différent des animaux pour être leur pasteur de paix devient, après le déluge, en quelque sorte leur tyran: soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux, dit Dieu aux fils de Noé. Après cette date et avant la réconciliation en Christ, il n’y aura pas de séparation historique qui soit pure de tension hostile et d’inimitié. C’est à l’intérieur d’une universalité des nations déjà traversée de violence que, selon la Bible, Israël est choisi. C’est assurément pour remédier à cette violence que ce choix est fait.
Mais, loin d’être immédiat, le remède est plutôt, oserais-je dire, homéopathique. Israël est une nouveauté qui se sépare d’un commencement, les Nations. Mais le temps n’est pas venu vraiment de la manifestation de l’unique: il s’agit d’une étape où l’unique est préfiguré, encore absent. Encore faut-il que le tout soit représenté en quelque manière que ce soit. Ces récits archétypaux de la Torah pointent, en effet, vers le tout en désignant à l’avance le roi comme l’élu parmi les élus, sur lequel se reposera le dessein de Dieu et, pour parler un langage proche d’Isaïe, son Esprit. Avec le roi, nous entrons dans le récit total non seulement par l’extension, mais aussi et surtout qualitativement, car la porte s’ouvre déjà sur l’histoire, c’est-à-dire sur le récit à multiples segments, capable d’être traversé, en des points identifiables, par tout autre récit, biblique ou non.
Avec la fin de la Genèse, le récit biblique apporte une grande avancée. Joseph est à la fois l’élu d’un peuple et celui qui rapproche son peuple des Nations. Le commencement quitté est retrouvé et la paix est faite avec lui. On dirait que le plan de Dieu, de bénir les Nations par Israël, est accompli. Deux observations s’imposent aussitôt. L’élection de Joseph, élu parmi ses frères, à entraîné violence, puis réconciliation: Dieu a utilisé -dès avant la Passion de Jésus- le mal pour le bien de son peuple. Avec les Nations, l’union a évité ici la confusion comme l’hostilité. C’est par un mariage que l’élu d’Israël est uni à l’Égypte. Pourtant l’union d’Israël et des Nations est anticipée moyennant une situation où l’on ne saurait parier de réconciliation, puisqu’elle ne succédait à aucun état de violence entre Israël et l’Égypte.
Odilon Redon, la Fuite en Egypte
L’histoire marchant d’un pas dissymétrique, c’est à l’étape suivante que l’Exode nous montrera la violence, mais aucune réconciliation. Pourtant l’histoire est en marche vers un fils qui aura traversé la violence afin de réconcilier Israël et les Nations. Quand l’Esprit Saint visitera la mémoire pour une relecture du récit d’Israël, tout paraîtra en place, dans ce récit, pour faire attendre et même reconnaître un jour un nouveau Moïse, fils d’Israël qui, lui, meurt à la place de l’agneau pour réconcilier les fils d’Égypte (au lieu qu’ils soient frappés) et les fils de son peuple. Non seulement cela, mais pour libérer les Égyptiens aussi de l’esclavage de la mort en communiquant gratuitement la vertu de sa propre résurrection, aux uns comme aux autres, sans privilège. A ces signes, puisque signes il y a, le Fils sera reconnu comme nouveau, issu de l’origine. Pour la pleine reconnaissance, le récit devait rejoindre l’histoire. Non sous forme d’une promotion, car la dimension originale et irremplaçable du récit se maintient nécessairement jusqu’au bout. Mais sous forme d’une rencontre avec l’histoire.
Au vrai, l’histoire est elle-même collection de récits interrompus, coupés, resurgissant de leurs interruptions, se recoupant sur certains points, une liasse de récits plutôt qu’une suite de récits. Il faut cela, cette relative dispersion des témoins, pour que, une par une, viennent se succéder au même emplacement les figures de celui qui doit venir, ayant été séparé contre la confusion, pour réconcilier contre la violence homicide.
Figures du nouveau Moïse, du prophète, du psalmiste royal, du roi exclu, du serviteur souffrant … Ce que l’Ancien Testament met en place avec une frappante netteté, c’est l’interaction de trois grandeurs également indispensables à la manifestation finale: l’humanité universelle, un peuple ou une cité, et enfin l’individu. Leur co-présence vécue, le déroulement de leur interaction est ce qui constitue l’histoire.
Dire que Dieu ne se manifeste dans l’individu unique qu’à la condition de l’histoire, cela revient à dire que l’individu ne peut se manifester comme l’unique que dans la mesure où son rapport à son peuple et à l’universel a été déployé.