Penser la signification présente de la fin de la politique oblige à réélaborer le rapport établi par la pensée grecque entre le démos (le peuple) et l’ochlos (la plèbe), entre le pouvoir du peuple et le rassemblement turbulent des turbulences individuelles. Ce schéma initial, les pensées modernes de la démocratie l’ont généralement validé directement ou indirectement, en identifiant la démocratie soit à l’autorégulation en dernière instance des foyers dispersés de jouissance, soit au pouvoir de la loi qui institue la collectivité souveraine en soumettant le particulier à l’universel.
Mais si l’ochlos, en son principe, est non pas l’addition désordonnée des appétits mais la passion de l’Un qui exclut, le rassemblement effrayant des hommes effrayés, le rapport doit être pensé différemment. Le démos pourrait bien n’être rien d’autre que le mouvement par lequel le multiple s’arrache au destin de pesanteur qui l’entraîne à prendre corps comme ochlos dans la sécurité de son incorporation à l’image du tout.
La démocratie n’est ni l’autorégulation consensuelle des passions plurielles de la multitude des individus ni le règne de la collectivité unifiée par la Loi à l’ombre des déclarations des Droits. Il y a démocratie dans une société pour autant que le démos y existe comme pouvoir de division de l’ochlos.
Ce pouvoir de division, il se réalise à travers un système historique contingent d’événements, de discours et de pratiques par lesquels la multitude quelconque se déclare et se manifeste comme telle, dénie en même temps son incorporation à l’Un d’une collectivité distribuant des rangs et des identités et la pure déréliction des foyers individuels de jouissance et de terreur.
Il n’y a pas démocratie simplement parce que la loi déclare les individus égaux et la collectivité maîtresse d’elle-même. Il y faut encore cette puissance du démos qui n’est ni l’addition des partenaires sociaux ni la collection des différences mais tout au contraire le pouvoir de défaire les partenariats, les collections et les ordinations. Cette puissance du multiple anonyme comme tel, le génie de Platon l’a exactement conçue comme la révolte du cardinal contre l’ordinal. Pour lui, bien sûr, cette révolte ne pouvait être que la masse, l’addition désordonnée des foyers désordonnés d’appétit. Mais l’affirmation démocratique moderne renverse la postulation. Elle se pose contre toute ordination, toute égalité géométrique en posant le démos comme pouvoir de se séparer soi-même de l’ochlos, c’est-à-dire du règne animal de la politique, sous ses figures conjointes ou disjointes: l’Un de la collectivité, la répartition des espèces sociales ou l’îlotisme des individus.
Cette puissance propre du démos qui excède toute disposition du législateur, c’est, en sa formule élémentaire, le pouvoir rassemblant-divisant du premier multiple, le pouvoir du deux de la division. Le deux de la division est la voie par laquelle passe un Un qui n’est plus celui de l’incorporation collective mais de l’égalité de n’importe quel un à n’importe quel autre. Le propre de l’égalité, en effet, est moins d’unir que de déclassifier, de défaire la naturalité supposée des ordres pour la remplacer par les figures polémiques de la division.
Il est le pouvoir de la division inconsistante et toujours rejouée qui arrache la politique aux diverses figures de l’animalité: le grand corps collectif de la zoologie des ordres justifiée dans le cercle de la nature et de la fonction, ou bien le rassemblement haineux de la meute.
La division inconsistante de la polémique égalitaire exerce cette puissance d’humanisation à travers des formes historiques spécifiques. À l’âge démocratique moderne la division déclassifiante a pris une forme privilégiée, dont le nom est tout à fait tombé en défaveur, mais qu’il faut bien pourtant, pour savoir où nous en sommes, regarder en face. Cette forme privilégiée s’est appelée lutte des classes.
Contre le vieux rêve féodal du grand corps collectif divisé en ordres, avec ses nouvelles variantes savantes ou populistes, contre le nouveau rêve libéral des poids et des contrepoids de la société plurielle guidée par ses élites, la lutte des classes a proclamé et mis au cœur du conflit démocratique le pouvoir humanisant de la division. Être un membre de la classe combattante ne veut d’abord rien dire que ceci: ne plus être un membre d’un ordre inférieur.
Nommer l’opposition des bourgeois et des prolétaires, c’est constituer le lieu un d’une division polémique pour affirmer le non-lieu de toute répartition inégalitaire, de toute fixation d’espèces sociales sur le mode des espèces animales. Aussi la déclaration de la lutte des classes s’est-elle d’abord présentée sous deux figures disjointes mais également propres à dérouter les zoologistes qui en recherchent le secret dans le tréfonds des modes de vie populaires ou la distinction des couches ouvrières archaïques ou modernes, qualifiées ou déqualifiées. La première est formulée dans la naïveté feinte de ces brochures ouvrières qui prennent comme drapeau de combat l’affirmation qu’il n’y a pas de classes, la seconde dans la sophistication du théoricien qui proclame le prolétariat comme une non-classe de la société, comme la dissolution de toutes les classes.
La rencontre difficile de Marx et des prolétaires socialistes se joue sur le fil du rasoir de cette question paradoxale: comment penser l’opérateur de cette action de déclassification? Comment le nommer sinon encore du nom de classe?
Ce nom voudra alors dire deux choses contradictoires. D’un côté, il désignera la dissolution en acte des classes -soit aussi la dissolution de la classe ouvrière par elle-même, le travail sur soi qui l’arrache simultanément à l’animalité des corporations et à celle de la meute. Mais en même temps il fixera dans sa substantivité la classe qui opère la déclassification, ressuscitant ainsi le fantasme d’une bonne répartition des fonctions sociales, soit, en dernière analyse, la nouvelle figure du fantasme de l’Un bien ordonné. Tous les conflits du mouvement ouvrier ont eu en leur cœur la nomination de cette classe non-classe, de cette substantialité insubstantielle.
Marx a cru donner à la contradiction sa forme adéquate dans la figure du parti qui unit les prolétaires en divisant la classe dont il est le parti. Que cette figure se soit révélée historiquement comme la plus redoutable des figures de l’Un asservissant propre à substantifier ensemble toutes les autres, en cumulant les pouvoirs de l’incorporation imaginaire, de la stratification féodale et de la solitude des individus effrayés, cela ne fait aucunement disparaître le problème.
L’oubli de Marx, si écrasant que soit le poids des bonnes raisons dont il s’autorise, risque fort d’oublier en même temps l’autre côté de la contradiction: le mouvement qui a nourri les démocraties du pouvoir déclassifiant, démassifiant, de la lutte des classes.
Si fort en effet que la démocratie se soit appliquée à réduire la lutte des classes comme une incongruité dans un ordre libre, égal et fraternel, si fort que la lutte des classes se soit employée à dénoncer la démocratie comme l’alibi de la domination, elles se sont trouvées nouées l’une à l’autre, échangeant les pouvoirs de l’Un qui dénie l’exclusion et du deux qui la révèle et rouvre le conflit, donnant chacune à l’autre sa culture, chacune formatrice et civilisatrice de l’autre, mieux que toutes les mœurs douces, les libres services et les libres échanges des corps et des marchandises.
L’oubli de Marx est alors l’oubli de cette simple question: Qu’est-ce qui, au delà de la lutte des classes, peut jouer le rôle de la division qui sépare le demos de l’ochlos?
De même que le progressisme pur -la foi pure dans les pouvoirs du temps- succède au progressisme de la société en marche vers la réalisation de son telos, ce qui succède au marxisme oublié, c’est un hégélianisme abâtardi: la réalisation pacifique de la raison par le gouvernement des savants sur fond de médiocratie consommatrice et consensuelle. L’ochlocratie se réalise sous la forme du gouvernement des savants seul propre à gérer l’harmonie disharmonieuse des foyers de jouissance multipliés.
La postdémocratie, c’est peut être l’exacte coïncidence de l’ochlocratie avec son contraire supposé, l’épistémocratie, le gouvernement des plus intelligents émergeant tout naturellement des règles de l’institution scolaire pour mener à bien la gestion exactement calculée de l’infinité des foyers de jouissance petits et grands.
Seulement, comme on sait, la limite des gestionnaires de la jouissance, c’est leur difficulté à gérer deux ou trois sentiments connexes, moins aisément quantifiables et indiciables, la frustation, la peur et la haine.
Jacques Rancière